Karel Kachyna ou la volonté d’être

Michael Wellner-Pospisil

Karel Kachyna… toute une histoire, simple et secrète à la fois… toute une histoire… Et je commencerai, justement, par une histoire… En 1990, nous sommes au Brésil, pour les repérages d’un film – qui ne sera d’ailleurs pas réalisé, puisqu’il arrive même aux grands cinéastes de développer des projets qui n’aboutissent pas… – Karel Kachyna cherche une île, avec un cabanon. Nous sommes sur le bateau du producteur brésilien. Soudain, Kachyna aperçoit un bout de terre qui pourrait correspondre à ce qu’il cherche. Il demande d’accoster… Impossible, les fonds et les courants inconnus rebutent le capitaine. Kachyna fait jeter l’ancre. Olympien, il se déshabille et plonge. Il a 66 ans, et rien ne l’empêchera – un capitaine, des fonds et des courants, un petit bout d’océan ou une équipe sidérée – d’affirmer, comme toujours, son libre arbitre.

Cette anecdote n’est pas insignifiante. L’art du refus, de l’impossible est difficile à pratiquer. Et pourtant, Karel Kachyna, artiste et réalisateur tchèque fécond et de grand talent, applique partout et toujours cette philosophie de l’action, simple et efficace, « osons ». Au cours de sa longue et brillante carrière, dans le secret de sa vie privée ou au travers des difficultés à être un réalisateur, en Tchécoslovaquie, de 1950 à aujourd’hui, Karel Kachyna a gagné le pari de sa liberté, et toujours gardé son libre arbitre.

Doté d’un caractère sans faille et d’une incroyable énergie, méticuleux, exigeant et d’un professionnalisme légendaire, Karel Kachyna fait trembler les plateaux. De la préparation du film à la première copie de distribution, Kachyna fait penser à un rouleau compresseur. Il exige « l’impossible », contrôle tout et dans le moindre détail, du scénario jusqu’au bouton d’un costume ou l’allure du Xième figurant, travaille et avance sans relâche à la perfection de sa mise en scène.

Issu, à Prague en 1950 de la première promotion de la FAMU, une des meilleures universités de cinéma du monde, il réalise son film de fin d’études, un documentaire, Le Temps n’est pas toujours couvert (Není stále zamraceno), en collaboration avec Vojtûch Jasn, lui aussi réalisateur de grand talent. A partir de là, Kachyna réalisera plus de 60 longs métrages et séries de télévision, et il ne s’arrêtera jamais, vaille que vaille, et quelque soit la situation politique et sociale, de tourner. Choisir, toujours, sans idées préconçues, travailler, réaliser, créer, aller de l’avant, en un mot vivre sont les clés de l’univers de Kachyna et le secret, peut-être, de son éternelle jeunesse. En effet, il choisit de travailler avec des jeunes (l’âge de ses chefs opérateurs dépasse rarement la quarantaine) et pour les jeunes. Une bonne partie de sa filmographie aborde des problèmes liés à l’enfance ou à l’adolescence, Tourments (1961), Vive la République ! (1965), Je sauterai encore par-dessus les flaques (1971), Une Saison formidable (série TV, 1994).

A la ville, selon l’expression consacrée, cet homme de 72 ans garde l’allure juvénile des personnages hors du temps. Veuf, il se remarie en 1994 avec la jeune et charmante comédienne Alena Mihulová, (elle tient le rôle de Róza dans La Vache (1993). Karolina, sa dernière fille, naîtra de ce mariage… comme le couronnement d’une longue carrière…

Frais émoulu de la FAMU, Karel Kachyna travaille quelques années dans les Studios de l’Armées, où il poursuit sa collaboration avec Vojtûch Jasn.

Les années 1950, faut-il le rappeler, sont les plus sombres moments de l’histoire de la Tchécoslovaquie. Procès politiques, nationalisations, collectivisation des terres, mutisme ou langue de bois, la terreur règne. Le régime communiste tient les jeunes réalisateurs sous sa coupe, au service de sa propagande. Karel Kachyna fait partie du lot. Ses films d’alors, bien que conformes, accentuent le côté esthétique de la réalité. Karel Kachyna peaufine son écriture, travaille le poids des images et la forme cinématographique. Tout cela lui servira plus tard dans ses fictions.

Les Contrebandiers de la mort (1959), est un thriller romantique sur les passeurs de la frontière tchécoslovaque. Karel Kachyna a dû se battre pour épurer le scénario initial, issu d’une propagande simplificatrice. Il a réussi à faire un film presque hors contexte politique, où la construction dramatique solide et les images fortes enchantent et prouvent également son indéniable talent de directeur d’acteurs. Ce film a été un film culte pendant longtemps, et aujourd’hui encore, il est très apprécié du public. Karel Kachyna dit, à juste titre : « C’est un peu mon baccalauréat cinématographique. »

