Carol Reed

N.T. Binh

Venu du théâtre, Carol Reed en conserva certaines qualités qui contribuèrent à la force expressive de son cinéma. Son goût de l’agencement dramatique, son amour des personnages et des acteurs qui les incarnent, son sens de la stylisation de l’espace et de la lumière caractérisent un cinéma intelligent, efficace et parfois inspiré. Il n’aimait guère se plier aux conventions du récit cinématographique, découpant ses intrigues en « scènes » autonomes, multipliant les apartés et les intrigues secondaires. Il avait en horreur les fins heureuses qui plaisaient tant aux producteurs. Sa culture du final tragique parut rafraîchissante en son temps. En fait, elle renvoie à la mythologie fataliste du « réalisme poétique » français d’avant-guerre, dans la lignée d’un Marcel Carné : Huit heures de sursis, c’est un peu le Quai des brumes de Carol Reed, l’anti-héros de L’Homme de Berlin a plus d’un trait commun avec celui du Jour se lève et la séquence finale du Troisième homme rappelle, indirectement, celle des Enfants du paradis, dans son impossibilité de résolution romanesque. Les défauts du cinéaste, que ne manquèrent pas de lui reprocher les critiques, rejoignent aussi son passé théâtral : la froideur d’un regard « frontal », celui du metteur en scène ou du spectateur qui assiste à une représentation, est souvent prise pour de l’académisme. Elle n’exprime en fait que le détachement nécessaire, selon lui, pour apprécier l’architecture du spectacle. Metteur en scène un peu trop sûr de son talent, bien que souvent indécis dans ses choix narratifs, Reed avait une propension à l’emphase et à la redondance qui, heureusement, savait se mettre au service d’un art puissamment visuel. Coups de théâtre, levers et baissers de rideau, insistance de la « musique de scène » : Carol Reed joue de tous ces procédés. Ennemi de l’ellipse, il s’amuse à manipuler le spectateur, mais a tendance, parfois, à le sous-estimer. S’identifia-t-il au génial Michel-Ange (Charlton Heston), refusant de dévoiler les secrets de son art à son irascible commanditaire, le pape Jules II (Rex Harrison), dans L’Extase et l’Agonie ?

On sait peu de choses de ses tous premiers films (1935-1937), petits budgets où il forge son apprentissage. En 1938, l’excellent Bank Holiday révèle une belle vivacité dans l’observation quotidienne, ainsi qu’une attirance déjà marquée pour le chassé-croisé mélodramatique. Solide évocation du milieu minier adaptée d’un roman d’A. J. Cronin, Sous le regard des étoiles témoigne d’une ambition plus importante : anticipant sur Huit heures de sursis, ce film, admirablement interprété par Michael Redgrave, conjugue adroitement le combat social collectif et l’itinéraire individuel. Mais il est permis de prendre plus de plaisir au diptyque policier que Reed tourne avec son actrice favorite de l’époque, Margaret Lockwood : A Girl Must Live et The Girl in the News ; visuellement très inventifs, d’inspiration nettement hitchcockienne, ces divertissements mélangent avec bonheur le suspense, la satire et l’intrigue amoureuse, tout en laissant le cinéaste donner libre cours à son amour de la vignette et de l’aparté pittoresque. Tout comme la séparation des amants dans l’épilogue de Sous le regard des étoiles, le coup de théâtre final de The Girl in the News témoigne d’une volonté déjà affirmée de se démarquer des happy ends convenus. Un nouvel élément vient enrichir le cocktail d’angoisse et d’humour, dans Night Train to Munich (1940) : la propagande antinazie. Sans égaler Une femme disparaît, écrit l’année précédente par les mêmes scénaristes, Frank Launder et Sidney Gilliat, il s’agit d’un agréable film poursuite qui multiplie les faux-semblants : dans plusieurs séquences, l’agent double Rex Harrison devient le nazi le plus improbable de l’histoire du cinéma. Le clou ferroviaire tant attendu est surpassé par un épilogue très graphique dans les cabines de téléphérique d’un poste frontière. Deux autres films de l’époque, Kipps (d’après H. G. Wells, avec Michael Redgrave) et The Young Mr. Pitt (1942, avec Robert Donat) racontent, de manière sans doute trop sage, des destins d’individus confrontés à leurs idéaux et aux exigences de la représentation sociale.

