Michel Piccoli

Christian Viviani

Dans le cinéma français, il est difficile, même en remontant très loin, de trouver une carrière d’acteur au tissu aussi riche et aussi changeant que celle de Michel Piccoli. Danielle Darrieux et Catherine Deneuve sont des challengers valables, mais on chercherait en vain parmi les vedettes masculines une filmographie qui proposerait à la fois tant de rencontres avec des cinéastes de première grandeur, aussi bien en France qu’ailleurs et tant de rôles mémorables.

Il est entendu de situer la consécration de Piccoli aux premiers cheveux gris, à la quarantaine et au Dom Juan télévisé de Marcel Bluwal (1965). Mais sa carrière a pourtant démarré dès 1948, quand, à l’âge de vingt-quatre ans, Piccoli joua un mineur dans l’intéressant film social de Louis Daquin Le Point du jour. Dans une récente interview parue dans Positif1, Piccoli, sans la moindre fausse modestie, s’émerveillait de sa propre interprétation : « Je me disais que je devais être un grand jeune homme dégingandé, mauvais acteur, maladroit. Eh bien, pardonnez-moi, je me suis trouvé magnifique. Pourquoi ? Parce que j’avais vraiment l’air d’un mineur. J’avais l’air d’appartenir au décor ». On peut rapprocher cette auto-analyse de ces quelques mots d’Agnès Varda sous la direction de qui Michel Piccoli interpréta le très curieux Les Créatures (1966) : « C’est un merveilleux comédien qui sait cacher son métier parce qu’il a le don d’être simple et de parler juste ». On peut certainement partager l’hommage de Varda et la joie candide de Piccoli et voir dans l’analyse si simple que l’acteur fait de sa propre réussite les clés-mêmes de sa gloire future. Nul excès, nul truc d’acteur chez lui qui érige la sobriété, voire parfois une certaine transparence, en qualité suprême. Toute sa personnalité de comédien semble tendre vers ce but étrangement modeste : appartenir au décor. Demy, maître coloriste, ne s’y est pas trompé quand il ne le faisait pratiquement pas sortir de son décor, qu’il s’agisse d’une boutique de musique logiquement décorée en noir et blanc (Les Demoiselles de Rochefort), ou d’une infernale boutique de télévisions verte et rouge dont les vêtements et la barbe du personnage reprenaient les inquiétantes nuances (Une chambre en ville). Ou encore quand Michel Deville l’habillait d’un tablier gris neutre qui lui permettait à peine de se détacher du noir ambiant dans Le Paltoquet. Quant à cette transparence, qui chez lui devient brillance, on la trouve dans la neutralité, la nudité de ses interprétations aussi bien pour Jacques Rivette (La Belle noiseuse) que pour Claude Sautet (Les Choses de la vie, Mado, Vincent, François, Paul et les autres), cinéastes pourtant a priori aussi opposés que possible.

Piccoli semble parfaitement à l’aise dans des univers filmiques très contrastés. On l’a vu plus d’une fois chez Demy, Rivette, Sautet, Buñuel, Rouffio, Ferreri, Petri, Bellochio, Hitchcock, Skolimowski, Doillon, Carax, Malle, Chabrol, Deville, Renoir, Godard, Lelouch, Granier-Deferre, Tavernier, Chahine, Resnais, entre autres. Par ailleurs, la variété des rôles qu’il a tenus bat facilement en brêche l’emploi de séducteur quadra-quinquagénaire dans lequel les paresseux le croient limité.

