Le cinéma tchèque du muet au parlant

Philippe Haudiquet

Le Bataillon, c’est le nom d’un estaminet praguois du siècle dernier où, parmi les clients qui se réchauffent ou se perdent, vient échouer un avocat connu, que sa femme a trahi avec un militaire. En visualisant les phantasmes du Dr. Uher, étonnants de réalisme parfois, et en inscrivant son drame dans le contexte de ses déambulations, le réalisateur confère au personnage une densité rare, et à la réalité qui l’environne les dimensions d’une fresque sociale inhabituelle : on est frappé ici par la variété des lieux visités par la caméra, par le nombre de personnages bien dessinés dont elle fixe l’image. Dans un film placé sous le signe d’une fraternelle compassion – celle que manifestent les habitués du « Bataillon » pour leur compagnon en rupture de classe – on n’est pas prêt d’oublier, à côté de figures caractéristiques, mais jamais pittoresques, ces filles de la campagne débarquées à Prague, proies du bourgeois fortuné ou de l’apache-marlou, ou cette mère de famille qui s’échine à la tâche. Bien des motifs fixés dès 1927, dans ce « Bataillon », réapparaîtront, au fil des années, dans le cinéma tchèque.

Karel Anton place justement, au coeur de Tonischka (1929), quelques décennies plus tard, une de ces filles de la campagne, dont la mère et le fiancé ignorent les activités urbaines, et pour cause puisque Tonischka est la pensionnaire fêtée d’une maison huppée… Elle en sera chassée un jour, comme elle sera chassée de son village natal, par les pharisiens, qui ne pardonnent pas, en particulier à une femme, un « écart ». C’était en réalité un geste de compassion : sur une requête de l’intéressé, transmise par la police, Tonischka a assisté, dans ses derniers instants, un condamné à mort. Cette histoire, qui tient de la fable ou du conte, a été tirée d’un fait-divers et mise en forme par Egon Ervin Kisch, journaliste engagé fort célèbre. Elle a été adaptée par Benno Vigny (co-scénariste de Peter Lorre, pour Un homme perdu) et par Willy Haas (éditeur des « Lettres à Milena » de Kafka) : à l’époque du film, notamment, tel est l’intérêt provoqué par le cinéma en Tchécoslovaquie, qu’écrivains et réalisateurs travaillent volontiers ensemble à des oeuvres qui n’ont cependant rien de littéraire. Témoin cette Tonischka où Karel Anton sait traduire les états par lesquels passe son héroïne, la joie et la mélancolie, la peur et le désespoir dans un langage visuel approprié, où se combinent les genres. Ainsi, pour évoquer l’univers de la prison et, plus tard, l’ambiance de la ville où se perd Tonischka, Anton adopte-t-il un style expressionniste, le mieux capable de conférer aux images les apparences de quelque mauvais rêve.

Telle est la vie (1929), chronique en sept chapitres de la vie d’une lavandière et des siens, ne ressemble à pas grand chose que l’on connaisse jusqu’alors. Il relève d’un réalisme épuré, économe, d’un cinéma du comportement, où les geste, jamais feints, font croire d’emblée aux personnages : la mère à sa lessive ou à son fer à repasser, le père à sa pelle, la fille (manucure) à ses ciseaux à ongles. Tel est l’art du réalisateur que les comédiens se confondent avec les personnages qu’ils interprètent.

Axé en premier lieu sur la lavandière, sur ses tâches répétées et ses soucis domestiques, Telle est la vie témoigne, dans la peinture des êtres, d’un sens aigu de leur complexité, jusque dans l’imprévisible de leurs réactions. Travaillant dans un registre quotidien homogène, le réalisateur Karl Junghans sait modifier le ton à propos pour suggérer un moment de bonheur exceptionnel ou pour amener une scène dramatique. Il sait aussi mettre en évidence, dans un film qui n’est pas revendicateur, des réalités criantes : un bureau de placement où les tâches sont distribuées à la tête des clientes, un cabinet médical où l’avortement est interdit aux femmes désargentées. Mais Junghans sait aussi faire naître l’émotion par d’autres moyens : telle image de branches, lourde de gouttes, comme engourdies, dans le cimetière, vers la fin du film, en dit plus que la prière fonctionnelle récitée par un prêtre lointain.

