Gianni Amelio

Jean A. Gili

Malgré une carrière commencée au début des années soixante-dix, Gianni Amelio n’est finalement qu’assez peu connu en France : Les Enfants volés, primé au festival de Cannes en 1992, lui a valu une certaine audience, mais qui se souvient de La Cité du soleil sorti en 1974 ou même de Portes ouvertes (1990) qui, malgré de nombreuses distinctions et la présence de Gian Maria Volontè, n’a obtenu qu’un succès d’estime. Amelio a par ailleurs était desservi par la non distribution en France de films comme Il piccolo Archimede (1979), I ragazzi di via Panisperna (1988) et surtout Colpire al cuore (1982) qui, bien qu’interprété par Jean-Louis Trintignant et Laura Morante dans le cadre d’une coproduction franco-italienne, est demeuré inédit à la suite de la faillite de Gaumont Italie. Quant à son dernier film, Lamerica (1994), entreprise ambitieuse réalisée en Albanie, il n’a pas rencontré le succès espéré et à même suscité des réactions très négatives de la part de certains critiques. Il n’empêche, malgré les réticences injustifiées que parfois il provoque, Gianni Amelio poursuit une oeuvre austère, exigeante, affectivement et intellectuellement engagée, dans le droit fil d’une cinématographie qui a toujours décrit les traumatismes de la société italienne.

Avant d’aborder aux rives d’une certaine reconnaissance internationale, Gianni Amelio a été longtemps un quasi marginal, un créateur en proie à de multiples difficultés ne parvenant pas à faire avancer ses projets les plus novateurs. Pendant cette période qui dure plus de dix ans et qui n’est que partiellement interrompue par Colpire en cuore en 1982 (les années quatre-vingt seront encore des années incertaines pour le cinéaste), Amelio accumule les expériences et les recherches en tous genres. Il met en place des dispositifs complexes pour élaborer des mises en scène imaginatives qui confinent parfois à une démarche expérimentale.

Dès son premier film, La fine del gioco (La Fin du jeu), un moyen métrage tourné en 1970 pour la télévision italienne, Gianni Amelio affirme un style propre, un langage autonome. Le cinéaste débutant cherche à cerner une réalité socio-économique et à poser le problème des rapports entre le cinéma et la fraction d’humanité qu’il cherche à représenter; en d’autres termes, Amelio s’interroge sur la fonction du cinéma par rapport à un monde extérieur que la caméra rêve non seulement d’observer mais aussi de transformer. Le titre du film doit être compris dans cette perspective : le cinéaste, consciemment ou non, risque d’insérer son travail à l’intérieur d’une pratique convenu qui finalement ne remet rien en cause. Finir de jouer, c’est vouloir dépasser un certain état d’impuissance, c’est vouloir aller au delà d’un certain discours esthétique pour déboucher sur une dimension critique.

Dans La fine del gioco, Amelio se projette sur l’écran au travers des deux protagonistes; sa démarche est à la fois celle du metteur en scène de la télévision qui trahit une certaine réalité – la condition des enfants du Sud dans les maisons de redressement – en la transformant en spectacle, et celle de l’enfant qui accepte provisoirement le «jeu» social avant de le rejeter pour affirmer sa liberté. Ainsi, dans une approche dialectique de la réalité, le film se présente à la foi comme une opération d’assimilation et de refus, de récupération et de rejet. Cette démarche dialectique est au coeur de toute l’oeuvre d’Amelio.

Le second film du metteur en scène, La città del sole (La Cité du soleil), est apparemment très différent du premier. A la démarche documentaire succède la reconstitution historique et la tentative d’analyser au travers d’une expérience passée une problématique contemporaine. Amelio aborde la notion de révolution avortée et pose le double problème de la répression et de la possibilité de reprendre une lutte un moment écrasée par les forces conservatrices du pouvoir politique et ecclésiastique.

Oeuvre métaphorique, le film s’interroge sur le sens de l’histoire et sur les rapports entre l’utopie et l’action concrète. Avant d’être un titre de film, La città del sole est d’abord le titre d’un ouvrage écrit au XVIème siècle par le moine dominicain Tommaso Campanella, un livre dans lequel le philosophe calabrais décrit un Etat imaginaire où règne un communisme intégral : Campanella affirme la suprématie de la pensée et de la science comme moyen de transformer le monde et de le rendre plus juste. Ayant provoqué un soulèvement populaire en Calabre – il avait prophétisé que l’année 1600 verrait l’avènement de la Cité du Soleil -, le moine est arrêté en 1599. Il est torturé – on veut le faire renoncer à ses idées subversives – par le tribunal de l’Inquisition mis en place par la couronne espagnole, puissance temporelle dans le Sud de l’Italie. A partir de ces quelques données, Amelio bâtit un film qui ne veut pas s’enfermer à l’intérieur du dilemme de la reconstitution historique envisagée comme recréation méticuleuse du passé. Le choix d’une époque antérieure offre un cadre commode pour une réflexion de nature politique. Tous les éléments mis en place interviennent comme des signes non comme des données concrètes. Les paysans calabrais, les soldats espagnols, les jésuites inquisiteurs sont en fait des abstractions renvoyant aux concepts d’opprimés et d’oppresseurs. Par là se comprend le parti esthétique d’Amelio qui, par la rigueur de la forme, vise à la conceptualisation du contenu. En dernière analyse, le film pose la question du rôle de l’intellectuel dans une situation socio-économique donnée, du pouvoir de ses idées, de sa capacité d’intervention au niveau idéologique, pour essayer de faire progresser la conscience révolutionnaire.

