Pas sage comme une image

Sylvain Garel

Par la qualité de son ?uvre et la cohérence de sa démarche, Atom Egoyan représente la quintessence du nouveau cinéma canadien-anglais. Sa réputation internationale établie en quelques années, en fait la locomotive d’un long convoi de jeunes talents anglo-canadiens dont les principaux wagons se nomment : Patricia Rozema, Anne Wheeler, Patricia Gruben, William D. MacGillivray, Peter Mettler, Guy Maddin, John Paisz, Bruce McDonald, Bruno Lazaro Pacheco, John N. Smith, Michael Jones, Ken Pittman… (1)

Comment faire un cinéma canadien ? Ces cinéastes, comme leurs prédécesseurs, doivent absolument répondre à cette question pour exister face à leur conquérant voisin étatsunien qui considère depuis toujours – depuis les années 20, plus précisément – le Canada comme partie intégrante de son marché cinématographique intérieur. A ce sujet, Egoyan déclarait, dans un entretien à la revue cinématographique québécoise 24 images : « Notre domination en tant que culture se fait par le biais des médias. Toute cette question du pouvoir des médias est intrinsèque à notre réalité. Nous ne sommes pas dominés par la force physique, par la présence d’une armée, par l’impact du tourisme. Ce sont les images venues du Sud qui ont ce pouvoir. Nous en sommes gavés ». (2) Face aux images d’Hollywood (à « l’American way of shoot », comme dit Michel Poulette, dans un récent éditorial de Lumières (3)) Atom Egoyan a décidé d’opposer ses propres images.

Images, le mot-clé de l’?uvre d’Egoyan est laché. Fidèle à la définition que le Petit Robert donne de l’image (« Reproduction inversée qu’une surface polie donne à un objet qui s’y réfléchit »), Egoyan fait du cinéma-miroir. Pour lui-même d’abord, comme tout auteur digne de ce nom. Une grande partie de son oeuvre – et tout particulièrement Family Viewing qui le fera connaître, mais aussi par exemple, l’incendie de The Adjuster – repose sur une base autobiographique. Mais ce miroir de celluloïd, Atom Egoyan le tend aussi à ses concitoyens. Il peut d’autant mieux le faire dans ce territoire éternellement à la recherche d’une identité, que ses racines les plus profondes sont ailleurs. Quelque part entre Le Caire où il est né en 1960 et l’Arménie meurtrie d’où ses parents sont originaires. Il est arrivé au Canada à trois ans, un âge lui permettant tout à la fois d’assimiler rapidement la culture de son nouveau pays et de se souvenir quelque peu de l’ancienne, d’en être inconsciemment imprégné. Le passage entre ces deux mondes, ces deux univers a profondément marqué Egoyan. De Next of Kin, son premier long métrage réalisé en 1984 à son dernier film, The Adjuster, toute son ?uvre se réfère plus ou moins directement à l ?Orient en général et à l’Arménie et à sa diaspora en particulier. Lien personnifié par la constante et remarquable présence à l’écran (et dans sa vie) d’Arsinée Khanjian, arménienne née au Liban.

Ayant habité à Victoria (Colombie-Britannique), puis à Toronto (Ontario) et venant souvent à Montréal (Québec), où il a de la famille et de nombreux amis (4), Atom Egoyan est l’un des rares cinéastes anglo-canadiens à connaître en profondeur ce pays d’une côte à l’autre et à être parfaitement bilingue, même si, pour l’instant, il n’a jamais tourné en français. Cette vision tout à la fois pancanadienne et extérieure, le met dans une situation privilégiée pour faire le point sur l’état d’une société dont l’image (et l’existence ?) semble de plus en plus menacée. Tel est le personnage de The Adjuster (mot anglais désignant un expert auprès d’une compagnie d’assurances), Egoyan constate les dégats causés par l’invasion des images. Et tout particulièrement par la vidéo, qui, via des dizaines de chaînes de télévision, inonde le Canada.

Ce moderne médium de masse hante l’?uvre d’Egoyan. Dans Next of Kin, la vidéo permet à un jeune homme de monter une supercherie et de se faire adopter par une famille arménienne. Dans Family Viewing la vidéo est un enjeu de pouvoir entre un père et un fils à la recherche de ses origines. Dans Speaking Parts elle est tout à la fois trace d’un frère disparu et lien érotique entre un homme et une femme. Plus discrète dans The Adjuster, la vidéo fait toutefois quelques apparitions qui sont autant de clins d’oeil en direction des cinéphiles et une manière élégante de signer le film. Et, si elle est absente des premiers courts métrages d’Atom Egoyan (Howard in Particular, Peep Show, Men : a Passion Playground, Open House), on y trouve d’autres machines à enregistrer le son et les images : magnétophone, photomaton, répondeur téléphonique…

