Pina Menichelli

Vittorio Martinelli

Le 29 août 1984, la disparition de Pina Menichelli à l’âge de 94 ans passa complètement inaperçue, ainsi que l’actrice l’avait souhaité exactement soixante ans auparavant, en 1924, en se retirant en pleine gloire.

Après avoir épousé en seconde noce le baron Carlo Amato, directeur de la « Rinascimento-Film », une société cinématographique créée à sa gloire, Menichelli décide fermement d’oublier son « aventure » avec le monde du cinéma. Seule, une fidèle domestique, qui s’est occupée d’elle jusqu’aux derniers instants, a récupéré pendant des années quelques photogrammes ou photographies, à l’insu de sa patronne qui ne voulait absolument plus entendre parler de cinéma.

Et pourtant, dans l’histoire du cinéma italien, depuis la première guerre mondiale jusqu’à la crise des années 20, Pina Menichelli a connu une importance et une popularité inimaginables aujourd’hui. Fille d’artistes – ses parents étaient des acteurs siciliens – la jeune Pina commence sa carrière chez Cines, au début de l’année 1913, quand la société romaine commence à supplanter ses consoeurs de Turin, leur soufflant tour à tour leurs meilleurs éléments artistiques, depuis Lyda Borelli, Emilio Ghione, Maria Jacobini, Alberto Collo, jusqu’au réalisateur Mario Caserini. Les premières apparitions à l’écran de la nouvelle actrice se font aux côtés de Giuseppe Gambardella, le désopilant comique dodu d’origine napolitaine, qui produit, l’une après l’autre, des séries de divertissement « à buts comiques » sous le nom de « Checco ». Dans ces hilarants compléments aux programmes muets des farces françaises de la fin du siècle, Menichelli apparaît dans les didascalies sous le nom de « Lulù », et c’est ainsi qu’elle commence sa carrière, comme un gracieux piment féminin. De film en film, elle se met toujours plus en lumière, tant et si bien qu’après quelques mois, dans Zuma, une histoire de Genina réalisée par Baldassarre Negroni, elle obtient un rôle important aux côtés des deux divas déjà confirmées que sont Hesperia et Leda Gys.

Il serait dommage de dresser la longue liste des films qu’interpréta l’actrice, sans marquer une pause sur sa période romaine. Nino Oxilia l’engage aux côtés de Rugero Ruggeri dans un film de guerre épique, Il sottommarino n°27, et dans Papà, extrait d’une comédie de De Flers et Caillavet ; toujours avec Ruggeri, mais cette fois-ci c’est Genina qui la dirige, elle est la Lulù de Bertolazzi. Genina l’utilise encore dans Il grido dell’innocenza et dans Giovinezza che trionfa ! aux côtés d’Annibale Ninchi, puis il en fait l’hallucinante protagoniste du film ténébreux I Misteri del castello di Monroe. Nino Martoglio la choisit pour Il romanzo tandis qu’Enrico Guazzoni, après en avoir fait la rivale de Gianna Terribili Gonzales dans Il lettino vuoto, lui fait partager, avec Ugo Piperno, l’interprétation du délicat Alma Mater. Parmi tous ces films, se détache Scuola d’eroi, toujours avec Guazzoni, un sujet napoléonien de près de 2000 mètres dans lequel, parmi Amleto Novelli, Gonzales, Raffelo Vinci et Carlo Cataneo (qui joue l’empereur), Menichelli incarne un ardent tambour qui s’immole pour la patrie. Les films précités – plus une vingtaine d’autres – ont tous été réalisés entre 1913 et 1914 et ont remporté un vif succès auprès du public. Les critiques furent flatteuses et ne se lassèrent pas de louer la jeune actrice, dont le visage était devenu très populaire grâce aux couvertures des revues cinématographiques qui, à cette époque, connaissaient une très vaste diffusion.

