Un Kaurismäki prénommé Mika

Risto Mikael Pitkänen

Kaurismäki : un nom, deux frères, un nouvel élan dans le cinéma finlandais dès le début des années 1980. Ce patronyme à consonnance exotique devint vite synonyme du cinéma finlandais tout entier aux yeux du public cinéphile français. Lentement, nous avons compris qu’il s’agissait en fait de deux auteurs différents, de deux sensibilités artistiques.

Mika Kaurismäki est né en 1955 à Orimattila, petite ville du sud de la Finlande. Avec Aki, son jeune frère, il fut vite attiré par les salles obscures et les ciné-clubs de Helsinki. Comme beaucoup de jeunes Finlandais de sa génération, Mika ne résista pas à l’appel de la route et du rail : Europe, sac à dos, le monde.

En 1977, on le retrouve à Munich, à l’Ecole Supérieure du Cinéma, là même où Wenders fut reçu et Fassbinder recalé quelques années auparavant, avec les conséquences que nous connaissons. Mika fut séduit par l’atmosphère de l’époque et s’y intégra rapidement.

Son film de fin d’études, Le Menteur (Valehtelija, 1981) est plus qu’un exercice de style. Mettant à contribution la personnalité du petit frère (ici co-scénariste et acteur), Mika trace le portrait hilarant et émouvant d’un jeune homme cynique, combinard et désespérément romantique. Les récompenses nationales puis internationales ne tardent pas ; parmi elles, en France, le Prix Henri Langlois.

Malgré l’amour de Mika pour le cinéma américain – Hawks, Huston et les séries B – Le Menteur est truffé de références à la nouvelle vague française, surtout à Godard. Le héros incarné par Aki, Ville Alfa, donne son nom à la société de production que les frères créent dès 1981.

Pendant l’été 1981, les deux frangins font ensemble un bout de chemin au son de la musique rock “new wave” finlandaise. Cette exploration des routes et des cours d’eaux de leur pays fournit un film marquant : Le Syndrome du lac Saimaa (Saimaailmiö, 1981), un documentaire rock, sorte de Woodstock flottant, un film tout en musique et en été (malheureusement invisible actuellement pour des raisons techniques).

Les Indignes (Arvottomat, 1982), vaste road-movie mélancolique, contient déjà tout l’univers de Mika. Une Finlande des routes et des bistrots, des bals populaires et des petits matins blêmes, une Finlande très élastique qui s’étend depuis l’Oklahoma de Woody Guthrie jusqu’à l’Italie de Gelsomina, sans omettre la commune libre de Montmartre. Présents aussi, tous les clichés de série B, avec lesquels Mika entretient un rapport cordial et amusé, à la grande joie du spectateur. Même l’histoire d’amour à trois, pourtant poussée à fond, reste émouvante, grâce à ce cinéaste néo-romantique conscient de ses faiblesses.

Aki intervient encore comme scénariste sur Le Clan – Histoire d’une famille de grenouilles (Klaani – tarina Sammakoitten suvusta, 1984), mais les frères finnois sont déjà définitivement séparés en deux cinéastes. Cela ne les empêche nullement de gérer ensemble leur société de production, ni de lancer et d’animer le Midnight Sun Film Festival dans un village de Laponie, à Sodankylä. C’est un festival non commercial, non compétitif qui se déroule tous les ans au moment du solstice d’été, au nord du cercle polaire. Pendant quatre jours – il n’y a pas de nuit – on y déguste les trésors du cinéma mondial en présence d’invités de marque venus du monde entier.

A travers le road-movie cosmopolite, Mika poursuit l’exploration de sa Finlande. Dans Rosso (1985) il y promène un regard étranger, celui d’un tueur sicilien. Helsinki-Napoli (1987) présente l’observateur étranger en position inverse : un Finlandais chauffeur de taxi à Berlin. Les deux personnages sont incarnés par Kari Väänänen, l’un des deux acteurs fétiches de Mika.

L’autre est bien entendu Matti Pellonpää, connu aussi par les films de Aki Kaurismäki et de Matti Ijäs. Si Rosso est presque entièrement tourné en italien, distanciation oblige, les personnages de Helsinki-Napoli parlent toutes les langues (la distribution est d’ailleurs étonnante). Le seul mot de finnois qui ait encore droit de cité dans cette comédie loufoque est « perkele » : le gros mot préféré de tous les Finlandais.

Helsinki-Napoli est un laboratoire de fiction dirigé par un savant fantaisiste, une vraie expérience de cinéma, un jeu qui ne prend au sérieux que son plaisir de déambuler au gré d’images de film. En soi, c’est déjà réjouissant. Et ce simple plaisir de filmer n’a jamais été exprimé avec une telle impudeur, un naturel aussi fort, vraie marque du cinéaste.”(Frédéric Strauss, Cahiers du cinéma, Mars 1989)

Le retour à la langue maternelle donnera d’abord deux études sur les relations humaines : Paper Star et Cha-Cha-Cha (1989, les deux) dont le dernier reprend le thème de l’amour à trois. Avec Zombie et le train fantôme (Zombi ja kummitusjuna, 1991) Mika reprend la route, cette fois-ci vers Istanbul.

Oeuvre très pure, très soignée, Zombie est le film le plus métaphysique de Mika qui se laisse aller à aborder le plus grand des voyages, celui pour l’au-delà. En France, ce fut aussi le film qui le fit sortir définitivement de l’ombre du petit frère.

Il est difficile de situer Mika Kaurismäki dans l’histoire du cinéma finlandais, tant sa carrière est internationale depuis ses débuts. Son regard lyrique, indulgent, tendrement humaniste n’est cependant pas éloigné de celui de Risto Jarva. On ne trouve certes pas chez lui l’engagement social de Jarva, celui de Mika est différent, plus universel et surtout écologique.

Le portrait de ce grand idéaliste serait incomplet sans son combat pour la forêt amazonienne et ses populations autochtones. La rencontre avec l’Amazonie et l’énergie vitale irrésistible du grand fleuve fut pour Mika l’immense découverte de sa vie.

Dans son film Amazon (1991), il a voulu embrasser le fleuve tout entier, lui déclarer, un peu maladroitement, son amour.

La Dernière frontière (Viimeisellä rajalla, 1993), film un peu contesté (certains l’ont traité méchamment de “Mad Max arctique”) se situe dans une Laponie du futur, totalement dévastée par une catastrophe nucléaire. Mika avait déjà abordé ce thème dans un court métrage de 1982, Jackpot 2. Il est certain que les centrales du type Tchernobyl qui fonctionnent à quelques encâblures de la frontière finlandaise ne laissent personne indifférent. La Dernière frontière a un fond sérieux, mais ne doit pas être pris mortellement au sérieux. La présence de Matti Pellonpää en est la preuve.

L’Amazonie, le grand amour, est à nouveau présente dans le tout dernier film de Mika, Tigrero (1994). C’est une balade en compagnie de ses deux vieux copains, Samuel Fuller et Jim Jarmusch, sur les traces d’un film que Fuller (autre amoureux du grand fleuve) n’a jamais réussi à réaliser.

Mika Kaurismäki nous prouve qu’un cinéaste peut être à la fois finlandais, européen et cosmopolite. A l’approche de la quarantaine, ce poète de la route, du rock et de la mort est loin d’avoir dit son dernier mot.