Ferdinando Maria Poggioli

Stefano della Casa

Quel genre d’homme était Ferdinando Maria Poggioli ? Les témoignages de ceux qui l’ont connu personnellement et qui ont travaillé avec lui (Sergio Amidei, Renato Castellani, Alberto Lattuada, Claudio Gora) ne concordent pas, ne proposent pas un portrait univoque. Sa vie (48 ans passés à un rythme intense avec de continuels changements et ruptures), entourée d’un halo d’incertitudes, semble procéder du mystère. Même sa mort, survenue à Rome le 2 février 1945, est mystérieuse. Les nécrologies, dans le peu de journaux qui existaient alors (la guerre était encore en cours) et les témoignages posthumes proposent deux thèses différentes : Poggioli s’est suicidé au gaz, ou bien est mort, sans s’en rendre compte, victime d’un défaut d’installation. En revanche, il y a concordance sur ses choix de vie : il était homosexuel déclaré à une époque où l’homosexualité était interdite par le régime fasciste, la pratiquait d’une façon explicite et en même temps jamais ennuyeuse, car il vivait dans un milieu d’artistes et d’intellectuels, était curieux, aux aguets, perpétuellement à la recherche de nouveauté.

Cette curiosité explique aussi pourquoi, même arrivé très jeune au cinéma (il nait en 1897 à Bologne et commence à travailler comme assistant monteur en 1930), il a réussi en si peu de temps à imposer sa présence et son style. Et son style n’est pas de type accidentel, sa présence n’est pas fragile. Seuls ses premiers films font partie d’un “genre”. Arma bianca (1936) est un film en costumes monté autour de Nerio Bernardi, qui joue comme dans un film muet (d’où, d’ailleurs, il vient) et qui profite (mal) de cette occasion quasi unique d’avoir un premier rôle. C’est une histoire de Giacomo Casanova : aventures galantes, et nombreux coups de théâtre ; rien à voir avec le rythme déchaîné et la mise en scène parfaite que Riccardo Freda imposera à son propre Casanova (Il cavaliere misterioso, 1947). Ricchezza senza domani (1939) est une comédie du genre “téléphones blancs”, basée sur l’amour d’une vie simple opposée au stress des grandes villes, (mais sur le même principe il fera mieux, en 1942, avec le magnifique La bisbetica domata). L’amore canta (1941), est encore une comédie à “téléphones blancs”, construite sur mesure pour Maria Denis qui, entre temps, était devenue son actrice favorite.

Entre Ricchezza senza domani et L’amore canta, il y a pourtant Adieu jeunesse ! (1940) et, là, les choses commencent à changer. C’est sans doute un des meilleurs mélodrames flamboyants jamais réalisé en Italie. Le texte de départ, un drame turinois qui a toujours été un cheval de bataille pour les compagnies de théâtre amateur, fut épuré de toute allusion à l’actualité de l’époque (les étudiants, par exemple, déclenchaient une grève qui s’étendait également aux ouvriers de la FIAT), et se transforma en une ronde amoureuse où les classes sociales étaient strictement séparées, les amours vécues totalement, et où les écarts entre générations provoquaient des choix déchirants et des égoïsmes non déguisés. Quand elle apparaît pour la première fois au « Carignano » de Turin (elle y retournera 35 années après, désormais âgée, dans le rôle de la meurtrière psychopathe de Profondo rosso de Dario Argento), Clara Calamai, le sex-symbol de l’époque (première actrice à montrer un sein nu dans un film), est une sublimation de la sexualité vue par les yeux d’un homosexuel : provocante, voilée, féline. Poggioli comprend la mise en scène comme un moment de force, comme un montage d’émotions. Les travellings qui suivent, dans son appartement, la petite couturière amoureuse de l’étudiant, ses mouvements quand elle se prépare à convaincre l’espèce de sorcière qu’elle ne doit pas séduire son amoureux, sont déchirants, vrais, de véritables coups de sabre qui réifient la force de l’amour blessé. Et Maria Denis, que nous avions déjà vue en amante trahie et pleureuse dans Treno popolare, un des premiers films de Raffaello Matarazzo, joue, dans ce film, un rôle très curieux.

Sissignora (1941) est tiré d’un roman socialisant, La servetta di Masone, de Flavia Steno. Poggioli y introduit quelques nouveautés substancielles. La principale est que le drame de cette jeune fille employée à Gênes, tout juste débarquée d’un village de l’intérieur et exploitée par tous jusqu’à sa mort solitaire dans un lit d’hôpital, est tourné non pas dans un lieu abstrait, mais véritablement dans ce magma antique et moderne qui caractérise la cité de Gênes. Un bal à ciel ouvert, un restaurant qui donne sur la mer, le folklore des ruelles caractéristiques du centre historique font partie intégrante du récit, comme pour en souligner la saveur sociale. En même temps que le Visconti d’Ossessione, Poggioli pense à un drame dans lequel les protagonistes font partie intégrante de la réalité dans laquelle ils vivent. Les mouvements de caméra qui suivent la jeune fille pendant qu’elle soigne amoureusement un enfant malade, sachant que cet acte d’amour risque d’entraîner sa mort, sont essentiels comme le seront, une dizaine d’années plus tard, ceux de Rafaello Matarazzo dans son chef-d’œuvre, L’angelo bianco.