C’est à ce moment-là que Giovanni Pastrone entre en scène. Le patron de l’Itala raconte une histoire qui, si elle n’est pas vraie, met en évidence la faculté de l’astucieux « surveillant des exécutions », comme il aimait à se faire appeler, à lancer des formules et des scoops bien avant le star-system hollywoodien : « J’étais en train de visionner, un peu ensommeillé, la production des concurrents. A un moment, dans un film napoléonien de la société Cines, je vois quelque chose qui me surprend : un tambour à l’oeil froid et clair qui frappait sur son tambour en regardant fixement, contre toutes les règles, l’oeil de la caméra. C’était plus qu’une silhouette. Je fis arrêter la projection, je découpai un photogramme et l’envoyai à mon correspondant à Rome avec l’ordre de m’amener au plus vite « l’inconnue ». Que l’anecdote soit vraie ou fausse, pour Menichelli « l’aventure » cinématographique commence alors réellement, qui fera d’elle un des personnages-clés de ce cinéma exténué et dannunzien qui, en bien et en mal, caractérisa le cinéma muet italien. Le premier film avec l’Itala s’intitule Il fuoco qui, tout en n’étant pas la réduction du roman homonyme de Gabriele d’Annunzio, n’en oublie pas moins les leçons du poète de Pescara. Un château bizarre est la toile de fond de cette mystérieuse histoire d’amour entre une poétesse énigmatique (Menichelli) et un jeune peintre (Febo Mari) : la passion entre eux, d’après le scénario de Mari, s’allume comme une simple « étincelle », s’exalte dans la « flamme » et s’éteint, ensuite, ne laissant que des « cendres ».

Les aspects insolites et capricieux de l’actrice sont savamment mis en lumière par les précieux effets de Segundo de Chomón, lequel, la cadrant en contre-plongée, met en valeur les regards de la protagoniste, tantôt intensément sensuels, tantôt sardoniques et méprisants, en la faisant ressembler, grâce à une extravagante coiffure, au grand duc qui, dans le film, apparaît et disparaît parmi les merles du château. Il en résulte un opéra symbolique et fascinant, surréel et délirant, un modèle souvent imité, mais jamais égalé par ces merveilleux griffonnages de style Art nouveau. Avant d’apparaître sur les écrans, Il Fuoco est censuré : il obtient une première diffusion, mais il est à nouveau interdit car qualifié par l’évêque d’Arezzo de « message de perversion ». Lavé de toute accusation, il est enfin libre de passer à l’écran. Il fuoco ne sera pas le seul film de Menichelli à connaître ce genre de mésaventure : La Faute (La colpa) et Mèche d’or seront refusés et ne sortiront que deux ou trois ans plus tard, sensiblement massacrés et sous deux nouveaux titres, respectivement La Perle de Sant’Eremo (Gemma di Sant’Eremo) et L’Holocauste (L’olocausto). Le Jardin des voluptés (Il giardino delle voluttà) deviendra plus innocemment Le Jardin enchanté (Il giardino incantato) et il en ira de même pour d’autres films.

Immédiatement après Il Fuoco, Pina Menichelli joue dans Tigre reale tiré du roman de Verga, un autre tableau floral, pas toujours heureux, mais doté lui aussi d’un charme inégalable. Nino Frank, un étudiant français qui vécut en Italie à l’époque de Menichelli, a déclaré : « Tout vient de sa couronne de cheveux, qui est un pur chef-d’oeuvre : chevelure de Gorgone, serpents de l’hystérie, boucles de pathos, désir et folies mêlés. (…) Monstrueux ornement d’un jardin de fou. C’est autour de Pina Menichelli, Notre-Dame des Spasmes, qu’il s’étage en terrasses descendant vers le néant, mais où l’imagination, somme toute, erre encore avec regret. « 

Ainsi, entre Padrone delle ferriere, Romanzo di un giovane povero et deux autres films tournés en Grande-Bretagne, La donna e l’uomo et La seconda moglie, nous sommes en 1923, l’année où, lasse de représenter, même avec des costumes d’époques différentes, toujours le même personnage à la poitrine tressaillante, aux yeux enchanteurs, aux lèvres desséchées, aux amours impossibles, l’actrice décide de passer à un autre rôle. L’opportunité lui est offerte de jouer dans deux vaudevilles de Feydeau : La Dame de chez Maxim’s et Occupati d’Amelia, où, aux côtés du talentueux Marcel Levesque, Pina Menichelli révèle d’insoupçonnables dons de brio et d’agilité de brillante actrice comique, surprenant ainsi la critique qui s’était faite moins tendre depuis son insistance à jouer des thèmes moins denses et crépusculaires, et divertissant le public qui accourt bien volontiers pour la voir sous les traits de la Môme Crevette ou d’Amelia, fille de petite vertu. Après cela, le silence. L’actrice se retire à Milan et repousse obstinément les propositions qui l’incitent à apparaître encore à l’écran, refusant également les apparitions publiques et les photographies. Elle restera donc dans le souvenir de qui l’avait admirée, telle qu’elle fut en cette époque lointaine de 1924.

Traduit par Florence Ayadi