Manuel Poirier

Claire Vassé

En octobre 1992, La Petite Amie d’Antonio de Manuel Poirier allait marquer le cinéma français à double titre. Economiquement d’abord, puisque c’est dans le contexte de sa sortie qu’allait être créée l’ACID (1), soutenant ce film qui, ayant à peine eu le temps de faire 15 000 entrées, était déjà retiré de l’affiche pour laisser la place à une production beaucoup mieux armée : Christophe Colomb. Surtout, cette histoire d’une jeune fille un peu paumée et de son petit ami, un jeune ouvrier espagnol, était porteuse d’une nouvelle réjouissante pour le cinéma : l’entrée en scène d’un nouveau talent, atypique et très prometteur. Le réalisateur d’origine péruvienne bousculait la réputation du cinéma français, accusé bien souvent de nombrilisme, de parisianisme et d’indifférence aux réalités sociales. Il apportait la preuve de la capacité du cinéma français à parler de la province, des milieux modestes et du métissage.

On ne trouve pas chez Manuel Poirier de scénarios ingénieux, de mouvements de caméra audacieux, de situations pittoresques, mais simplement une confiance limpide dans le cinéma et le désir de filmer des gens qui sont là sans que l’on sache très bien comment, tant ils surgissent rapidement dans la vie des uns et des autres, ainsi que dans celle du spectateur. Et si ses films nous mettent d’emblée en présence de leurs personnages principaux, sans aucun préambule, c’est qu’ils sont aux antipodes des règles traditionnelles de la dramaturgie, avant tout soucieuses d’installer une situation initiale de laquelle découlera une crise et sa résolution. Il ne s’agit pas de mettre de l’ordre dans la vie pour en faire le récit, il ne s’agit pas non plus de nier les états de crise, il s’agit seulement de ne pas donner l’illusion qu’ils sont la moelle de la vie, moments essentiels entre lesquels plus rien n’existerait vraiment. Et si les scènes d’affrontements sont encore assez nombreuses dans son premier film (notamment entre Claudie et sa mère), elles ne ponctuent aucune évolution mais restent en suspens, irrésolues.

… à la campagne confirme avec évidence tous les espoirs que suggérait La Petite Amie d’Antonio. Indéniablement plus ambitieux, ce deuxième film radicalise le refus de se soumettre à tout impératif d’efficacité narrative. L’intensité des sentiments et des blessures, sous-entendue mais jamais clairement exprimée, suggère des crises possibles et dissémine une tension diffuse sur l’ensemble du film. De là vient le caractère terriblement vivant de l’univers de Manuel Poirier, non soumis à l’éclairage direct d’un enjeu dramatique. La disparition de l’héroïne principale au milieu du film crée un manque qui appelle un dénouement mais jamais sur le mode du suspense : ce serait là affirmer l’emprise d’un événement unique. Alors que la richesse du cinéaste est justement de nous montrer qu’aucun fait, aussi intense soit-il, ne peut avoir la prétention de résumer la vie. Le retour de Lila n’aura pas l’efficacité de la certitude mais l’évanescence du possible, du rêve ; les corps des deux amants ne s’unissent pas franchement mais se tournent autour et s’apprivoisent, dans un moment de grâce hors du temps.

« Ici, les points de repères ne sont pas les mêmes, on vit avec les saisons », explique Benoît le campagnard à Lila. On pourrait dire la même chose des films de Poirier, dans lesquels l’expression du temps est généralement laissée dans le flou. On ne sait jamais avec certitude la durée qui sépare une scène d’une autre, et l’on est parfois dérouté, comme c’est le cas dans Marion, lors de visite de la Parisienne chez les parents de la petite fille, qui succède sans aucune transition à la crise qu’elle a subie. Le dialogue nous apprend ici qu’une semaine s’est écoulée, mais le plus souvent, le cinéaste préfère nous abandonner à une chronologie assez lâche. Cette dilatation du temps est également dûe à la longueur inhabituelle de beaucoup de scènes. Très peu découpé, Marion finit par nous faire accéder à un vrai sentiment de la réalité avec ses plans séquences qui n’ont pas peur de s’étirer vers un insaisissable (ou improbable) point d’aboutissement, mettant en scène les flottements et les incertitudes de la vie. Et si Poirier prend un plaisir, évident depuis ses premiers films, à filmer les fous rires, les beuveries, les danses et les chansons, c’est qu’elles sont un autre moyen d’échapper à l’emprise d’une temporalité trop sage et conventionnelle.

Western pousse à l’extrême le brouillage, et se joue des repères qu’il avait à sa disposition. Le voyage de Paco est fixé à trois semaines durant lesquelles l’amour qui l’unit à Marinette devra être éprouvé. Mais le film n’exploite à aucun moment la précision dramatique du compte à rebours ; et si le road movie ne s’étend que sur une quinzaine de kilomètres, il n’empêche que nous sommes très vite désorientés par ces personnages qui donnent plus l’impression de tourner en rond et de déambuler que d’avancer. Privés d’indications précises, on se prend à regarder d’un oeil neuf et attentif cette petite portion de Bretagne sillonnée par Paco l’Espagnol et Nino le Russe. « J’ai tourné en scope parce que Western est une histoire de personnages humbles qui méritent bien le cinémascope », explique Poirier. C’est aussi parce qu’il est loin de Paris qui l’obligeait à tourner caméra au poing pour arriver à filmer la jeune Alice d’Attention fragile au milieu des bousculades d’un bus.

Curieux et respectueux du monde qu’il met en scène, Manuel Poirier est un cinéaste ancré, mais non coincé, dans le réel. A l’image de Paco alliant la croyance sincère au grand Amour et la certitude qu’il y a une femme faite pour soi dans chaque ville, il nous offre un univers ouvert et généreux. « Elle aimait les autres ; elle voulait pas qu’on la mette dans une petite boîte » dit-on de Caroline dans Attention fragile. C’est aussi ce que l’on a envie de dire de Manuel Poirier qui, loin de se cantonner dans un registre réaliste, joue également la carte du conte. Ses personnages possèdent parfois le mystère un peu inquiétant des histoires qui ont alimenté nos terreurs enfantines, comme c’est le cas par exemple avec le couple de Parisiens de Marion, qui renvoie à la figure de l’Ogre. Mettant en scène des communautés dans une campagne d’un âge d’or non pas perdu mais à réinventer, il ne pose pas un regard nostalgique mais utopique et confiant sur le monde. Amoureux des familles nombreuses (dans les contes, on a « beaucoup d’enfants »), il n’hésite pas non plus à multiplier les parents, comme dans la scène finale de Western. Quand on aime, on ne compte pas…

(1) L’Agence du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion a pour but de favoriser la diffusion du cinéma indépendant, notamment en finançant des tirages de copies.