Dino Risi : L’ombre du moraliste

Jean A. Gili

“Le monde artistique se retrouve face à un choix : la futilité ou l’ennui. Déjà, dans la majeure partie de notre univers, il est très mal vu de ne pas être grave. Encore une demi-génération et la gaieté sera frappée d’excommunication. J’ai choisi de vivre intensément ces derniers instants de liberté”. Dino Risi

Dans les années soixante, dans cette décennie qui fut pour le cinéma italien d’une exceptionnelle fécondité, on n’avait d’yeux que pour Visconti, Fellini, Antonioni et pour la jeune vague qui comptait des noms aussi prometteurs que Rosi, Petri, Olmi, Ferreri, Pasolini, Scola, Bertolucci, les Frères Taviani ; quant aux auteurs de films dits “légers”, les Monicelli, Comencini, Risi, Germi, ils faisaient figure, au-delà de réussites ponctuelles, d’auteurs de seconde importance. Je me souviens aussi d’une soirée de clôture du Festival de Cannes en 1966 où les journalistes et le public conspuèrent un jury qui avait “amoindri” les mérites de Claude Lelouch en partageant la Palme d’or d’Un homme et une femme avec Ces messieurs dames de Pietro Germi. Pourtant, le temps rend justice à ces maîtres du divertissement méditatif et, sans occulter l’importance des cinéastes statufiés, il est clair aujourd’hui que la diversité de la cinématographie italienne fut sa richesse et la base de sa puissance industrielle : tous ces auteurs ont participé à la variété des regards créatifs posés sur une société. Ainsi en va t-il de l’œuvre de Dino Risi, “véritable comédie humaine”, comme la définissait Simon Mizrahi, portrait aux multiples facettes d’un pays emblématique des contradictions de notre temps.

Au début des années cinquante, dans ces années où, sous couvert de cinéma commercial, toutes sortes d’expériences étaient possibles et où, pour les jeunes, les débuts dans la mise en scène ne prenaient pas le caractère crucial qu’ils ont aujourd’hui, Risi tournait ses premiers films, Vacanze col gangster (1951) et Il viale della speranza (1952) et exprimait déjà, dans ces œuvres mineures, sa grande tendresse pour les personnages. Repéré par Cesare Zavattini, Risi fit partie de la glorieuse légion de L’Amour à la ville (1953) aux côtés d’Antonioni, Fellini, Lattuada, Lizzani, Maselli…Le même Zavattini collabora au scénario du Signe de Vénus (1955), premier succès du jeune cinéaste auquel on confia le soin de terminer la trilogie des Pain amour avec Pain, amour ainsi soit-il en 1955.

Avec Pauvres mais beaux (1956) – que suivront Belle ma povere (1957) et Poveri milionari (1958) -, Risi met au point un style de plus en plus personnel : héritier du néoréalisme dans la perspective de ce que l’on a appelé de façon réductrice “le néoréalisme rose”, le cinéaste crée un univers dont la bonne humeur apparente cache à grand peine une inquiétude sous-jacente. “Le bien-être, note le metteur en scène, commençait à se faire sentir en Italie. Dans son petit domaine, le film représentait ce passage d’un mode de vie à un autre. Voir ces jeunes gens essayer de vivre dans une société à laquelle ils n’étaient pas adaptés avait quelque chose de pathétique”. Ainsi, la comédie fonctionne complètement mais derrière la drôlerie, la légèreté et la précision du récit, le film est traversé par un détachement mélancolique qui le leste d’une gravité inattendue. Un dosage subtil, qui n’appartient qu’à Risi, commence à percer. Le public italien ne s’y trompa pas : il fit un triomphe à ces jeunes gens “pauvres d’argent mais riches de fantaisie”.