Gustav Machaty a déjà une longue pratique du cinéma, tant à Prague qu’à Hollywood, quand il écrit et réalise Erotikon ; à 28 ans, à partir d’un sujet du poète Vítezslav Nezval. L’argument du film semble des plus minces : une jeune provinciale est séduite et abandonnée par un Dom Juan au physique de gravure de mode, mais lorsqu’elle le retrouve plus tard, s’étant mariée entre-temps, elle est prête à succomber de nouveau à son charme… Non dénué d’humour, le scénario, avec les coïncidences et les ruptures de ton qu’il comporte, a toutes les apparences d’un prétexte qui permet à Machat ‘y d’articuler, sur différents registres dramatiques, des moments forts dont la consistance s’impose par la seule vertu d’un style visuel raffiné. La pluie dehors, sur les vitres d’une maison de garde-barrière isolée, l’entrée d’un voyageur nocturne, le regard de l’hôtesse sous le coup de cette apparition, l’obligeance un peu naïve de son père – insensiblement Machat ‘y, en poète, met en place une des scènes majeures du film. Il y a chez le cinéaste une rare aptitude à créer, à distiller une ambiance par touches successives.

Il ne procède pas autrement dans  (1932), une oeuvre plus mûre, plus pleine aussi, peut-être. Son héroïne est une jeune femme qui, après un mariage décevant, retourExtasene chez son père, à la campagne. Elle rencontre là un ingénieur chargé de travaux, et connaît enfin l’amour. Le mari apprend sa liaison par hasard, et se suicide. Un tabou sépare désormais les amants. Cette histoire au fil ténu, Machaty la traite selon les moments, sur un mode ironique, dramatique ou purement lyrique, avec un remarquable sens de l’ellipse, qui suspend le temps, coupe court à toute explication, comme à tout moralisme.

Grâce aux cadres et aux éclairages qu’ont su trouver Machaty et son opérateur Jan Stallich pour photographier le lumineux visage d’Hedy Kieslerová (la jeune femme), les images d’extase amoureuse sont chargées d’une poésie sans doute unique dans l’histoire du cinéma. Mais leur beauté, l’émotion qu’elles dégagent résultent aussi de l’orchestration des scènes qui les précèdent, et d’abord celle où la jeune femme se baigne nue à un moment et en un lieu propices.

Le film avait été ruiné par une désastreuse version française projetée ici pendant des décennies. La présentation de sa version tchèque permet de le découvrir aujourd’hui dans sa plénitude originelle.

Entre Erotikon et Extase, Machaty réalise Du samedi au dimanche, un film qui s’attache à capter l’air du temps, comme l’avaient su faire Fejos (Solitude) ou Siodmak (Les Hommes le dimanche). Délaissant quelque peu ici les jeux dramatiques quasi abstraits, dans lesquels il excelle, Machaty plonge ici dans la vie la plus quotidienne pour évoquer, avec la complicité de Vítezslav Nezval, le week-end de deux jeunes femmes, disponibles aux loisirs qui s’offriront à elles, et proies éventuelles de messieurs fortunés. Mais l’intelligence des auteurs consiste à faire dérailler cette histoire prévisible, sans oublier un de ses accessoires majeurs, une liasse de billets de banque, aussi dangereuse qu’une bombe. Suivant de près ses personnages, c’est toujours en poète que Machaty construit son film, scène après scène. Une fois encore, il utilise avec bonheur la pluie pour favoriser une rencontre. Pluie qui tombe et glougloute dans les rues de Prague, la nuit : pour la première fois Machaty utilise le son et il le fait avec une invention, un à-propos, une ironie tels que son film est à coup sûr une des oeuvres les plus marquantes du cinéma sonore, encore à ses débuts.

Moins connu et donc moins célébré qu’Erotikon ou Extase, Du samedi au dimanche est au moins aussi hardi dans sa peinture des désirs et des sentiments. Mais ici, Machaty a su élargir, à partir des personnages, sa vision du monde et, sans jamais cesser d’être lui-même, témoigner de son époque non sans humour. De tous les films tchèques du cinéaste, Du samedi au dimanche est peut-être le plus accompli.