Gregory La Cava

Christian Viviani

Gregory La Cava est essentiellement connu chez nous pour Mon homme Godfrey. Réussite majeure de la comédie américaine, ce film se révèle finalement peu typique de l’inspiration du cinéaste. En effet, le rôle masculin y est prépondérant et Carole Lombard (excellente comme à l’accoutumée) y est indubitablement sous-employée. La carrière de La Cava a culminé entre 1935 et 1941 en une éblouissante série de chefs d’oeuvre, oscillant entre le rire et l’émotion. Ce feu d’artifice suffit largement à nous faire envisager La Cava comme la pièce qui manquait au puzzle splendide de la comédie américaine : il trouve naturellement sa place tout au sommet, à côté de Lubitsch, de Capra, de McCarey, de Sturges, d’Hawks et de Cukor.

Il n’a peut-être atteint son plein épanouissement que lorsqu’il a pu totalement maîtriser la parole. Les films qui subsistent de la période muette du cinéaste (une dizaine) pourraient ne pas être représentatifs de la vraie nature de son travail d’alors. Par ailleurs la qualité parfois médiocre des copies existantes ou leur caractère incomplet incite à un jugement critique prudent. Pourtant, la maîtrise est grande dans les deux « classiques » interprétés par W.C. Fields, ami et mentor de La Cava ; So’s Your Old Man, 1926, et Running Wild, 1927, seuls sans doute dans l’histoire du cinéma, laisseront une trace sans altération de ce qu’a pu être sur scène le génial comique des Ziegfeld Follies : aérien, agressif, anarchique, sans entraves.

L’adaptation au parlant s’est faite assez vite. Dès 1932, dans The Half Naked Truth, frénétique et caustique, La Cava retrouve l’assurance qui faisait le prix de ses deux films avec W.C. Fields. Il ne se contentera pas de cette forme retrouvée mais il se singularisera grâce à une approche particulièrement sensible et complice des personnages féminins. Sans que l’on puisse lui coller l’étiquette de « woman’s director », on peut lire sa filmographie comme un florilège. Les actrices, stars « assolute » (Irene Dunne, Constance Bennett, Claudette Colbert, Ginger Rogers, Carole Lombard), célèbres (Bebe Daniels, Corinne Griffith, Mary Astor, Lupe Velez, Fay Wray, Ann Harding, Joan Bennett) ou simplement épisodiques (Alice Joyce, Esther Ralston, Dorothy Wilson), brillent d’une intensité particulière dans une trajectoire dont le scintillement (verbal, intellectuel, visuel) est déjà la séduction dominante. Les seconds rôles féminins évitent tous le typage facile et laissent une empreinte inoubliable (Aileen Pringle, Pert Kelton, Alice Brady, Janet Beecher, Verree Teasdale, Queenie Vassar, Edna May Oliver). La distribution presque exclusivement féminine de Pensions d’artistes (Katharine Hepburn, Ginger Rogers, Andrea Leeds, Eve Francis, Ann Miller, Gail Patrick, Lucille Ball, Constance Collier et quelques autres) reste à jamais l’une des joies sans mélange du cinéma américain des années trente : Gregory La Cava réussissait en douceur, en nuances et en gravité, là où, dans Femmes, le pourtant aguerri George Cukor avait du mal à dépasser l’effervescence de surface et à éviter la misogynie. Deux des ratages intéressants du cinéaste (deux productions M.G.M. d’ailleurs, curieuse coïncidence) le sont à cause d’actrices qui ne l’inspiraient guère (Helen Hayes dans What Every Woman Knows, Mary « The Body » Mac Donald dans Living in a Big Way). Ce réalisateur, que l’on a décrit par commodité comme un spécialiste de la comédie, alterne en fait, tout au long de sa période la plus glorieuse, les comédies et les mélodrames (Femme d’honneur, Mondes privés), plus quelques films qui tiennent de l’un et de l’autre (Pension d’artistes, Unfinished Business), tous également centrés sur un personnage féminin. Si la Fille de la cinquième avenue fut un insuccès public, ce fut très certainement parce que La Cava y avait décidé courageusement que le personnage féminin pouvait se passer de vis-à-vis masculin.

