Emilio Fernández

Paulo Antonio Paranaguá

Le Mexique a été tellement absent de nos écrans que même le nom de celui qui l’a longtemps incarné a failli être complètement effacé de la mémoire des cinéphiles. Il est grand temps de redécouvrir Emilio Fernández (1904-1986), dit « El Indio », de lui rendre justice dans l’évaluation de la seule chose qui compte vraiment : son oeuvre. La mémoire n’existe que si on l’entretient et aucune opinion, quelle qu’elle soit, ne garde un minimum de pertinence si on ne peut pas la confronter aux films eux-mêmes.

Si le Mexique revient dans les festivals, avec la vigueur d’une nouvelle génération de cinéastes, si la rétrospective du Centre Georges Pompidou est appelée à favoriser de véritables retrouvailles avec cette partie fondamentale du patrimoine cinématographique, « El Indio » Fernández reste une personnalité fascinante et déroutante.

Sa personnalité tout court n’a pas peu contribué à l’infortune critique, voire à l’oubli. Comme la plupart des artisans de la grande époque du cinéma mexicain, il a mal vécu les transformations induites très tôt par la crise. A Mexico, attablé dans la cantine des studios Churubusco, il ressassera ses souvenirs et ses frustrations. Il promenera sa figure pathétique dans quelques festivals en manque de pittoresque. Il ne se remettra pas vraiment du séjour en prison, à la suite d’une rixe mortelle. Comme si l’oeuvre s’était éclipsée derrière sa propre présence physique, les dernières prestations ne retiennent de lui qu’une apparence, l’ombre d’un gaillard qui se complaisait dans les méchants rôles.

Dans ce qui est resté longtemps la seule étude approfondie en langue française, Raymond Borde avait cerné parfaitement quelques contradictions du personnage1. Ses reproches essentiels tiennent à l’empreinte du mélodrame et du folklore et à la naïveté idéologique de « El Indio » Fernández. Aucun de ces reproches n’est déplacé : ce qui a pu changer c’est notre perception de leur importance, la valeur que nous leur accordons. Le mélodrame n’est heureusement plus connoté de manière aussi négative qu’il l’était naguère. Après la critique radicale des codes et du récit, nous sommes plus ouverts vers les conventions narratives classiques. Le mélo, en particulier, fait l’objet d’une revalorisation, dans le contexte plus général d’une réappropriation des genres. A partir de là, les deux reproches suivants, parfaitement justifiés lorsqu’il s’agissait de contester la prétendue dimension sociale, réaliste, voire même révolutionnaire des films d’Emilio Fernández, ont une portée secondaire.

En effet, le mélodrame est la substance même de son cinéma (et la quintessence du cinéma mexicain). Autant reprocher à John Ford de tourner des westerns. Emilio Fernández met en scène avant tout les grandes passions, le conflit des sentiments, les oppositions éternelles (nature et civilisation, terre et humanité, vie et mort). Son indigénisme est effectivement une idéalisation romantique, dont les sources ne se bornent pas à Eisenstein : au Mexique et ailleurs en Amérique Latine, la littérature comme la peinture procèdent de manière similaire et ne reculent pas devant un syncrétisme sans rapport avec la réalité telle que peuvent la décrire les anthropologues. Politiquement, « El Indio » en est resté aux idéaux du 19ème siècle, repris par la Révolution mexicaine, au risque d’assommer les spectateurs avec des discours sur les vertus de l’éducation, voie royale vers l’émancipation et l’ascension sociales. Il n’hésite pas non plus à compromettre l’exaltation de ces vertus civiques par une irrépressible fascination envers l’uniforme (militaire ou policier). Bref, il partage la bouillie idéologique du régime issu de la Révolution de 1910, resté entre les mains des caudillos militaires, avant d’être la proie d’un affairisme débridé.

Il n’empêche qu’au mieux de sa forme, Emilio Fernández a été capable de mettre en scène quelques uns des films mexicains les plus originaux et expressifs, aussi bien sur le plan plastique que dramaturgique. Il avait dans les veines du sang kikapú, seule communauté indigène autorisée encore aujourd’hui à franchir librement la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Son cinéma oscille de même sans cesse entre Hollywood et la recherche d’une authenticité nationale. Formé presque sur le tas, il est un de ceux qui « nationalisent » pour ainsi dire les genres et les recettes éprouvés par le cinéma américain.

Bien sûr, sa décadence a été fulgurante, comme l’avait été l’affirmation de son style. Produit de l’âge d’or de l’industrie du film à Mexico, entouré d’une équipe exceptionnelle (à commencer par le photographe Gabriel Figueroa) et de moyens à la mesure des ambitions de l’époque, sa dégringolade est au fond aussi vertigineuse que celle du vieux cinéma mexicain. Cependant, la contribution de cet autodidacte relève à l’évidence d’autre chose que du simple artisanat. Que sa trajectoire déçoive à l’aune d’une « politique des auteurs » montre tout simplement la difficulté d’appliquer cette grille à d’autres contextes et notamment à une cinématographie que ses fastes éphémères n’ont jamais affranchi des pesanteurs de la dépendance, du sous-développement, de l’improvisation et de l’instabilité.

L’obsession même de Fernández, les remakes répétés à la fin de sa carrière, montrent une personnalité figée, dépassée par les événements. Pénible, cette survie hasardeuse ne facilitait pas une évaluation sereine, alors que les nouvelles générations essayaient laborieusement de bousculer les habitudes et les structures, et d’imposer leur propre vision. Il jouait volontiers les machos, à l’écran comme dans la vie, et ses films révèlent une conception tout à fait traditionnelle des rôles sexuels. Je suis donc particulièrement heureux que ce soit une historienne mexicaine à la sensibilité féministe, Julia Tuñón, qui nous propose une relecture intelligente, pertinente et nuancée d’Emilio Fernández dans l’ouvrage Le Cinéma mexicain (Centre Georges Pompidou, 1992).

Pueblerina possède des moments d’une sobriété dramatique admirable. Dolores del Río a rarement été aussi émouvante que dans Bugambilia, un des plus beaux mélos romantiques. Entre les quiproquos comiques de Enamorada et les affrontements tragiques de Maclovia, María Félix évolue avec une superbe à couper le souffle. Quant au couple du flic et de la putain de Salón México, il est un des plus insolites qu’on ait projeté sur l’écran. Revoir les meilleurs films de « El Indio » est un plaisir qu’on souhaiterait partager le plus largement possible. Il ne dispensera pas de la nécessité de revoir un jour intégralement sa filmographie, pour connaître enfin le plus fameux des cinéastes mexicains.

1« Positif » n° 10, 1954, article reproduit dans « Cinémas d’Amérique latine », Toulouse, 1992