Il faut avouer qu’après son éblouissant Dom Juan, plus d’une belle et élégante actrice plus jeune que lui succomba à ses rouflaquettes grisonnantes. On peut comprendre le trouble de Catherine Deneuve dans La Chamade d’Alain Cavalier, même si finalement elle lui préférait un temps le plus jeune Roger van Hool : un film qui a lui seul résume une époque et un emploi. Mais a-t-on suffisamment remarqué que Piccoli est un maître de l’autodérision. Dans un nouveau rôle de séducteur, avec quel humour il suscitait la défiance de la même Deneuve dans Belle de jour de Luis Buñuel ou encore, dans ce même film, avec quel air agacé il se débarrassait d’un compliment de la romanesque Muni qui lui disait « J’ai encore rêvé de vous la nuit dernière ». Il lui répondait du tac au tac : « Oh, je n’aime pas ça ». Et quelle bouffonnerie chez le provincial Dom Juan de pacotille qui rejouait avec Stéphane Audran une version grotesque du Facteur sonne toujours deux fois dans le savoureux Noces rouges de Claude Chabrol. C’est probablement parce qu’il sait à ce point caricaturer le séducteur mûrissant qu’il n’a aucun mal, quand il le faut, à le parer d’une crédibilité dont lui seul parmi ses contemporains semble capable. Dans ce film comme Péril en la demeure de Deville, il joue la perversion en finesse, sans un haussement de sourcil superflu.

Alors que, par ailleurs, il peut emboîter le pas à l’énormité la plus débridée quand le réalisateur lui donne le signal. Il peut se raser le crâne pour jouer fiévreusement, justement, de ses sourcils touffus dans sa composition stupéfiante du Sucre de Jacques Rouffio ou dans Mauvais sang de Leos Carax. Il peut devenir un vieux garçon complexé et morbide qui terminera sans vie en accomplissant Le Saut dans le vide de Marco Bellochio ou le terrifiant Paltoquet qui derrière son comptoir tire les ficelles d’une pathétique comédie humaine, ou encore le jésuite troublant qui dirige une retraite religieuse de la Démocratie chrétienne dans le méconnu Todo Modo d’Elio Petri. Même dans ces compositions hors normes, Piccoli préserve une troublante et infime part d’humanité qu’il nous faut bien qualifier de shakespearienne. Ce n’est certainement pas sa composition toute récente du bibliothécaire bossu et voyeur dans Archipel de Pierre Granier-Deferre qui infirmerait cette perception. Ce sens de la caricature était déjà sensible quand, jeune et fringant, il incarnait une savoureuse ganache dans le sublime French Cancan de Jean Renoir. Certainement, ce sens du bouffon, il l’a acquis au temps où il se produisait à la mythique « Rose rouge » dans des sketches filmés plus tard par Paul Paviot : Terreur en Oklahoma, Chicago Digest ou Torticola contre Frankensberg.

Paradoxalement, il semble également à l’aise quand on lui réclame une intériorité totale qui atteint souvent au tragique. Peu d’acteurs savent comme lui passer de l’excès à l’ascétisme, comme il le fait dans La Belle noiseuse ou dans Les Equilibristes de Nico Papatakis. C’est dans cette clé que l’utilise systématiquement Jacques Doillon qui par deux fois fit de lui un père à problèmes bousculé par une fille plus ou moins amoureuse de lui : Jane Birkin dans La Fille prodigue et Sandrine Bonnaire dans La Puritaine. L’apparente froideur qu’il oppose à ses partenaires féminines joue souvent contre lui-même : avec une désinvolture qui laisse pantois, il se moque royalement de sacrifier quoi que ce soit à une soi-disant image. Le personnage gagne à être antipahique ? Qu’à cela ne tienne, il sera antipathique. Dans ce registre il aura été très loin dans Les Equilibristes : intellectuel démiurge et pervers, il tient avec un courage inouï le spectateur à distance. Pas question de trouver quelque justification à ce personnage que Papatakis a voulu calculateur.

D’ailleurs, Piccoli a la réputation d’être un acteur extrêmement docile qui se plie totalement aux demandes d’un metteur en scène. Cette facilité d’adaptation lui vaut une impressionnante série de rôles totalement inclassables qui ne jouent ni la carte de la séduction ni celle de la caricature. Jusqu’au début des années soixante, il fait ce qu’on lui dit de faire dans des productions le plus souvent sans ambition (Tabarin de Richard Pottier ou Nathalie de Christian-Jaque), ou au mieux intéressantes (Rafles sur la ville et La Bête à l’affût, tous deux de Pierre Chenal). Mais c’est cette même conscience professionnelle qui lui permettra de jouer des rôles à priori injouables comme le sauvage urbain de Themroc de Claude Faraldo ou le quadragénaire amoureux d’une poupée gonflable de Grandeur nature de Luis G. Berlanga. Cette capacité à rendre crédible le plus bizarre le prédisposait certainement à deux rencontres cinématographiques particulièrement exemplaires.

