Giuseppe De Santis

Andrea Martini

Dix films en dix-huit ans (1946-1964), dont certains sont parmi les plus célèbres de l’histoire du cinéma italien, puis une absence du réalisateur qui s’est prolongée jusqu’à sa toute récente disparition. Un détachement précoce de la vie active du cinéma qui n’a pas été le résultat d’un libre choix revendiqué, comme celui d’un Rimbaud mais une exclusion dont il a profondément souffert (« C’était comme me priver de pain »). Et pourtant, à posteriori, on peut dire que l’aveuglement coupable des producteurs publics et privés, responsables sa longue inactivité à fini par faire ressortir la trajectoire fulgurante d’une carrière qui se condense dans certaines périodes aussi intenses que tourmentées. Les raisons pour lesquelles le nouveau cinéma italien né au début des années soixante, – par transformation, non pas en rupture avec le passé – a évincé l’auteur de Riz amer semblent aujourd’hui plus facilement compréhensibles, quoi que certainement incongrues et injustifiables. De toute évidence, la tentation de la modernité, si forte sous bien des aspects chez De Santis, devenait particulièrement intolérable, chez un auteur qui continuait à manifester une inaltérable fidélité au néo-réalisme.

Les travailleuses des rizières qui dansent le boogie woogie, qui mâchent du chewing gum, qui lisent des romans photo, et surtout qui exaltent leurs attraits physiques non seulement pendant les moments de repos, en sous vêtements et soutiens gorges, mais même au milieu de l’eau pendant l’effort du travail quotidien, voilà, dit-on ce que ne pouvait pas pardonner au metteur en scène une certaine gauche cinématographique qui se considérait détentrice de l’idée néo-réaliste. On a très probablement dû apprécier encore moins les références constantes aux modèles hollywoodiens et cette complaisance foncière du spectacle cinématographique qui passait à travers les mouvements hardis du travelling et les séquences explicitement inspirées du polar ou des comédies musicales. On ne pouvait accepter qu’un chantre de la culture paysanne et de ses valeurs comme De Santis, s’enlise dans le mélodrame, crée des vedettes, exalte l’érotisme et recherche le succès auprès du public, comme il l’a effectivement souvent trouvé. Son image élaborée, luxueuse, flamboyante, au besoin musclée, qui mêlait Renoir avec Pudovkin et Stenberg avec Lang, brisait les canons du nouveau cinéma de la réalité que lui-même, alors jeune critique, avait contribué à définir dans les pages de « Cinéma ». Les plans de Silvana Mangano et Vittorio Gassman, langoureusement allongés sur une montagne de riz amoncelé, dans un audacieux jeu d’hombre et de lumière, font le tour du monde (le film fut pressenti pour l’Oscar) mais suscite contre De Santis un mouvement de rejet assez similaire à celui qu’a connu dans ces mêmes années pour des motifs tout différents Roberto Rosselini.

Riz amer représente pour De Santis un « turning point ». C’est certainement le début de l’érosion du patrimoine de crédibilité idéologique acquis lors ses années de critique militante, avec la collaboration de Visconti (il avait été co-scénariste, assistant réalisateur et administrateur de fonds dans Ossessione) avec le film de montage Jours de gloire et avec son premier long métrage Chasse tragique, produit par l’association des partisans et lié au climat de l’après guerre. Mais c’est aussi l’occasion de libérer son énergie créatrice, de montrer sa capacité de créer des modèles narratifs tout à fait inédits, réélaborés, métissés, puisqu’il naissaient du croisement entre l’urgence réaliste (la pénible condition des travailleuses saisonnières dans les rizières) et la tentation baroque (la séquence finale avec Silvana Mangano, réprouvée, dont le corps est recouvert de poignées de riz par ses collègues, en est une exemple fulgurant). Une occasion que saisit De Santis pour établir quelques unes des connotations fortes de son cinéma (l’attraction physique des corps, le féminin comme catégorie, une passion pour les formes de la ritualité) destinées à l’accompagner jusqu’à la fin de sa carrière.

