Un maître oublié du cinéma japonais

Max Tessier

Parmi les nombreux cinéastes japonais occultés par la gloire (justifiée) du trio Mizoguchi-Ozu-Kurosawa, figure en bonne place Tomu Uchida, dont aucun film n’est jamais sorti en France, et dont les histoires générales du cinéma ne citent pratiquement que La Terre (1939), comme chef-d’oeuvre du réalisme social. Pourtant, Donald Richie et Joseph L. Anderson le présentent dans leur livre (1) comme « une des figures majeures créatrices du nouveau réalisme », ajoutant plus loin que « Uchida, non seulement contribua au nouveau réalisme cinématographique, mais prouva aussi dans ses oeuvres de la première période que les adaptations littéraires n’avaient pas besoin d’être désespérément littéraires et que les pièces théâtrales et les romans, s’ils étaient correctement traités, pouvaient devenir du cinéma ». Ce qu’il continua à prouver jusqu’à la fin d’une carrière prolifique et surprenante, que ce soit dans le domaine des films contemporains ou celui des « films d’époque » (jidai-geki), où il était passé maître.

Au Japon, Uchida est toujours considéré comme l’un des pères fondateurs du cinéma national, et le Film Center de Tokyo lui a déjà par deux fois rendu hommage, en 1971 (juste après sa mort), et en 1992. Ses responsables, notamment M. Tomonori Saeki, et des historiens comme Tadao Sato, Akira Iwasaki ou Naoki Togawa, ont maintes fois signalé son importance historique et esthétique, aussi bien que politique (il a été l’un des nombreux cinéastes japonais influencés par le communisme dans les années trente, lorsque le Japon entrait dans l’ère militariste). Et de rappeler aussi que les caractères chinois de son prénom Tomu signifient « vomit les rêves », et qu’il a effectivement recréé une pléiade de rêves sur les écrans, avec un sens particulier de l’expérimentation dans chacun des genres qu’il a abordés.

De son vrai nom Tsunejiro Uchida, il était né en 1898 à Okayama, et quitta son lycée pour s’installer à Yokohama, où les camarades de sa bande le surnommèrent « Tom de Yokohoma », qu’il japonisa en « Tomu ». Il fréquenta assez tôt les milieux du cinéma, lorsque celui-ci n’était pas tout à fait une industrie, et devint acteur, notamment dans les films du pionnier « hollywoodien » Thomas Kurihara (Amateur Club, 1920) et de l’un des pères du cinéma japonais, Shozo Makino, s’associant également à des troupes théâtrales itinérantes, grâce à quoi il parcourut tout le Japon, et découvrit la « vraie vie ». En 1926, il rejoignit la compagnie Nikkatsu, et tourna son premier film, Trois jours de compétition, une comédie suivie de beaucoup d’autres. Il contribua avec Ito et Kinugasa, à créer le « film à tendance », avec des comédies satiriques très personnelles comme Une poupée vivante (1929, avec l’acteur Isann Kosugi, qui jouera dans plusieurs de ses films), ou Le champion vengeur (1931, avec l’acteur « nihiliste » Denjiro Okochi), aujourd’hui perdues. A la fin du Muet, il tourna un film policier « exemplaire » d’une stupéfiante virtuosité technique, précisément intitulé Le Policier (1933), et dont la censure devait infléchir le caractère : « La censure m’a empêché de décrire les souffrances intérieures et la vie en tant qu’être humain d’un policier (…). Par conséquent, le thème qui était celui du « policier être humain » est devenu celui du « policier courageux » (Uchida).

