Lubitsch en tout genres

N. T. Binh

Ernst Lubitsch est aujourd’hui célébré comme le cinéaste d’un seul genre, qu’on appelle commodément la “comédie américaine”, et qui est né quelques années après l’apparition du parlant. Mais avant d’avoir tourné son premier film américain (Rosita, en 1925), il était déjà mondialement connu.

L’éclectisme de la période allemande de Lubitsch n’est pas celui d’un créateur qui cherche hasardeusement sa voie, mais celui d’un artiste qui a appris à se sentir à être l’aise dans les domaines les plus divers. Si Lubitsch se plaît à alterner les genres, ce qu’il aime encore plus, c’est mélanger les genres au sein d’un même film. Et c’est là une des sources de ce qu’on appellera plus tard la “Lubitsch touch”. Cependant, chaque film au départ procède d’un genre bien défini.

La filière burlesque : actions

Historiquement, le premier genre lubitschien est la farce burlesque, qui résulte logiquement de plusieurs données : avant de passer à la réalisation, Lubitsch s’est fait connaître comme acteur ; son physique le dipose à jouer les fantaisistes plutôt que les séducteurs. La plupart de ces premières comédies sont des courts métrages montrant Lubitsch sous les traits d’un jeune homme flemmard et disgrâcieux mais vivace, dont la débrouillardise assure l’ascension sociale et le succès amoureux. A partir de 1918, il va progressivement cesser d’être la vedette de ses propres films comiques. Il se trouvera un substitut idéal et pourtant tellement différent puisqu’il s’agit d’une femme : Ossi Oswalda. C’est elle qui incarne avec brio La Princesse aux huîtres. Mais cette passation de pouvoir, et le changement de sexe qu’elle induit, a adouci la caricature, et remplacé la provocation par une réelle séduction. Le trait s’est affiné et Lubitsch, qui n’a plus à faire le pitre devant la caméra, aiguise son talent derrière elle.

Le fer de lance du burlesque lubitschien, c’est le dynamitage des névroses par l’affirmation de l’énergie vitale, c’est le dépassement des frustrations par l’appétit de vivre. Le catalyseur de ces explosions est souvent d’origine sexuelle ou, pour rester conforme aux codes de l’époque, sensuelle. Il ne suffit pas à la princesse aux huîtres d’épouser un véritable noble, encore faut-il qu’il soit suffisamment compétent pour consommer le mariage : c’est ce que nous constatons en regardant par le trou de la serrure le soir des noces. Dans Je ne voudrais pas être un homme, la sémillante Ossi, travestie en homme pour vivre la “grande vie”, déclenche un imbroglio amoureux digne de Victor Victoria. Et la saveur d’un baiser finit par contredire un physique à priori peu alléchant dans Les filles de Kohlhiesel, libre adaptation de La Mégère apprivoisée, avec cette fois Henny Porten dans le double rôle des deux sœurs à marier. Mais cette libération des pulsions n’est pas une fin en soi : elle n’est qu’une étape vers l’épanouissement de l’individu, l’étape “privée”. L’autre pas à franchir est celui de l’indépendance sociale ou financière. La princesse aux huîtres est une riche héritière, le père Kohlhiesel un montagnard fruste mais nanti, Ossi (Je ne voudrais pas être un homme) une adolescente en mal d’émancipation. Bien plus tard, la dialectique économico-sexuelle sera toujours présente dans La Huitième Femme de Barbe-Bleue, qui inverse les sexes de La Princesse aux huîtres (la noble européenne ruinée épouse le prince des affaires américain).

Dans son fonctionnement, la filière burlesque bouscule la bienséance. Dès les années 1920, les critiques parlaient du “mauvais goût” de Lubitsch, de sa vulgarité, des stéréotypes ethniques de son humour, et ses comédies allemandes, contrairement à ses films historiques à grand spectacle, n’étaient quasiment pas exportés à l’étranger. Ces mêmes critiques de vulgarité et de lourdeur caricaturale qui entraîneront plus tard l’échec d’œuvres qui poursuivent cette filiation, Sérénade à trois, La Huitième Femme de Barbe-Bleue, Illusions perdues ou La Folle Ingénue, qu’on découvrira des années après.