Dans Chasse tragique, la séparation entre bons et méchants est évidente. D’un côté le fascisme et le banditisme, de l’autre l’organisation communautaire et socialiste. On respire encore le climat de la lutte armée. Les personnages, cependant, échappent déjà à cette rigide répartition. La logique du mélodrame s’insinue dans les plis d’une histoire qui se voudrait exemplaire. Un côté trouble et malsain apparaît déjà dans le récit, faisant dériver sensiblement le comportement des protagonistes. La collaboratrice, Marlène, exerce un charme maléfique, assez audacieux dans ce contexte. Le film débute par un travelling qui se soulève du toit d’un camion et met progressivement en rapport un premier plan de visages qui s’embrassent avec, d’abord, une colonne de voiture qui amènent les paysans à leur lieu de travail et, ensuite, la campagne grouillante d’hommes penchés sur les champs. De Santis tient à mettre en évidence un rapport étroit entre le destin du groupe et celui des individus – chez lui le drame des êtres acquiert toute sa valeur dans son rapport avec le drame collectif – et à montrer que le cinéma (qu’il a affronté dans sa jeunesse après avoir abandonné une passion initiale pour l’écriture) est l’instrument essentiel pour découvrir les données de ce rapport.

Par la suites les « incipit » deviennent une véritable marque stylistique. Riz amer débute avec la voix off d’un speaker de la radio, qui apparaîtra bientôt, et qui décrit le départ des ouvrières. Une fonction multiple : anticiper le sujet, souligner la dureté de la condition féminine mais en même temps énoncer, presque d’une façon brechtienne, les limites du spectacle cinématographique. Dans Pâques sanglantes comme ensuite dans Hommes et loups c’est encore une voix off qui sert d’introduction : « C’est le réalisateur du film qui vous parle, moi aussi je suis né ici… », suivi d’un panoramique sur les protagonistes de l’histoire. Faire du cinéma, ce n’est ni enregistrer des faits ni filmer des personnages (l’idée zavattinienne du néo-réalisme) mais les mettre en scène explicitement. C’est pourquoi les poses statuaires, les regards vers l’objectif, les mouvements stylisés des acteurs de ce film doivent être considérés comme les éléments d’une extraordinaire opération d’abstraction et de formalisation de la matière narrative et idéologique (bien que le premier objectif de cette démarche soit la recherche du typique et du populaire, le résultat comporte quelque chose d’étrange et d’halluciné qui est fort éloigné de la tradition du cinéma italien).

Même lorsque De Santis passe des histoires liées à la terre (ce qui sera encore le cas de Jours d’amour, une fausse comédie de moeurs pleine de finesse qui rappelle le John Ford de la Dépression, et de Hommes et Loups) a des films de villes, ses caractéristiques se maintiennent. Rome dans Onze heures sonnaient et Naples dans La Fille sans hommes n’ont rien de métropoles urbaines et se présentent plutôt comme des microcosmes populaires amplifiés par l’utilisation très libre que fait De Santis des moyens de communication comme la radio, la presse, la publicité, le cinéma lui-même. Le fait est que ces deux oeuvres, tout en conservant une richesse secrète et perceptible sous l’artifice exacerbé, perdent la spontanéité de la manière (oxymore apparent dans le cas de De Santis) qui avait caractérisé ses films précédents.

Plus riche que jamais de rêves chimériques et irréalisables, soit à cause de l’âpreté politique sous-entendue, soit à cause de situations scabreuses, Giuseppe De Santis entre au début des années soixante dans une seconde période, greffant son cinéma sur le cinéma socialiste de la Yougoslavie (La Strada lugua un anno) et de l’Union Soviétique (Italiani brave gente/Marcher ou mourir). Plus en accord avec une position d’intransigeance éthique de leur auteur qu’avec ses ressources expressives, ces deux films, qui offrent pourtant encore des moments de grand cinéma, marquent l’abandon d’une tension qui avait soutenu la construction cinématographique du réalisateur.

La place de Giuseppe De Santis dans l’histoire du cinéma italien, et dans une certaine mesure européen, a été amplement reconnue par la critique la plus récente ; il reste, indépendamment de tout jugement, le précurseur d’un cinéma de la modernité où chaque film comprend et exhibe obligatoirement la conscience des mécanismes qui le régissent.