Après La città del sole, Amelio réalise en 1975 un film sur le tournage de Novecento de Bernardo Bertolucci, Bertolucci secondo il cinema (Bertolucci selon le cinéma), tentative réussie de mener de front un reportage sur un film en train de se faire (inoubliable ouverture avec la musique de Johnny Guitar et Sterling Hayden découvert comme un paysan émilien en train de faucher l’herbe) et une réflexion d’auteur sur le métier de cinéaste : Amelio met en scène ses propres préoccupations sous l’apparent effacement derrière son modèle, il saisit toutes les contradictions d’un tournage qui mêle préparation attentive et improvisation, autobiographie et distance critique, réalité et artifice, document et fiction, film militant et coproduction à gros budget, paysans de la basse vallée du Pô et stars internationales. Le film est également le point de départ d’une réflexion sur le temps cinématographique perçu à la manière de Cocteau – cité par Bertolucci – comme «la mort au travail», cette Morte al lavoro qui sera le titre et le sujet du film suivant d’Amelio.

Choisissant de tourner avec une caméra vidéo noir et blanc sans grande définition, le metteur en scène décrit dans La morte al lavoro (1978) le lent basculement dans l’irréalité d’un jeune homme vivant dans un appartement où s’est suicidé un acteur : peu à peu, observant la femme qui habite l’immeuble voisin, le locataire se laisse absorber par l’esprit du précédent occupant des lieux et se dissout par mimétisme dans une dimension fantastique auquel le tirage sur pellicule de l’image vidéo donne une étrange équivalence plastique.

Les années soixante-dix se termine pour Amelio avec deux nouvelles expériences, Effetti speciali (Effets spéciaux), vidéo de 60 minutes réalisée en 1978, et Il piccolo Archimede (Le petit Archimède), entreprise plus classique de long métrage en 16 mm produit par la deuxième chaîne de la Rai en 1979. Aux recherches d’athmosphère du premier correspond l’apparent classicisme du second mais la volonté d’interrogation sur la thème de la connaisance demeure constante, volonté que l’on retrouvera quelques années plus tard dans I ragazzi du Via Panisperna.

En 1982, Colpire al cuore attire l’attention sur Amelio. Il est un des premiers à s’intéresser au problème du terrorisme et met en scène les relations ambigues entre un fils et son père. Le fils d’un professeur d’université découvre que son père fréquente un couple d’étudiants terroristes. Après la mort de l’étudiant abattu par la police, le père continue à voir la jeune femme. Le fils, dans une espèce de rejet de comportements qu’il ne comprend pas et qui le font souffrir, les dénonce à la police et provoque leur arrestation. Très bien accueilli à Venise, le film semble ouvrir à Amelio les voies d’une activité plus régulière à l’intérieur de l’industrie du cinéma. La faillite de Gaumont en Italie empèche la circulation normale du film et Amelio est à nouveau confronté à de grandes difficultés. En 1983, il participe à une série de films d’une heure inspirés d’écrivains italiens. I velieri d’après Anna Banti, évoque de façon indirecte le thème du terrorisme avec l’histoire d’un adolescent enlevé lorsqu’il était tout enfant et qui en a conservé un unique souvenir, l’image d’un phare. Le jeune homme rêve de retrouver ce phare en voulant s’évader du château où il vit reclu pour des raisons de sécurité. En 1988, toujours pour la télévion (il existe une version longue et une version courte du film), Amelio réalise I ragazzi di Via Panisperna sur le groupe de chercheurs – notamment Bruno Pontecorvo et Ettore Majoranna, le physicien disparu en mer auquel Sciascia consacra un livre – qui autour d’Enrico Fermi faisait progresser la connaissance de l’atome. Malgré leurs qualités, ces films n’apportent guère de notoriété à Amelio qui demeure un cinéaste méconnu. D’une certaine manière, il faut attendre Portes ouvertes en 1990 pour que le cinéaste connaisse enfin le succès public au moins en Italie où le film est couvert de prix. Portes ouvertes est par ailleurs nominé pour les Oscars et obtient le félix du meilleur film européen, distinction qu’obtiendra également Les Enfants volés.

Avec Les Enfants volés, grand prix spécial du jury à Cannes en 1992, et enfin avec Lamerica (1994), injustement oublié au palmares du festival de Venise sinon une Osella de consolation, Amelio réalise deux oeuvres maîtresses que le temps consacrera en appel même si le succès public, voire critique, ne fut pas toujours au rendez-vous lors de la sortie commerciale.

En fait, au dela des avatars apparents d’une riche filmographie, Amelio a eu d’emblée une vision d’auteur, un souci de percer par tous les moyens la carapace des apparences. Il y a dans son cinéma comme une revendication souterraine qui irrigue toute l’oeuvre, celle d’une présence au monde, un monde qui ne soit pas celui des fausses valeurs et des hommes sans passé et sans qualités mais celui de la connaissance et de la responsabilité. Mettant souvent en scène des enfants, des adolescents ou des individus dans la phase de passage à l’âge adulte, Amelio exprime ainsi, au delà d’un pessimisme de fond, l’espérance en un dépassement et un progrès. Tout son cinéma est sous-tendu par l’optimisme qui anime le vieil homme à la fin de Lamerica croyant avoir enfin touché aux rives d’un monde meilleur.