En 1959, Risi dirige pour la première fois Vittorio Gassman qui vient de révéler ses talents comiques dans Le Pigeon de Monicelli. Le cinéaste a perçu les formidables possibilités d’un acteur capable d’interpréter tous les rôles et d’apporter la preuve que, sous le masque du tragédien formé à l’école classique du théâtre, se cache un monstre de drôlerie, un histrion jamais en panne d’invention, un homme ordinaire capable aussi d’une grande économie de moyens expressifs. De L’Homme aux cent visages (1959) aux Monstres (1963) en passant par La Marche sur Rome, Le Fanfaron, Il successo, Risi exalte la face cachée du comédien : toute une galerie de personnages envahit l’écran dans une farandole qui dit clairement le désastre précoce d’une Italie alors obnubilée par le miracle économique, ce “boom” dont Risi illustre le caractère illusoire dans ce que l’on peut considérer comme l’un de ses chefs-d’œuvres, Une vie difficile (1961), film dans lequel il suit l’évolution de l’italie, des combats de la Résistance au début des années soixante. Le protagoniste, génialement interprété par Alberto Sordi, voit sombrer tous les idéaux nés des luttes contre le fascisme : sa volonté de changement se brise contre les compromissions et les combines d’une après-guerre marquée par le triomphe des forces de la réaction. “L’arrangement” conduit l’idéaliste révolutionnaire à devenir le larbin d’un riche industriel.

Avec Le Fanfaron – autre film culte de ces années – Risi met en scène un personnage fortement emblématique, “un Italien typique, superficiel, fasciste, un impuissant, un velléitaire, sans qualité profonde, ni morale”, un personnage négatif qui vit intensément la mutation de l’heure et qui exprime le désarroi d’une société qui a perdu ses points de repère. Vittorio Gassman incarne ici un être pitoyable et finalement désarmé, un homme que rien ne peut sauver car son angoisse refoulée résulte de forces qui le dépassent, victime qu’il est d’une conception erronée de l’existence : l’instinct vital exacerbé n’est que l’image inversée de la solitude et de la peur de la mort. Ainsi, quintessence d’un style qui joue du divertissement pour mieux habituer le regard à l’insoutenable, Le Fanfaron porte la comédie dans une voie singulière : Dino Risi expérimente une formule inédite, celle où le drame est consubstantiel au rire, où le tragique de la condition humaine se pare des oripeaux de l’ironie, de la dérision, du cynisme même, comme forme extrême de recherche de la vérité. Risi, entre violence et tendresse, laisse souvent percer une poésie du désespoir, comme dans le final des Monstres où Tognazzi cherche à divertir son veil ami, le boxeur infirme recroquevillé dans un fauteuil roulant, en le promenant sur une plage déserte et en faisant virevolter dans le ciel un cerf-volant agité par le vent.

Au cours des années soixante-dix, Risi continue à charger ses films d’une férocité réjouissante : chez lui pointe un scepticisme qui alimente une critique toujours plus désespérée vis-à-vis d’une société irresponsable et totalement incapable de se réformer. Dans une perspective éclectique, il affronte – souvent de manière prémonitoire – des problèmes aussi divers que le célibat des prêtres (La Femme du prêtre, 1970), la condition féminine (Moi la femme, 1971), la justice et la corruption (Au nom du peuple italien, 1972), le terrorisme et les prises d’otage (Rapt à l’italienne, 1973), la vieillesse déchirée entre la survie et l’autodestruction (Parfum de femmes, 1974) – film qui permit à Vittorio Gassman d’obtenir un prix d’interprétation à Cannes – les errements du régime fasciste (La Carrière d’une femme de chambre, 1975), le drame de la retraite (Dernier amour, 1978), l’incompréhension entre les générations (Cher papa, 1979).

Preuve d’un talent plus subtil et plus divers qu’il pourrait sembler à un regard distrait, Risi tourne aussi d’étranges films dramatiques parcourus d’ironie comme Âmes perdues (1976), La Chambre de l’évêque (1977), et surtout Fantôme d’amour (1981) avec Romy Schneider. Quant à son dernier film, Valse d’amour (1991) où il retrouve encore une fois Vittorio Gassman, il comporte, malgré quelques chutes d’intensité, des moments sublimes sur le passage du temps, le délabrement de la vieillesse et la volonté toujours intacte d’aimer.

Avec ses cinquante films, Dino Risi est un des auteurs les plus prolifiques du cinéma italien, mais cet aspect quantitatif ne rend pas compte de l’exceptionnelle fécondité d’un homme qui n’a jamais perdu de vue le sens du spectacle et qui a toujours cherché à donner à voir et à méditer dans le cadre exaltant du divertissement. La comédie italienne – subtil dosage de gravité, d’humour corrosif et de grotesque – a trouvé en Dino Risi l’un de ses pionniers et l’un de ses plus géniaux représentants, accoucheur quotidien des interrogations d’une société vitaliste et suicidaire, d’une société qui refuse de regarder la sarabande des monstres qu’elle a enfantés.

(Extrait du catalogue du 46è Festival International du Film – Cannes 1993)