Unfinished Business, oeuvre inclassable, curieux hybride entre Lettre d’une inconnue et la « screwball comedy », est révélateur de la « différence » de La Cava. Il comporte quelques faiblesses d’écriture balayées par l’audace du propos et fournit une clé psychologique essentielle pour comprendre toute l’oeuvre du cinéaste et sa modernité : l’idée que chacun d’entre nous porte en soi cet « unfinished business » (littéralement « affaire pendante« ), plaie affective mal cicatrisée, qui détermine son comportement. Film singulier, au charme évanescent et à la drôlerie parfois dévastatrice (Eugene Palette, majordome peu stylé, aux chaussures grinçantes ; scènes de griserie et d’ivresse dignes d’une anthologie ; mondanités épinglées avec rosserie). Par l’intermédiaire de cette héroïne étonnamment moderne (elle vit sa vie, gagne son pain, et même élève seule son enfant) La Cava nous donne la clé qui nous permet de comprendre toutes ses femmes. Tandis qu’Hollywood arrivait à faire croire au monde entier qu’on n’aimait qu’une fois et que le glamour seul engendrait l’amour, Gregory la Cava faisait entendre une autre ritournelle : si ses femmes aiment, elles ont déjà aimé ; si elles sont aimées, elles peuvent être mal aimées ; et si elles ne sont pas aimées, elles peuvent encore survivre. Car chez La Cava l’amour n’est considéré que comme un élément de la vie, un parmi d’autres, stimulant, agréable, mais pas indispensable. Pension d’artistes, qui élimine presque complètement toute intrigue amoureuse, insiste sur l’importance du travail. Cette dialectique de l’effort et de l’oisiveté apparaît dès le muet où elle est le ressort fondamental de plusieurs comédies.

Aux extrémités de l’éventail chatoyant des héroïnes de la Cava, on trouvera la Constance Bennett de Bed of Roses, prostituée, délinquante et escroc, ou la Ginger Rogers de Primrose Path, qui porte le poids d’une hérédité vénale. Cette sexualité exacerbée est le signe d’un malaise, existentiel plus encore que social, au même titre que la sexualité réprimée (Claudette Colbert, célibataire endurcie dans l’Epouse de son patron ; Ginger Rogers, sans attache, dans la Fille de la cinquième avenue ; Irene Dunne, mûre et encore célibataire dans Unfinished Business) et se révèle aussi lourde à porter. Le sens de la silhouette et de la gestuelle, ainsi qu’une direction d’acteur très libre, permettent à La Cava de suggérer au-delà de l’apparence imposée par les habitudes ou la censure. Bien que le mot ne soit jamais prononcé, nul doute que le sujet de Primrose Path ou de Bed of Roses soit la prostitution. Ailleurs, un vêtement féminin un rien trop strict suffit à laisser entendre avec aplomb le saphisme probable d’une amie dévouée (Janet Beecher dans Femme d’honneur) ou le non-dit, qui entoure un bienfaiteur masculin, ébauche une possible explication homosexuelle (Clive Brook dans le même film). Cette franchise discrète qui parfois prend l’allure d’une amoralité joyeuse ne verse jamais dans l’égrillard. Les héroïnes de La Cava sont toutes filmées avec une dignité remarquable.

La Cava, cinéaste féministe ? Sans doute pas. Cinéaste humaniste ? Certainement. L’humanisme est l’une des sources d’inspiration les plus nobles de ce que le cinéma américain a eu de meilleur. La Cava, grâce à une capacité peu commune à sympathiser avec ses personnages, en a été l’un des peintres les plus sincères. Ses films sont la quintessence du grand cinéma américain, tant stylistique (désinvolture de la structure dramatique, improvisation des comédiens, chevauchement du dialogue) qu’idéologique (la réussite n’étant que compromission, la libre entreprise prostitution, le travail un pis-aller et l’amour un état fugitif). Découvert maintenant, près de quarante ans après son dernier film, Gregory La Cava s’impose comme irremplaçable.