Une mégère apprivoisée (1942) est une comédie construite autour de la présence de Nazzari, l’acteur italien par excellence, déjà suffisamment célèbre pour se permettre, deux ans après, d’interpréter son propre rôle dans Apparizione de Jean De Limur. C’est du Shakespeare modifié comédie italienne, avec une Lilia Silvi qui en fait des tonnes dans une version narcissique de Deanna Durbin, et c’est aussi la parodie irrésistible des deux pivots de la propagande fasciste (la vie rurale et l’autarcie, avec l’automobile qui utilise le bois comme carburant). Nazzari se moque des rôles que Camerini lui offrait dans des comédies (par exemple, le milliardaire américain dans Centomila dollari ). Poggioli réussit même à se citer lui-même, mettant en scène une compagnie de théâtre amateur qui joue Adieu jeunesse ! et le maestro Bixio compose une joyeuse rengaine qui sera chantonnée par beaucoup d’italiens alors que la guerre est en train d’évoluer vers la tragédie. Nous savons, par les témoignages de Sergio Amidei, le scénariste de Rome ville ouverte, que Poggioli était un antifasciste “à mi-voix “, dans le sens où il fréquentait les cercles d’intellectuels qui, à voix basse et sans prendre trop de risques, manifestaient leur désaccord à la politique du régime.

Son enfant et Jalousie appartiennent au contraire au genre mélodrame flamboyant, dans lequel Poggioli a donné le meilleur de lui-même. Son enfant raconte une histoire d’amour, de sacrifice et de mort dans un petit village de campagne où les conventions et la claustrophobie règnent en maîtres. La conduite du récit anticipe le travail de Genina dans Maddalena, le clair-obscur sculpte les personnages d’une histoire déjà fortement “contrastée”. La critique parla (pour l’époque c’était un éloge) de “construction littéraire”, même s’il y avait beaucoup d’ellipses pendant lesquelles le récit progressait grâce aux mouvements d’appareils. Jalousie, film en costumes, a pourtant le tranchant d’un film noir, avec de vrais moments de suspense. Le mortel guet-apens, quand s’accomplit le meurtre que soutend l’action, a une intensité que l’on retrouvera dans les films de Riccardo Freda, alors que la description d’une classe sociale sur le déclin qui a transformé son pouvoir en arbitraire (la noblesse rurale) est sèche et sans fioriture, moins enluminée que ce que fera, plus tard, Luchino Visconti.

De ce point de vue, Un chapeau de prêtre est dans la droite ligne de Jalousie (et pas seulement parce que l’acteur principal est à nouveau Roldano Lupi), par son évidente exacerbation. Du film noir on passe d’une manière décisive aux thèmes de l’horreur (cette ombre qui souvent revient, ce chapeau qui rappelle le délit), de la crise de la noblesse on se déplace vers l’accumulation primitive du capital. L’amico delle donne est au contraire une concession au cinéma du régime et à son actrice culte, Miria di San Servolo (amie de la Petacci, maîtresse de Mussolini), une pochade où se lisent l’inquiétude et aussi une conception très particulière de la guerre des sexes. Le sorelle Materassi, tiré du roman de Palazzeschi, est en même temps la suite et l’envers de Sissignora (la présence des mêmes interprètes-les soeurs Emma et Irma Gramatica- en est un signe). La situation a changé car ce sont les vieilles tantes qui sont spoliées par un neveu ingrat et méchant; mais le drame devient, pareillement, un choc de mondes et de classes.

Avant d’être présenté au public, L’Homme à femmes eut de gros problèmes à cause de la guerre; le tournage en fut interrompu et repris après la libération. Les malheurs de ce film et ceux de Sogni d’amore, qui restera inachevé, marquèrent profondément Poggioli et le poussèrent à abandonner le cinéma pour un petit commerce d’antiquités qu’il avait ouvert à Rome, via Margutta. Un de ces coups de tête qui marquèrent sa vie. Mais un choix qui l’attrista. Et sa mort inattendue priva le cinéma italien d’un de ses possibles grands personnages, d’une conception du spectacle qui aurait pu être la passerelle entre le mélodrame “haut” et “bas” (entre Visconti et Matarazzo, en quelque sorte). Poggioli aurait sans doute redessiné le destin de ce qui sera, dans les années cinquante, le “cinéma italien par excellence”, ce lieu où cohabitent le spectaculaire et l’analyse d’une société encore rurale, non soumis à la tyrannie du rire, qui, dans l’Italie industrialisée, enfantera Risi, Comencini et Monicelli.

Traduction J.B. Pouy