Cette étape franchie, Kachyna collabore, dans les années 1960 avec Jan Procházka (1929-1971), écrivain et scénariste de talent. Les deux hommes ont la même sensibilité. Ils sont complices et portent le même regard sur les paradoxes, l’ambiguïté et la complexité de la vie en général. En dix ans de collaboration, Kachyna réalise une douzaine de ses meilleurs films. Il faut préciser que Jan Procházka, membre du Comité central du PCT, a énormément contribué à repousser les limites imposées par la censure de l’époque. Tourments, présenté à Venise et à Cannes, confirme dans les années 1960, le talent de Kachyna. Dans ce film, comme dans tous les autres, chaque image est travaillée en fonction de l’atmosphère générale du récit, que ce soit l’image volontairement négligée ou celle sophistiquée par un décor ou un éclairage élaboré. Kachyna confie le rôle principal de Tourments à Jorga Kotrbová, alors inconnue. C’est la première découverte de Kachyna, qui offrira, par la suite, bien d’autres talents de comédiens au cinéma tchèque.

Après Vertige (1962) et Espérance (1964), Kachyna tourne Vive la République !, et surtout Un carrosse pour Vienne (1966). Ces deux derniers films sont révolutionnaires pour l’époque, quant au traitement original de sujets « classiques » réclamés par le régime (faits de la deuxième guerre mondiale ou faits de la Libération, par exemple). En 1967, Kachyna s’offre le luxe de traiter d’une manière critique la collectivisation dans La Nuit de la nonne, et, en 1969, il confie le rôle titre d’Un homme ridicule à Vladimír Meral, connu pour ses engagements politiques, qui joue – il est excellent – la victime du régime qu’il défendait tant dans la vie. Ce film, critique de la société de l’époque et vaguement existentialiste, sera interdit pendant plus de vingt ans, tout comme L’Oreille (1969), qui attaque d’une manière extrêmement violente les méthodes policières du régime communiste. L’Oreille, film réalisé presque clandestinement, juste après l’occupation soviétique de 1968, est certainement le film le « plus hautement interdit » par le régime. Il s’agit en effet d’une remise en question fondamentale du système, écrite par Jan Procházka, lui-même membre de la nomenklatura. Ironie de l’histoire… Présenté à Cannes en 1990, le film sera accompagné d’un cocktail offert par les producteurs sur un bateau soviétique, et avec force de Vodka Moskovskaya…

Je sauterai encore par-dessus les flaques est le dernier film de Karel Kachyna réalisé d’après un scénario de Jan Procházka. Le scénario est d’ailleurs officiellement signé par Ota Hofman, Procházka étant interdit de toute activité professionnelle… Pendant la « normalisation » (1970 – 1989), Karel Kachyna réalise quelques films sans grand intérêt. Le Présidium et le Comité central veillent, ils n’oublient pas l’oeil de Kachyna, ni surtout son Oreille, film qu’ils étudient, en comité secret pour leur gouverne… Karel Kachyna prend donc le chemin plus anodin du film pour enfants, Le Train pour la station Ciel, (1972) par exemple, ou des téléfilms – toujours d’un grand professionnalisme -. L’Amour entre les gouttes de pluie (1979), Bonne lumière (1986), La Mort de beaux chevreuils (1986), restent les films les plus marquants de cette période.

En 1989, l’effondrement du régime communiste modifie tout des conditions de la production cinématographique en Tchécoslovaquie. Qui plus est, en janvier 1993, l’État se scinde en deux républiques, l’une tchèque, l’autre slovaque. La problématique change, la liberté d’expression, le droit à la création… sont engloutis par les problèmes matériels. La logique financière écrase les exigences théoriques.

La réputation de Kachyna lui permet de surmonter ces difficultés. En 1990, il réalise Le Dernier papillon en coproduction avec la France. Tom Courtenay et Brigitte Fossey, sont les héros de ce film d’une poésie désespérée, sur les enfants du camp de Terezin.

Karel Kachyna comprend vite que la télévision reste le seul producteur en République tchèque capable de s’offrir le luxe de produire, sans trop se préoccuper d’argent. Pour la télévision, il réalise Saint-Nicolas est dans la ville (1993), La Vache (1993), la série Une Saison formidable (1994) et Fany (1996).

La Vache, sur une idée du défunt Jan Procházka, est inspirée par l’oeuvre de Jindfiich imon Baar (1869-1925), écrivain et prêtre catholique. Partout, la vie se réitère. Dans La Vache, ce sont des conditions sociales extrêmes. C’est tourné en pleine campagne, dans un cadre typiquement tchèque, et pourtant, l’histoire est universelle. Karel Kachyna, épaulé par Petr Hojda, jeune directeur de la photo, donne dans ce film le meilleur de lui-même.

Aujourd’hui, Karel Kachyna tient le haut de l’affiche. Comme toujours, il a choisi le parti de travailler, de réaliser, de se réaliser surtout – et c’est là le sens de son libre arbitre.

Très vite, il a jaugé les changements de situation, et sans rien renier, sans rien copier des productions occidentales, et américaines en particulier, sans excès et presque sans bruit, il est un des réalisateurs tchèques qui a su le mieux affirmer une personnalité et un talent indéfectibles.