Il rencontra Luis Buñuel sur l’un des films les moins personnels du grand cinéaste espagnol : La Mort en ce jardin. Piccoli y jouait un prêtre candide embarqué dans une extravagante aventure dans la jungle équatoriale. Ce premier contact fut suffisamment bon pour que Piccoli devienne un des acteurs que Buñuel affectionnait le plus dans sa glorieuse fin de carrière. Don Luis l’un des premiers retourna comme un gant une image toute fraîche de séducteur BCBG quand il fit de lui un membre de l’étrange famille qui employait Célestine / Jeanne Moreau dans Le Journal d’une femme de chambre : époux frustré de la revêche Françoise Lugagne, il n’avait de cesse que d’épancher ses appétits trahis auprès de la rusée femme de chambre. Le film, tout en étant un des meilleurs de Buñuel, est aussi l’un des plus classiques, au moins extérieurement. Les prestations de Piccoli dans Belle de jour, dans Le Charme discret de la bourgeoisie, et dans Le Fantôme de la liberté sont certainement plus acrobatiques car situées dans un univers plus ouvertement surréaliste. Piccoli au mieux de son charme grisonnant frôle cependant la loufoquerie la plus totale. Plus encore que dans les deux derniers films où brille une superbe interprétation collective, c’est le rôle du jouisseur de Belle de jour qui frappe l’esprit : sans se départir de sa séduction huppée, il complote avec Macha Méril sous la table d’un bar, dans une luxueuse station de ski ; il fréquente également la maison de Madame Anaïs où il suscite une passion secrète de la peu avenante bonne à tout faire. Plus subtilement, il incarne l’un des fantasmes de Séverine, qui semble repousser ses avances mais qui n’est certainement pas insensible à ses allures de viveur. Il s’agit d’un rôle secondaire dont Michel Piccoli fait une manière de quintessence ironique des emplois dans lesquels on l’a longtemps confiné. Michel Piccoli mit un point final à cette page buñuélienne en prêtant sa voix à Fernando Rey, autre séducteur mûrissant, dans la version française de Cet obscur objet du désir.

Sa collaboration avec Marco Ferreri est encore plus décapante, et ceci dès leur première rencontre, le mémorable Dillinger est mort (les deux hommes s’étaient déjà côtoyés à l’époque héroïque de la Rose rouge). On devine qu’avant que ce film ne commence, nous aurions eu affaire à l’image habituelle du quadragénaire piccolien ; mais le film le saisit dans un moment de vide social et intellectuel : c’est donc privé de sa parole enjôleuse ou de ses costumes tirés à quatre épingles qu’il va capter l’attention du spectateur dans un étonnant numéro à rebours. Il erre de pièce en pièce, visionne des diapositives de vacances, se mitonne avec gourmandise escalopes panées et risotto moelleux ou séduit négligemment la bonne : derrière ces actes dédramatisés et exécutés par Piccoli avec un naturel confondant, peu à peu on sent poindre le mal de vivre du personnage. Il tue sa femme et fuit à la nage. Recueilli par un bateau, il s’embarque pour quelque paradis exotique comme cuistot. C’est pratiquement le même personnage que l’on retrouve, épisodiquement, dans Liza, où justement Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve vivent un amour tourmenté sur un semblable paradis exotique. Mais c’est dans La Grande bouffe que Ferreri pousse le plus loin le décapage du personnage : c’est toujours le même bourgeois séduisant que l’on voit progressivement sombrer dans la goinfrerie puis mourir dans ses propres excréments.