La filière exotique : décors

En 1918, outre Ossi Oswalda, une deuxième figure féminine fait irruption dans le cinéma de Lubitsch : Pola Negri, dans Les Yeux de la momie. Contrairement à Oswalda, Negri n’est pas une continuation de Lubitsch en tant que personnage, elle est l’objet de son désir : ce n’est pas un hasard si, pour la dernière fois, Lubitsch redevient acteur face à elle, pour incarner le bossu transi de Sumurun. Negri va représenter, pour Lubitsch, l’idéal féminin de la tentation exotique. Mais surtout, elle va donner à l’univers lubitschien, une nouvelle conception du décor. Le décor comme désir, telle pourrait être la définition de la filière “exotique” du cinéma de Lubitsch.

L’intrigue de ces films est ridicule, et ridiculement prépondérante : en ce sens, la plupart des drames exotiques et historiques du Lubitsch muet ont “vieilli”. Mais ils demeurent importants pour cerner l’œuvre à venir. Car ils racontent tous, en filigrane, l’attrait du décor en même temps que son imposture : écrasés mais fascinés par leur environnement, les personnages de Lubitsch “tournent en rond” dans des espaces-prisons dont l’exotisme n’est qu’un apparat trompeur (une vraie prison apparaît volontiers, de Das Fidele Gefängnis à La Veuve joyeuse). Lubitsch réinvente l’Egypte avec une splendeur inégalée (et un refus quasi-opératique du réalisme) dans La Femme du pharaon, et recrée de la même manière artificielle le paradis des mille et une nuits de Sumurun, l’Espagne folklorique de Carmen, encore avec Negri, mais aussi les royaumes d’opérette et le Paris de fantaisie d’une foule de films ultérieurs, où la griserie d’un changement de décor suffit à déchaîner les passions. Quant à l’orientalisme de Sumurun et consorts, il en subsiste des traces jusqu’au numéro de Folies de Le Ciel peut attendre, “turquerie” anodine, mais, encore une fois, propre à enivrer les sens du protagoniste.

La filière musicale : rythmes

Ce numéro de danse exotique, bien dans le style de la Fox des années 1940, nous sert de lien avec une autre inspiration majeure du cinéaste : la musique. Si la filière exotique trace la voie du décor lubitschien, la filière musicale nous plonge au cœur du rythme lubitschien. Pola Negri est une danseuse, et ses contorsions sensuelles forment presque à elles seules le sujet principal de Les Yeux de la momie, Sumurun, Carmen et du génial Die Bergkatze, “comédie grotesque”. Les deux pastiches shakespeariens, Kohlhiesels Töchter et Romeo und Julia im Schnee, contiennent chacun des scènes de bal. Sans musique d’accompagnement, tous les films muets de Lubitsch semblent infirmes. N’oublions pas que des partitions originales furent écrites pour ses derniers films muets.

A l’arrivée du parlant, il était naturel que Lubitsch choisisse pour s’exprimer le seul genre créé par cette révolution technique : le musical. Il verra d’emblée ce genre providentiel comme un refus du bavardage dont le cinéma parlant va abreuver le public, et comme une merveilleuse occasion de prolonger la magie et le mystère du cinéma muet. Après La Veuve joyeuse, le cinéaste ne tournera plus de musical, mais il en conservera d’indéniables influences, dans des exemples évidents comme la sérénade décisive d’Angel ou la dernière valse de Le ciel peut attendre, mais plus généralement dans une manière de scander une réplique, de découper une séquence, de construire le rythme interne d’un film… Bref, d’“abstractiser” les sensations du spectateurs, en lui procurant une jouissance esthétique née d’une conjonction d’éléments parfaite mais difficile à déchiffrer : l’harmonie lubitschienne, épanouie grâce au musical, née au temps du muet.