Uchida devint rapidement l’un des principaux metteurs en scène des studios Tamagawa de la Nikkatsu, et s’imposa par des films marquants comme Le théâtre de la vie (1936), La ville nue, et L’avance éternelle (1937), ce dernier adapté d’un feuilleton de magazine écrit par son collègue Ozu. Mais le plus important des films de cette époque reste sans conteste La Terre (1939), tourné contre la volonté de la Nikkatsu, quasi-clandestinement, entre deux films jugés plus commerciaux. Cette chronique documentaire sur la vie impitoyable d’une famille de paysans au fil des saisons peut être comparée à Farrebique, de Georges Rouquier, en plus noire. Malgré les difficultés de production et la censure, le film, contre toute attente, s’avéra être un succès, et reste un classique du cinéma. « Pour moi, le tournage de ce film a été très dur. Ce qui m’intéressait là, c’était les problèmes de la vie des villages au Japon. L’époque décrite dans le roman (de Takashi Nagatsuka) n’est pas la nôtre, mais, au moment du tournage, on pouvait encore trouver dans les villages des problèmes non résolus du type de ceux qui étaient décrits dans le scénario. (…).Mon approche a beaucoup changé jusqu’à maintenant, mais, même aujourd’hui, je tiens toujours à présenter la vie simplement et sans détours. C’est aussi pour cela que La Terre a été si dur à tourner ». (Uchida)

Après avoir tourné deux autres films, Uchida finit par partir pour la Mandchourie (alors colonie japonaise) en 1945, une décision qui devait grandement influer sur sa vie. Fait prisonnier par les chinois pendant la débâcle japonaise il resta volontairement plusieurs années en Chine comme conseiller technique, et contribua, dit-on, à la naissance du cinéma chinois révolutionnaire, après 1949. Cette curieuse parenthèse se termina en 1953, lorsqu’il rentra au Japon, après huit ans d’absence. Grâce à sa célébrité d’avant-guerre, il retrouva son rang de metteur en scène, cette fois à la Toei, et fit sa rentrée cinématographique en 1955, avec Le mont Fuji et la lance ensanglantée, un jidai-geki tragi-comique, tournant la même année deux mélodrames sociaux, Le bar du crépuscule, et Chacun dans sa coquille. Son sens aigu du réalisme social devait culminer dans sa puissante adaptation-fleuve d’un roman de Tsutomu Minakami, Le détroit de la faim (1964), fable morale portée par l’acteur Rentaro Mikuni, qui devint un classique après avoir été pratiquement interrompu par les producteurs.

Mais le Uchida d’après-guerre reste essentiellement celui du film d’époque, genre dans lequel il s’affirma comme un maître chevronné, dans une tonalité différente de celles de Mizoguchi ou Kurosawa, plus « humanistes » et modernes. Outre plusieurs transpositions imaginatives du Kabuki, dont La route des malandrins (1956) ou La Renarde folle (1962), et le fameux Meurtre à Yoshiwara (1960), mélodrame flamboyant, il s’attela à la transposition cinématographique de deux romans-fleuves mythiques de la littérature populaire, Le Passage du Grand-Bouddha (1957-59, en trois parties, avec Chiezo Kataoka, ancien acteur du Muet devenu une star), oeuvre « nihiliste » de Kaizan Nakazato retraçant les péripéties d’un samourai pris d’une folie meurtrière, et Musashi Miyamoto (1960 à 1965, en cinq parties, malheureusement indisponible), fresque martiale passionnante inspirée de l’oeuvre d’Eiji Yoshikawa, avec Kinnosuke Nakamura.

Après un remake du Théâtre de la vie (1968), qu’il avait déjà tourné en 1936, Tomu Uchida, malade, entreprit la réalisation de Duel à mort en 1970, adaptation finale, par le vétéran Daisuke Ito, du roman d’Eiji Yoshikawa, mais mourut pendant le tournage, laissant un film imparfait. Comme son ami Daisuke Ito, autre maître du film historique (et à qui il faudra bien consacrer une rétrospective), Tomu Uchida a cristallisé les passions sociales, politiques et artistiques d’une époque cruciale du Japon moderne, avec une vitalité et un amour du cinéma que l’on chercherait en vain dans le cinéma japonais actuel. Il était comme le dernier grand artisan d’un système de production et d’une conscience professionnelle scrupuleuse que l’on peut considérer comme disparus. Seuls ses personnages, souvent hantés par leur passé, lui font écho dans ses films, dont beaucoup sont des jalons du cinéma japonais dit classique.

(1)The Japanese Film: Art and Industry, par Joseph L. Anderson et Donald Richie (Princeton University Press, 1982)