Jules Dassin

Christian Viviani

Pourtant né en 1911 à Middleton, Connecticut, Jules Dassin fait souvent figure de cinéaste européen. La consonnance française de son nom, son passage en France après sa mise au ban par les persécutions maccarthystes, et sa fidélité fréquente aux acteurs français ont pu créer cette méprise. Mais un examen attentif de sa carrière et de son ?uvre nous fait apparaître un cinéaste réellement américain.

Il est de la génération des Orson Welles, des Nicholas Ray et des Joseph Losey, qui firent leur apprentissage dans les théâtres les plus avant-gardistes de New York ainsi que dans les stations de radio branchées avant de prendre Hollywood par surprise vers le milieu des années quarante. Cette génération de cinéastes américains s’est caractérisée par une forte empreinte de la culture européenne. Dassin est un cas exemplaire en ce qu’il étudia sur le vieux continent de 1934 à 1936 avant d’entrer dans le monde du spectacle, comme acteur, au théâtre et à la radio. C’est l’une de ses mises en scène de théâtre, The Medecine Show, qui lui vaut d’attirer l’attention de Martin Gobel. A l’époque Hollywood faisait les yeux doux à toute la frange progressiste de l’intelligentsia new-yorkaise. On fit venir Orson Welles, bien sûr, mais aussi Clifford Odets ou Irwin Shaw. Dassin est du lot. Il n’a pas le prestige ni la chance d’un Orson Welles et ce n’est pas un long métrage couteux qu’il se voit proposer. D’ailleurs, avant que la Metro Goldwyn Mayer lui fasse suffisamment confiance pour lui laisser la responsabilité d’un court métrage, il fait ses classes techniques auprès du meilleur technicien dont on puisse rêver : Alfred Hitchcock. Jules Dassin est assistant sur Mr et Mrs Smith qui, pour être peu révélateur du style du maître du suspense, n’en est pas moins un excellent tremplin.

A la fin des années trente et au début des années quarante, la M.G.M. était le plus prestigieux des studios hollywoodiens. Une production B y était souvent l’équivalent d’une production A dans un autre studio. Mais le parcours obligé, tant pour un scénariste qu’un acteur ou un metteur en scène, commençait dans l’unité de production de courts métrages. Tourneur y fit ses classes ainsi que Losey. Dassin y débuta avec un certain retentissement par The Tell-Tale Heart, une adaptation ambitieuse du classique d’Edgar Poe Le C?ur révélateur. On y remarqua à la fois la performance d’acteur de Joseph Schildkraut et le style mi-expérimental, mi-expressionniste de Dassin. La critique et le public suivirent très vite. Si bien que le jeune cinéaste se trouva catapulté sur le devant de la scène. On eut du mal à cerner sa personnalité et à plus forte raison son style, si bien qu’on lui assigna des choses très différentes les unes des autres. Un film d’espionnage au budget raisonnable, comme Nazi Agent, l’un des derniers rôles (double) du formidable Conrad Veidt, et un autre, Reunion in France, au budget plus dispendieux, destiné à remettre sur pied la carrière déclinante de Joan Crawford en lui donnant comme partenaire la star masculine qui montait, John Wayne : ce sera le dernier film de Crawford à la firme du Lion, avant que la Warner Bros et Michael Curtiz (célébré ici même l’année dernière) ne lui assurent le spectaculaire redressement de Mildred Pierce (Le Roman de Mildred Pierce). Les deux films témoignent de l’habileté et du savoir faire grandissant de Dassin, même s’ils ne laissent rien entendre de ses ambitions.

Par ailleurs, Dieu sait pourquoi, la M.G.M. essayait de tester les possibilités de Dassin sur un terrain tout autre : celui de la comédie. The Affairs of Martha fut dans des proportions modestes un bon succès. Si bien que, lorsqu’après son intrusion ratée dans la série A avec Reunion in France Dassin fut rétrogradé à la série B, il fit plutôt bonne figure avec Young Ideas. Il se tailla même un assez joli succès avec une adaptation modernisée du charmant Canterville Ghost (Le Fantôme de Canterville) où un Charles Laughton moustachu et ectoplasmique bougonnait sous les assauts de la redoutable Margaret O’Brien. On peut penser que c’est dans ces petits films agréablement insignifiants que Dassin acquit un certain métier de la comédie qui allait ressurgir, à la surprise de certains, dans Jamais le dimanche ou Topkapi. On serait cependant curieux de voir un film noir comme Time Fortune où Dassin bénéficiait d’une photographie du grand Karl Freund et qui était déjà filmé en grande partie en extérieurs réels à la Nouvelle-Orléans : on peut donc penser que lorsqu’il en fit autant pour La Cité sans voiles, il s’agissait du point d’aboutissement d’une idée de la mise ne scène qui remontait déjà loin. La dernière comédie de série B de Dassin à la M.G.M., A Letter for Evie, reprend Freund à la caméra et compte le délicieux Hume Cronyn dans un des rôles principaux. Après cela, Dassin traversa un tunnel professionnel avant de se retrouver à l’Universal, à la direction d’un film de série A.