La collaboration avec Claude Sautet, très fidèle également, semble au premier abord mettre en scène un Piccoli conforme à son cliché. Dans Les Choses de la vie, Vincent, François, Paul et les autres et Mado, il incarne une figure presque emblématique de son époque : homme mûr mais fragile dont l’univers au bord de la fêlure va peu à peu s’effriter : l’infarctus au volant de la voiture dans Les Choses de la vie reste une image dans laquelle une génération entière a pu reconnaître ses craintes. En fait, on est plus près que l’on croit de ce mal de vivre que Piccoli incarnait chez Ferreri, en tout cas il s’agit de son complément. Par contre, son interprétation dans Max et les ferrailleurs, qui est certainement le film le plus étrange de Sautet, est une véritable composition : blafard, vêtu de noir, raide, plus qu’un policier, il incarne une idée de la police, violemment stylisée, glaçante de rigueur. Le miracle est encore une fois que Piccoli soit capable de faire vivre ce genre de personnages et d’y injecter, sinon une certaine humanité, au moins une indéniable crédibilité.

On n’en finirait pas de dénombrer les créations qu’il a marquées d’un talent en perpétuel renouvellement ; silhouette sortie de l’ombre du film noir américain (Le Doulos de Jean-Pierre Melville), intellectuel faussement décontracté, un chapeau perpétuellement vissé sur le crâne (Le Mépris de Jean-Luc Godard), un nouveau grand seigneur, méchant homme amoureux d’une acide Catherine Deneuve qui se refuse à lui (Benjamin de Michel Deville), notable espion au double visage (L’Etau d’Alfred Hitchcock), assassin grandiose et bouffon (Le Trio infernal de Francis Girod), PDG vampirisateur (Une étrange affaire de Pierre Granier-Deferre), détestable animateur de reality-show sanglant (Le Prix du danger d’Yves Boisset), épicurien tranquille rattrapé par l’histoire et par une bien encombrante famille (Milou en Mai de Louis Malle)… Son imagination peut surgir quand on s’y attend le moins, aussi bien dans un film de Godard que de Roger Hanin (La Rumba). S’il est un acteur démocrate, c’est bien Michel Piccoli.

Prêt à toutes les aventures, aussi bien avec un cinéaste expérimental qu’avec un artisan chevronné, intéressé par la mise en scène au point qu’il nous donnera peut-être un jour un film dont il parle déjà suffisamment souvent, Michel Piccoli a eu une expérience de producteur à laquelle il tient beaucoup. Il aida au financement de Themroc (Claude Faraldo), La Faille (Peter Fleischmann), Sept morts sur ordonnance (Jacques Rouffio), ou Des enfants gâtés (Bertrand Tavernier), films où il jouait également. Certains furent aussi de bons succès commerciaux, comme le film de Rouffio. Mais très certainement la production qui lui tenait le plus à coeur était Le Général de l’armée morte : touché par l’envoûtant roman de l’albanais Ismaïl Kadaré, Piccoli s’en assura les droits avec peut-être l’idée un jour de le mettre en scène lui-même. Le film sera long à bâtir et Piccoli essayera de le confier à plusieurs cinéastes. C’est finalement le prestigieux chef-opérateur Luciano Tovoli qui en assurera la réalisation. Film étrangement fantomatique et glacé, il mérite sans doute mieux que l’accueil indifférent qu’il reçut à sa sortie. Piccoli y avait investi beaucoup de lui-même et y a perdu beaucoup. Mais il continue à considérer avec fierté ses courageuses entreprises de production.

Avec maintenant une activité théâtrale dont l’importance est grandissante, Michel Piccoli est débordant d’énergie et d’activité, il préside notamment l’Association « Premier Siècle du cinéma » qui se propose à la fois de célébrer le centenaire du cinématographe et d’entrer joyeusement et au galop dans le deuxième siècle en pariant sur l’éternelle vitalité du septième art. Par une pirouette qui ne sera certainement pas sa dernière, il nous rappelle qu’il peut y avoir autre chose dans la vie d’un acteur qu’une carrière de cinéma. Comme il nous avait déjà rappelé que pour un acteur de cinéma il peut y avoir autre chose qu’une carrière de vedette. Insatiable questionneur et expérimentateur, Michel Piccoli a simplement accompli un parcours exemplaire. Avec pour règle essentielle le plaisir de jouer et rien d’autre.

1″Un moment étoiolé d’humani
é », entretien avec Michel Piccoli par Jean A. Gili, Jean-Pierre Jeancolas, Olivier Kohn, Michel Sineux. Positif n°371, janvier 1992