La filière historique : tragédies

Muni de deux atouts de taille, le sens du décor (la filière exotique) et celui de la narration (la filière burlesco-musicale), Lubitsch leur adjoignit rapidement celui de la vision historique, avec Madame Dubarry, bientôt suivi d’Anne Boleyn. La filière historique (qui n’est pas représentée dans cette rétrospective) offre les seuls exemples, dans le cinéma de Lubitsch, de récits tragiques où les personnages ne sont plus libres de leur choix, et ne peuvent guère laisser courir leurs tocades sans retour de manivelle. Dans quelques rares drames de sa période hollywoodienne (de Rosita et Le Prince étudiant à L’homme que j’ai tué) ainsi que dans les parties dramatiques de certaines comédies (To Be or Not To Be, Ninotchka), ce germe tragique sera à nouveau décelable, résultant d’une confrontation du protagoniste lubitschien avec son temps.

La filière intimiste : kammerspiel

La passe secrète de Lubitsch, la voici : l’intimisme, le film de chambre, plus proche du kammerspiel que de toute autre tendance du cinéma allemand de l’époque. Fables morales, études réalistes de caractères, drames simples de la société : ainsi sont finalement tous les films de Lubitsch, même luxueusement déguisés par la verve d’un style “élégant”. Les racines mélodramatiques lubitschiennes sont aujourd’hui obscurcies par la perte totale de ce qui fut sans doute un film majeur, Rausch, et partielle d’un chef-d’œuvre attesté par les lambeaux retrouvés : Die Flamme. Ce dernier film boucle la figure de Negri par son ultime facette, celle du drame naturaliste.

Après son émigration en Amérique et l’échec ruineux de Rosita, avec Mary Pickford, la filière intimiste du metteur en scène se régénèrera à Hollywood, comme un remède à sa tentation de grandeur. C’est l’extraordinaire série Warner, comprenant notamment Comédiennes (comédie conjugale douce-amère dont Une heure près de toi sera le gracieux remake), Trois femmes (étonnant mélo mondain) et L’Éventail de lady Windermere, un chef-d’œuvre absolu d’après Oscar Wilde. Drame et satire y sont étroitement mêlés, comme chez le Chaplin de L’Opinion publique. Dans ces films, Lubitsch va s’affirmer comme un directeur d’acteurs universellement admiré, tant avec les monstres sacrés qu’avec les inconnus dont il fait des stars. C’est cette filière intimiste qui permit au cinéaste de perfectionner ce qu’on appelle la “Lubitsch touch” telle qu’elle est communément décrite. “Touch” qui naquit d’une nécessité, économique d’abord (comment en suggérer le plus en en montrant, donc en filmant le moins), éthique ensuite (comment faire d’une contrainte budgétaire une arme contre la censure : suggestion entraînant suggestivité), esthétique enfin (une manière de guider le spectateur par la mise en scène).

 

Comme on le voit, l’univers lubitschien est loin d’être univoque. Marqué par les codes et les formes que, bien souvent, Lubitsch lui-même a contribué à mettre au point, c’est un cinéma qu’on redécouvre chaque jour. Car il y a autant de facettes dans cette œuvre-là que d’humeurs différentes dans la vie d’un simple spectateur. Dans cette alchimie, le mélange des genres est un concept miraculeux. Jean-Loup Bourget* nous rappelle la source de cet enseignement pour Lubitsch : le grand Max Reinhardt, génie de la scène allemande et internationale qui “éclectique partisan de l’«œuvre d’art totale», mêlait à ses mises en scène la musique et la danse, passant avec aisance du grand spectacle et de la direction des foules à l’intimisme du Kammerspiel.”

 

*) Lubitsch ou la satire romanesque, Stock Cinéma, Paris, 1987.