Dans Brute Force (Les Démons de la liberté), on retrouvait Hume Cronyn, moins délicieux mais toujours remarquable dans le rôle du gardien chétif et sadique qui torture Burt Lancaster et se délecte de la musique de Wagner. Le temps de deux films, Dassin va être associé à un producteur sensible et prestigieux, Mark Hellinger, qui avait quant à lui fait ses classes à la Warner Bros. Les Démons de la liberté et La Cité sans voiles portent la marque d’un producteur autant que celle d’un cinéaste. Pour être créative, l’association n’en fut pas moins tumultueuse : Dassin s’est plaint plus d’une fois d’un montage qui avait édulcoré son travail sur les deux films. Avec le recul historique, tout ce qui est action et réalisme tient encore admirablement debout : les scènes de prison et l’évasion des Démons de la liberté ou la poursuite finale et tout ce qui tourne autour de Ted de Corsia dans La Cité sans voiles affirment le sens d’un cinéma sec et sans bavure, stylisé presque jusqu’à l’abstraction. C’est à cause de cette réussite indiscutable que la faiblesse de certains passages (les flash-backs féminins dans Les Démons de la liberté, la vie familiale des policiers de La Cité sans voiles) détonne et sent fortement le compromis. On pourrait, en analysant hâtivement ces défauts et ces qualités, conclure que Dassin est plus à l’aise dans l’action que dans le romanesque et que les personnages féminins le laissent désarmé.

Je pencherais plutôt en expliquant que Dassin n’a pas été libre de ses mouvements car, ce qui frappe dans les deux films suivants c’est justement l’équilibre harmonieux entre l’action et le romanesque et l’intelligence des personnages féminins. Le succès critique et public des deux films Universal-Mark Hellinger a placé Dassin dans une position de force. A la 20th Century Fox, probablement aidé par Darryl F. Zanuck qui passait alors pour un producteur intelligent et libéral, Dassin semble plus à l’aise et signe ceux qui restent encore maintenant ses deux chefs d’?uvres absolus : Les Bas-fonds de Frisco (Thieves Highway) et Les Forbans de la nuit (Night and the City). Les deux films bénéficient de scénarios superbes, riches et elliptiques à la fois : Dassin est le seul responsable des Forbans de la nuit d’après un roman de Gerald Kersh, alors que I.E. Bezzerides adapte dans Les Bas-fonds de Frisco son propre roman The Red of My Blood / Thieves Market. Celui-ci, ou du moins une partie de celui-ci, avait déjà été adapté à la Warner Bros en 1940 sous le titre They Drive by Night (Une femme dangereuse), réalisé par Raoul Walsh. La première adaptation, très réussie dans un registre très différent de celui de Dassin, montait en épingle le personnage de la femme fatale jouée par Ida Lupino. L’aspect social était gommé et les charmes conjugués de George Raft, Ann Sheridan et Humphrey Bogart conféraient au film un ton ironique et mordant totalement absent de la version postérieure. Les Bas-Fonds de Frisco gomme le romanesque et l’ironie, élimine la femme fatale et renchérit sur le social. Il faut reconnaître que, de tous les films réalisés à une époque où l’Hollywood intellectuel découvrait médusé le sous-prolétariat, c’est celui qui donne la vision la plus juste de cette classe sociale : on est frappé par la justesse du dialogue, du geste et de la couleur locale. Les scènes du marché aux fruits et légumes méritent une place dans une anthologie du réalisme cinématographique qui resterait à faire. Richard Conte, sobre et électrilisé à la fois, Valentina Cortese, le cheveux court et bouclé, sanglée dans un ciré, Lee J. Cobb, Millard Mitchell ou Jack Oakie constituent une des distributions les plus homogènes de l’époque. Par ailleurs, le réalisme de Dassin dépasse ici sans cesse la simple apparence documentaire qu’il y avait dans La Cité sans voiles pour venir se doubler d’un vrai sens du tragique (qui le prédisposait peut-être à rencontrer la Grèce et Melina Mercouri) : au début du film, le retour de guerre de Richard Conte qui découvre son père handicapé est une séquence exemplaire de ce tragique documentaire que Dassin allait encore porter très haut dans son prochain film.

