Fernando Solanas : Musica, Maestro !

Paulo Antonio Paranaguá

Le prosélytisme est une illusion, à la fois sur l’écran et sur le papier. Tout au plus, peut-on attirer l’attention d’autrui, susciter ou infléchir une réflexion, voire l’enrichir. Mais je doute qu’on puisse modifier vraiment les opinions de quiconque, pas plus que les premières impressions causées par un film. Cela dit, commençons par la fin, puisque Le Voyage (1992) a désarçonné des spectateurs jusqu’alors acquis à Fernando Solanas. Est-ce lui, est-ce le regard qu’on porte sur son film qui a changé ? Curieux dilemmes que ceux posés par ce cinéaste au public d’Europe occidentale. L’Heure des brasiers a provoqué l’émeute lors de sa première projection à Pesaro, en 1968. Depuis, on l’enferme dans la case tiers-mondiste, censée débiter éternellement une même complainte (l’aide humanitaire remplaçant les solidarités militantes de jadis), tout en lui reprochant de ne pas se conformer au discours homologué, ni sur un plan politique, ni sur le plan cinématographique. Ne me faisant aucun complexe d’apolitisme, je plaiderai sur ce dernier terrain (sans revenir sur ce que j’ai eu l’occasion d’écrire dans l’Avant-Scène Cinéma n° 377-378, consacré au Sud de Solanas).

La bouffonnerie avec laquelle Le Voyage s’en prend aux politiciens argentins et latino-américains rapproche son humour du «grotesco», l’une des traditions de la scène de Buenos Aires. A l’origine, on y trouve un dramaturge comme Discépolo (le frère du compositeur de Cambalache), mais les prolongements en sont perceptibles jusqu’à nos jours (par exemple, dans le jeu de massacre mis en scène et interprété par Enrique Pinti, Salsa criolla, 1985). L’Heure des brasiers tentait déjà d’ancrer l’Argentine dans une Amérique Latine à laquelle elle avait jusque là tourné le dos. Le masque mortuaire de Che Guevara dévisageait longuement le public à la fin du film. Le Voyage élargit explicitement le propos de Solanas à toute l’Amérique Latine. Le jeune Guevara avait entrepris son propre périple pan-américain en moto. Le protagoniste du Voyage choisit une bicyclette, à la fois plus drôle, improbable et symbolique. Solanas adolescent, lui-même, avait pris le large. Depuis des années, il n’a cessé de prêcher l’école buissonnière pour échapper aux carcans académiques. Après avoir abandonné la stylisation du noir et blanc et l’impact du montage serré, il alimente ses fictions avec son propre vécu: l’exil, le retour, les affres de la création, les complications de l’amour, les dissonances entre les générations. Le documentaire Le Regard des autres (1980) lui a révélé que certaines confidences soutiennent bien la comparaison avec des narrations moins personnelles.

Il avait déjà fêté sa réconciliation avec le théâtre, la danse et la musique, ses premières passions, dans Tangos, l’exil de Gardel (1985) et Le Sud (1988). Voilà qu’il célèbre à présent sa dette envers la bande dessinée, dans laquelle il a fait ses premiers travaux pratiques en terme de récit. Le Voyage pousse plus loin encore l’hétérogénéité de ses matériaux, même si Les Fils de Fierro (1977) contenait déjà une bulle et Tangos pas mal de dessins. Une partie du passé évoqué par les personnages du Voyage prend ainsi les traits et les couleurs du dessinateur Alberto Breccia. Solanas augmente ses emprunts, tout en restant attaché à un constant va-et-vient entre passé et présent. Tous ses films oscillent ainsi dans le temps, fouillent les méandres de la mémoire et revisitent les mythes fondateurs. Si la ligne droite est la plus courte distance entre deux points, elle lui semble à coup sûr la voie la plus ennuyeuse. Foin donc de linéarité. Point de progression dramatique soutenue, graduelle et ascendante, comme le recommandent les manuels. En guise de dramaturgie personnelle, il préfère les digressions, les variations et même les alternances de rythme. Bref, les règles en usage dans la composition musicale: après tout, il y est aussi question de maîtriser son tempo, autrement.

Structurant donc le déroulement de ses récits avec une licence toute musicale, notre cinéaste se rebelle également contre les contraintes sévères de l’harmonie en vigueur sur l’écran. L’homogénéité de rigueur, la photographie lisse et polie, simple faire-valoir de l’anecdote, ne lui semblent pas mériter le déplacement dans une salle de cinéma. A bon zappeur, salut ! Avec une méticulosité croissante, il cumule l’oeil dans le viseur, la main à la pâte des décors, la concentration de la scène, l’espace infini des profondeurs de champ, les modifications du cadre, les évolutions chorégraphiques, les appels d’air de l’imaginaire, pour faire de certaines images les noyaux poétiques que le spectateur aura à coeur de retenir. Avant les codes imposés par Hollywood, avant la standardisation prescrite par la télévision, l’hétérogénéité ne faisait pas peur. De même, le roman moderne, de Joyce à Cortazar, a exploré le vaste catalogue des possibilités narratives, plutôt que d’obéir à l’injonction de choisir son style une fois pour toutes, de la première à la dernière phrase.

Littéraire, le cinéma de Solanas ne l’aura été, encore, qu’avec la liberté de digérer aussi bien le monument national qu’est le Martín Fierro, que la BD contemporaine, les paroles des tangos d’antan et les récits de l’histoire orale qui attendent encore leur scribe. Noir sur blanc (ou l’inverse) dans L’Heure des brasiers, le texte peut ainsi emprunter la versification à la manière des «gauchos» ou les répliques à la façon de Brecht et de tous ceux qui ont mêlé depuis longtemps récitatif et musique. L’opéra et l’épopée, l’oeuvre chorale et totale, l’utopie du créateur et l’utopie sociale, refont surface chez ce cinéaste irrémédiablement marqué par les ambitions et les espérances des années soixante. On aura compris à quel point tout cela va à contre-courant des modes actuelles. Viser la totalité, plutôt que son propre nombril. Miser sur l’impureté et le métissage des formes, plutôt que sur leur conformité. Parler à la première personne, certes, mais parler aux autres. Conjuguer l’histoire intime et la destinée populaire, sans craindre l’ambiguïté…

L’Heure des brasiers, Les Fils de Fierro, Le Regard des autres, Tangos, l’exil de Gardel, Le Sud, Le Voyage, six titres à peine en trente ans. Véritable créateur de formes, Solanas n’a cessé d’innover et d’évoluer. Pourtant, il est possible de déceler chez lui des constantes, des équivalences aussi bien en terme d’idées que de figures, qui constituent autant de manifestations de fidélité. Qu’il en ai payé le prix, en sus, devrait au moins ramener à la raison ceux qui crient à l’artifice, même si son engagement sur l’autre terrain, la politique, relève effectivement d’une autre histoire. A chaque jour suffit sa joie.