L’effort de guerre sollicite de nombreux talents du cinéma britannique et Carol Reed y participe activement. Véritable redécouverte, L’Héroïque parade (The Way Ahead), malencontreusement cité dans plusieurs filmographies comme un documentaire, est l’une des grandes réussites du réalisateur : portrait communautaire de soldats à l’entraînement, le film bénéficie de percutants dialogues (signés Eric Ambler et Peter Ustinov, qui fait une brève apparition en bistrotier français !), d’une distribution superbe et d’une inoubliable séquence de bataille finale, noyée dans un nuage de poussière et de fumée.

L’après-guerre va faire de Carol Reed l’un des cinéastes les plus prestigieux de la scène internationale, avec trois grands succès : Huit heures de sursis, Première désillusion et Le Troisième homme. Tous trois confrontent l’épreuve personnelle d’un homme à l’hostilité sociale qui fait vasciller les certitudes : respectivement, un membre de l’IRA traqué comme un gangster (James Mason), un majordome d’ambassade qui étouffe dans le culte du paraître (Ralph Richardson) et un écrivain qui fait son deuil de l’amitié et de la solidarité humaine (Joseph Cotten)… Dans ce monde où s’effondrent les repères, Carol Reed tisse un univers plastique au noir et blanc tranchant, aux clair-obscurs ambigus et à la profondeur de champ oppressante. Le rêve d’évasion ne débouche que sur un avenir sans issue. Au cynisme qui menace ses protagonistes, il oppose le regard vulnérable de vibrants personnages féminins ou, mieux encore, la vision décalée de l’enfance, dans Première désillusion (le point de vue d’un jeune garçon sur la folie du monde adulte se retrouvera à plusieurs reprises chez Reed, notamment dans L’Homme de Berlin, L’Enfant et la licorne et Oliver).

La suite de sa carrière ne rencontrera pas les mêmes faveurs de la critique, ni du public. Elle contient pourtant de remarquables variations sur des thèmes qui lui sont chers, en particulier celui de l’anti-héros voué à l’errance et au déracinement. Trevor Howard gesticule et braille à l’envi dans une emphatique, mais passionnante adaptation du Banni des îles de Conrad (où brille aussi Ralph Richardson, étonnamment grimé en capitaine Lingard). James Mason, dans l’une de ses compositions les plus énigmatiques, est L’Homme de Berlin, film d’espionnage d’une glaçante inhumanité, dont l’issue est une version tragique du passage de frontière de Night Train to Munich.. Alec Guinness, enfin, est le faux espion désenchanté d’une pochade misanthrope, Notre homme à la Havane, troisième collaboration du cinéaste avec l’écrivain et scénariste Graham Greene.

Les années soixante et soixante-dix seront celles du déclin artistique, où Carol Reed semble n’être devenu qu’un consciencieux illustrateur de scénarios. Des personnages courent toujours à leur perte, comme Laurence Harvey en escroc menacé de paranoïa dans Le Deuxième homme (1963), ou Anthony Quinn, exténuant dans le rôle de L’Indien (1970). Mais même dans ses films les plus mineurs, les plus indifférents, Carol Reed ne bâcla jamais son travail ; le soin du détail, la précision du cadre, l’excellence de castings suggérant la folie sous-jacente de ses personnages sont des qualités auxquelles, jusqu’au bout, il resta fidèle. Tour à tour portée aux nues, puis dédaignée, son oeuvre restera comme un modèle d’intégrité traversée de précieuses fulgurances.