Il est déjà inquiété par la Commission des activités anti-américaines. Il juge plus prudent d’aller en Europe filmer avec des capitaux gelés en Angleterre par la Fox, auprès de laquelle il était encore sous contrat, Les Forbans de la nuit. Il s’agit sans nul doute de son plus beau film. Dès les plans d’ouverture, obsessionnellement filmés en diagonale, où Richard Widmark tente d’échapper à ses poursuivants dans une métropole nocturne, le ton est donné. Le sens du décor (le gymnase, la cage où règne Francis L. Sullivan, le méchant), de la lumière (tombant du haut du cadre ou jaillissant brutalement de côté, elle laisse le plus souvent dans l’ombre la moitié du visage de Widmark, perpétuellement hors d’haleine), l’invention de la direction d’acteur, tant dans la prestation fabuleuse de Widmark que dans les abondants seconds rôles (Stanislas Zbyszko que l’on ne reverra plus, Googie Withers en garce rapace, Francis L. Sullivan, le plus souvent photographié en contreplongée) créent une ?uvre unique. Le sens du tragique, décelable déjà dans Les Bas-Fonds de Frisco, prend ici encore plus de résonnance. Loin de Hollywood, on a l’impression que Dassin peut faire le film noir sans concession qu’il portait en lui et dont Les Démons de la liberté et La Cité sans voiles n’étaient que des pis-aller : la mort du héros à la fin du film semble être un aboutissement logique de la vision du monde que le cinéaste n’avait pu encore totalement déployer.

Quatre ans d’inactivité suivront ce chef d’?uvre. Le projet français de l’Ennemi public n°1 avec Fernandel lui est retiré au dernier moment pour être confié à Verneuil. Cinéaste en exil, Dassin n’est pas loin de retrouver le ton de ses films américains dans Du rififi chez les hommes, qui lui vaut un véritable triomphe. Production modeste mais efficace, où les français retrouvaient avec étonnement les qualités américaines de concision et de sécheresse, le film redonnait avec Touchez pas au grisbi de Jacques Becker un sang neuf au cinéma policier français exsangue. Ces deux réussites n’eurent pas vraiment d’effet même si elles eurent une indéniable progéniture. Presque tous les films policiers de Gabin vieillissant évoqueront le Grisbi alors que le méthodique casse au parapluie du Rififi sera copié à tort et à travers en France et à l’étranger (par Dassin lui-même dans une séquence clin d’oeil de Topkapi). La carrière de Dassin, enfin reconnu et fort d’un nouveau prestige, repart de plus belle. Le cinéaste laisse maintenant éclater son ambition au grand jour. Il adapte Roger Vailland (La Loi) et Nikos Kazantzakis (Celui qui doit mourir) dans des coproductions européennes de prestige. Si La Loi souffre d’une distribution hétéroclite (Melina Mercouri y est d’une séduisante sensualité mais Gina Lollobrigida refait, surprise en moins, son numéro de souillon des Pain, Amour…) qui diminue fortement l’impact du sujet. Celui qui doit mourir se tire mieux des mêmes embûches : peut-être une interprétation entièrement grecque aurait été préférable (Mercouri, encore une fois, fait une émouvante Marie-Madeleine) mais force est de reconnaître la dignité de l’entreprise (Pierre Vaneck, toujours sous-employé au cinéma, est remarquable). A la lumière de La Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese, également adapté de Kazantzakis et dont il est un peu le pendant, Celui qui doit mourir mériterait sans doute d’être revu, sinon réévalué.

Par contre, les films de Dassin depuis Jamais le dimanche sont plus facilement dans les mémoires, ne serait-ce que parce qu’ils ont propulsé Melina Mercouri au firmament des stars. L’insouciance et la gaîté de Jamais le dimanche surprirent de la part d’un cinéaste marqué par une image de sérieux. On a l’impression que Dassin, qui se réserva le rôle principal, piétinait joyeusement l’image qu’on se faisait de lui. Plusieurs critiques crièrent à la trahison mais le public fit une ovation à cet hymne presque dyonisiaque à Ilya, la belle prostituée amorale du Pirée. Grâce au succès, Dassin revint aux États-Unis en triomphateur, recréant son succès à Broadway, dans un musical où Melina Mercouri reprenait avec ardeur son rôle (Cyd Charisse prit plus tard la relève). A partir de là, Dassin ne se lassa plus d’offrir des rôles à la femme de sa vie. Et qui pourrait l’en blamer ? Il y eut Melina tragique dans Phaedra, Melina sexy dans Topkapi, Melina mère admirable dans La Promesse de l’aube et Melina actrice au miroir dans le méconnu Cri de femmes. Dassin et Melina ont paraît-il un certain faible pour La Promesse de l’aube. Mais je pencherais personnellement pour Cri de femmes où leur collaboration semblait boucler une boucle. En effet, une des séquences les plus mémorables de Jamais le dimanche voyait Ilya / Melina raconter avec un fulgurant sens de l’adaptation et du raccourci la tragédie de Médée. Ici, Melina joue le rôle d’une actrice qui, pour se préparer à incarner Médée à la scène se rapproche d’une femme (Ellen Burstyn) incarcérée pour avoir tué ses enfants. Le miroir est troublant et les deux actrices convaincantes. Il y a, on le voit, de nombreuses raisons d’aborder avec curiosité cette ?uvre riche et diverse d’un cinéaste qui a si souvent refusé les étiquettes qu’on voulait lui coller. Dassin reste en fin de compte une manière de franc-tireur, tant à Hollywood qu’en Europe, et ce n’est pas là la moindre de ses qualités.