Sergueï Bodrov

Marcel Martin

Il a fait une entrée remarquée sur la scène internationale avec La liberté, c’est le paradis, à l’époque où déferlaient sur les écrans les films naguère malmenés ou interdits par la censure de Brejnev. Le sien était un produit de la perestroïka et sa liberté d’inspiration et d’expression traduisait avec éclat les changements survenus dans ce qui était encore l’Union Soviétique. L’aventure de Sacha, gamin de treize ans interné dans un centre de rééducation et qui s’en évade pour aller retrouver son père dans le camp de travail où il croupit, c’est la révélation bouleversante d’un amour filial et d’une rage de vivre qui justifient le slogan qu’il s’est fait tatouer sur un poignet et qui donne son titre au film. Son périple à travers la Russie, à la fois picaresque et initiatique, le conduit à des retrouvailles qui sont un moment de grande qualité émotionnelle. On a évidemment cité en référence Les 400 coups mais on aurait dû évoquer aussi Le Chemin de la vie dans la recherche des ascendances.

Les connaisseurs du cinéma soviétique, en cette prolifique et féconde période de transition entre les contraintes de la raison d’Etat et les trompeuses licences de la loi du marché, n’ignoraient pas l’existence de Sergueï Bodrov depuis la présentation dans divers festivals, dont celui de La Rochelle en 1990 de son premier film, qu’il revendique comme tel, Les Amateurs. Il y mettait en scène et en crise un groupe de jeunes musiciens rock voyageant dans un bus fatigué à travers les steppes du Kazakhstan pour faire connaître leurs compositions à des ouvriers et des paysans qui n’y prenaient pas grand intérêt. De plus, leur pèlerinage se changeait peu à peu en calvaire quand ils se retrouvaient sans argent et affamés, le salut venant des pensionnaires d’un hospice de vieillards qui les invitaient à se produire, en échange d’un repas, d’où une rencontre pleine de gravité et d’émotion entre ces êtres voués, chacun à leur manière, au mal de vivre. Le cinéaste a ainsi défini son propos : « Le film parle des temps où les gens étaient la proie d’un sentiment de désespoir et où il semblait que rien ne pourrait changer. Les jeunes voulaient chanter des chansons gaies. Les vieux, inutiles et oubliés, voulaient mourir dans leurs hospices. J’ai éprouvé une grande compassion pour les uns et pour les autres. C’était mon devoir de faire un film sur eux et de le faire comme je l’ai fait, amer et sans consolation ». Lors de la réalisation, la perestroïka débutait à peine et le film a dû attendre deux ans l’autorisation de sortie, pour d’évidentes (mauvaises) raisons : ces jeunes sont des « non professionnels », c’est à dire qu’ils n’ont pas d’existence aux yeux de la loi, leurs chansons ont été interdites et leur musique est suspecte, ils rencontrent une femme dont le fils est mort en Afghanistan. Pour nous, la sobriété quasi documentaire de la mise en scène et la ferveur de la description des rapports humains font tout le prix de ce beau film.

Après La Liberté, c’est le paradis, Bodrov réalise Les Joueurs de cartes et cette fois il est en plein dans l’un des courants majoritaires de la production du moment, le film de gangsters suscité par la profusion d’argent sale (qui s’investit en masse dans les films bassement commerciaux) et la criminalité qu’elle engendre. Les protagonistes sont des tricheurs professionnels qui ne reculent pas devant le meurtre pour récupérer les dettes de leurs partenaires abusés. Le thème et le style de l’oeuvre suggèrent l’influence du thriller américain encore qu’assez lointainement par rapport aux classiques du genre, même si l’on peut déceler dans l’image finale d’un cadavre flottant sur l’eau un clin d’oeil aux admirateurs de Sunset Boulevard.

Le cinéaste poursuit dans la même veine du film noir avec Je voulais voir les anges, dont le héros arrive à Moscou sur sa vieille moto pour exécuter un meurtre commandé par son chef. Mais sa rencontre avec une adolescente marginalisée, dont il tombe amoureux, va perturber son plan de travail tout comme sa passion de la route libre, son film préféré étant Easy Rider, préférence bien naturelle dans cette coproduction avec les États-Unis. Mais l’intrigue évoque aussi A bout de souffle comme archétype possible du conflit entre les affaires et les sentiments et Bodrov y injecte ce qu’il faut de tension et de désinvolture à la fois pour que le film témoigne de la compréhensive attention qu’il porte aux rêves des jeunes russes imbibés de culture américaine. Les russes qui apparaissent dans Roi blanc, reine rouge ont aussi des rêves, qui pour l’instant ne les ont menés qu’en Suisse où ils rencontrent un compatriote, ancien champion d’échecs exilé de longue date, qui aimerait bien bavarder avec eux mais suscite une confuse méfiance chez ces touristes encore marqués par l’idéologie soviétique de réprobation à l’égard des « dissidents ». Le style plus appliqué qu’inspiré de cette coproduction française est décevant car Bodrov semble s’y comporter, lui aussi, comme un touriste devant les paysages suisses et ces russes de passage.

Le Prisonnier du Caucase a reçu l’année dernière, à Cannes et dans d’autres festivals, un accueil très flatteur, ainsi que le Felix du meilleur scénario européen. Bodrov y renoue avec l’histoire russe dans une très libre adaptation d’un récit de Tolstoï (non cité au générique) qui lui a fourni son « point de départ, une réflexion sur la guerre et la paix ». Mais l’écrivain avait pris parti pour la Russie lors de la sanglante « pacification » de la Tchétchénie au XIXè siècle alors que le cinéaste a condamné l' »intervention » contre les indépendantistes et leur donne le beau rôle dans le conflit anonyme qu’il met en scène, à la fois, dit-il, comme une « tragédie », liée à la question du sort des prisonniers, et une « comédie », due à la présence d’un lieutenant cynique et sarcastique aux côtés du jeune soldat idéaliste qu’interprète solidement le propre fils du réalisateur. Ce film remarquable, où l’onirisme s’insère avec bonheur dans le réel, mérite une sortie en salles, attendue en vain jusqu’ici. Bodrov, qui travaille actuellement à un projet en coproduction avec la France, s’affirme comme une valeur sûre du cinéma russe quand il reste enraciné dans sa culture nationale.