Contrairement à certains jeunes cinéastes se servant de la vidéo comme preuve de leur pseudo-modernité, Atom Egoyan ne l’utilise pas gratuitement. Il s’agit moins pour lui de porter un jugement sur ce médium- même si l’on sent bien qu’il lui préfère de loin le support filmique – que de rendre le spectateur conscient du processus de fabrication des images, de lui permettre de contrôler les moyens de communication et donc de lui donner les moyens de s’en servir utilement, sans devenir, comme des millions de téléphages sans repères, une victime des nouvelles technologies. Travaillant parallèlement à la réalisation des produits télévisuels pour gagner sa vie, Atom Egoyan connaît de l’intérieur tous les mécanismes utilisés pour river un téléspectateur moyen dans son fauteuil. Cette activité alimentaire l’a convaincu que l’audio-visuel commercial n’est pas de l’art. D’où cette volonté plusieurs fois réaffirmée de ne jamais faire du cinéma uniquement pour séduire le public. Pour Atom Egoyan, chaque film doit correspondre à une motivation profonde. En ce sens, Family Viewing, Speaking Parts et The Adjuster peuvent se voir, s’entendre et se lire comme d’efficaces antidotes contre l’aliénation télévisuelle voulue par l’usine à rêves hollywoodienne.

Ce refus du cinéma commercial est patent dans la manière dont Atom Egoyan élabore le schéma narratif de ses films. Tout en racontant des histoires somme toute assez linéaires, il rejette les facilités de scénario, les formules convenues, les rebondissements attendus et toutes les ficelles si souvent utilisées sur les grands et les petits écrans. Ses longs métrages sont construits comme des puzzles dont les pièces trouvent petit à petit leur place. Pas toutes d’ailleurs, Egoyan mettant un point d’honneur à laisser certains éléments dans l’ombre. Cette « déconstruction continue » comme il le dit dans un entretien à Libération (5), constitue la base de son style et de son oeuvre. Elle montre l’importance de l’influence qu’ont exercé sur lui des écrivains comme Adamov, Beckett ou Ionesco. On est vraiment très loin d’Hollywood et de sa production prédigérée…

La famille est une autre constante des films d’Egoyan. Elle constitue le pendant traditionnel de son ?uvre. A l’opposé du versant moderniste représenté par la vidéo. Parfois critique par rapport à cette institution (cf Family Viewing), Egoyan est bien loin du « Famille, je vous hais », en vogue dans les années 70. Dans la plupart de ses films, elle représente un refuge, un havre de paix, un lieu de communication naturel face à un monde déboussolé où l’individualisme règne en maître. Les personnages principaux de ses films, souvent socialement et psychologiquement isolés et marginalisés, se cherchent un foyer. Cette image idéalisée d’une famille protectrice renvoie encore une fois à la confrontation entre deux cultures, l’orientale et l’occidentale, qu’Atom Egoyan a traversé à des âges différents de sa vie. Elle démarque son ?uvre de celles des autres cinéastes ontariens qui semblent, pour la plupart, avoir fait leur deuil de l’institution familiale.

Logiquement, Egoyan s’est constitué sa propre famille artistique : Arsinée, sa compagne de tous les jours et de tous les projets, Mychael Danna, le musicien de tous ses grands films, sa solide équipe torontoise (avec laquelle Denys Arcand a tourné son sketch de Montréal vu par…) sans oublier ses références cinématographiques. A commencer par Théorème de Pasolini (qui a beaucoup influencé The Adjuster), Sayat Nova de Paradjanov, Persona de Bergman et deux modèles canadiens, le Québécois Jean-Pierre Lefebvre et l’Ontarien David Cronenberg (et tout spécialement son film Vidéodrome). Et puis il y a Wim Wenders. Voici quelques années, le réalisateur des Ailes du désir lui avait remis un chèque de plusieurs milliers de dollars correspondant au prix qu’il venait de recevoir dans un festival. Depuis les deux cinéastes entretiennent une relation étroite. L’été passé, Atom Egoyan, devenu à son tour un cinéaste internationalement reconnu, a fait le même geste en faveur de John Pozer, le jeune réalisateur canadien de The Grocer’s Wife (6). La boucle est bouclée. Elle le sera complètement si son projet de tourner un long métrage en Arménie voit le jour. Atom Egoyan a trouvé sa place dans la petite famille du grand 7ème Art.

(1) Des films de ces cinéastes et de beaucoup d’autres seront présentés au Centre Georges Pompidou entre février et mai 1993, dans le cadre d’une rétrospective intitulée « Les Cinémas du Canada ».

(2) 24 Images, n° 46, novembre-décembre 1989, p 7

(3) Lumières, n° 29, hiver 1992, p 3. Revue de l’Association Québécoise des Réalisateurs et Réalisatrices de Cinéma et de Télévision (A.Q.R.R.C.T.)

(4) En 1991, il a tourné dans cette ville un des six sketches de Montréal vu par…Ce film sera visible pendant la rétrospective organisée par le Centre Georges Pompidou et lors du deuxième Festival du cinéma québécois à Blois du 7 au 11 octobre 1992.

(5) Libération, 28 novembre 1991, p 49

(6) Sélectionné à Cannes en 1992 dans le cadre de la Semaine Internationale de la Critique Française.