Les calligraphes italiens au début des années 40

Raymond Borde, André Bouissy

L’entrée en scène massive des intellectuels autour de l’année 1940 devait avoir des conséquences très variées et qui n’allaient pas toutes dans le sens du réalisme. C’est ainsi que le mot d’ordre d’Ugo Ojetti : « En Italie, l’art doit être italien », traduit une préoccupation commune à toute la critique d’alors, mais aussi, sous cet air péremptoire, une grande incertitude quant au contenu et à la forme d’un art à créer de toute pièces sur les ruines de l’ancien cinéma.

Tout contribue à perpétuer cette incertitude, et d’abord d’évidentes raisons politiques : « Jusqu’ici notre revue n’a pu donner du cinéma qu’une vision purement technique et esthétique » (De Santis, 1943). Dans l’impossibilité où elle se trouvait de proposer un contenu nouveau, la critique s’épuisa longtemps à rechercher un style national dans le pur domaine des formes, des traditions plastiques. Dès 1935 on s’était mis en tête des « grandes constantes » de la peinture italienne du passé, de Giotto à Caravage, en passant par les siennois et les quattrocentisti, « avec l’illusion, comme écrira F. Venturini, d’y découvrir la quintessence du génie de la race, qu’il suffira d’injecter par piqûres intraveineuses au cinéma italien. Ce fut la une limite de la plupart de nos critiques que ce préjugé archéologique, cette prétention de découvrir dans les manuels d’histoire de l’art les secrets de l’originalité créatrice. »

A cette incertitude de la critique en quête d’un style introuvable, faisait pendant le formalisme effréné de ces jeunes metteurs en scène pétris de culture littéraire, picturale et cinématographique, que de Santis devait baptiser les « Calligraphes » et qui ont nom Mario Soldati, Alberto Lattuada, Renato Castellani et Fernando Maria Poggioli.

Les Calligraphes adoraient les drames en costumes, les cadrages raffines, ils jouaient avec les plis d’une robe, les fouillis de dentelles. Ils étaient les peintres exquis de l’attitude, les chantres du Lac de Come. Ils avaient leurs personnages favoris – officiers fringants, demi-mondaines de grand style et maris à monocles – et leurs situations-clé – duels au petit matin, promenades en barques, ruptures dans les fiacres et parties de billard au Cercle Militaire.

Parler a leur sujet, comme le fait Antonio Pietrangeli, d’une « lente reconquête du paysage italien ~, du « désir peut-être confus de peindre une Italie vivante et non conventionnelle », c’est vouloir intégrer, a tout prix, au mouvement national de rénovation culturelle des artistes qui étaient fort loin des problèmes de l’ltalie concrète et qui « faisaient » dans l’esthétique comme on tourne des films d’évasion. L’argument de la défense – la Calligraphie, alibi de créateurs qui refusaient l’engagement fasciste – ne saurait transformer les Calligraphes en opposants. Lattuada a certes réussi a surmonter sa crise d’originalité juvénile et a s’orienter nettement vers le réalisme social, mais la carrière ultérieure de Soldati et de Castellani prouve que le formalisme de leur jeunesse n’était pas seulement une position de repli.

Les peintres du Quattrocento se refusant décidément a livrer la recette du style cinématographique national, on se tourna vers la littérature. Les spéculations hasardeuses sur le nombre d’or reculèrent, a partir de 41-42, au profit de l’intérêt nouveau pour la littérature narrative du XIXe siècle. Il s’agissait cette fois d’une source plus féconde. Bien sur, il n’était pas encore question d’aller a l’essentiel, a la réalité sociale. A Capuana, Fogazzaro, de Roberto et surtout de Marchi, on demanda un prétexte a l’évocation nostalgique d’un passe récent (l’époque umbertina, la « belle époque » des Italiens). Des romans populistes, revendicatifs comme ceux de Matilde Serao, inspirèrent a des raffines des gravures en taille-douce, d’un goût nettement « crépusculaire », « passéiste ». Via delle cinque lune de Chiarini (1941) est a cet égard une manière de chef-d’oeuvre. Piccolo mondo antico (1941) et Malombra (1942) de Soldati, Gelosia de Poggioli (1942) sont des traductions cinématographiques assez froides, mais intéressantes, de Fogazzaro et de Capuana.

Dans tous ces films on trouve une sorte de détachement aristocratique qui a son charme, un appel a la complicité du public cultive. Mais de la vie, de la passion, des éléments polémiques du modelé littéraire, rien ou presque ne passe sur l’écran.

Le néo-réalisme ira parfois, lui aussi, chercher ses sujets dans la littérature du XlXe siècle, mais ce sera pour y découvrir la racine de problèmes toujours actuels : la lutte des pécheurs siciliens contre les monopoles d’achat (La terra trema) ou le boycott par les classes dirigeantes de l’initiative nationale-populaire (Senso). Il y a, en somme, deux façons de retourner au XIXe siècle, la façon néo-réaliste de Visconti et celle, « crépusculaire », du Blasetti d’Heureuse époque (Altri tempi). La Calligraphie, en 40-42 comme en 52, se situe aux antipodes du néo-réalisme.

(in Le néo-réalisme italien, Cinémathèque Suisse)