Michael Curtiz

Christian Viviani

Michael Curtiz a-t-il fait triompher la narration au détriment de l’anecdote ? On serait tenté de l’affirmer. Dès ses films autrichiens, en attendant de découvrir ses films hongrois, on est frappé par la disproportion entre une histoire à clichés (Le Sixième commandement) et une forme raffinée qui la métamorphose. Même en collaborant avec une personnalité littéraire de premier plan (Arthur Schnitzler), Curtiz semble devoir affronter un scénario alambiqué et entendu à la fois (Le Jeune Médard). Le travail formel de Curtiz n’a pas pour but de clarifier le confus ou de gommer le cliché : il saisit une histoire, n’importe quelle histoire peut-être, à bras le corps et trouve son épanouissement et son exaltation à la raconter en termes visuels. Ce qui explique que dans ces deux films, on oublie vite une psychologie sommaire et une dramatisation parfois artificielle pour ne se passionner que pour la fluidité du récit. A cette époque, Curtiz bouge peu sa caméra : c’est la conquête du plan fixe qui l’occupe. Il en perçoit miraculeusement toutes les possibilités, jonglant avec la profondeur de champ, la puissance évocatrice du hors-champ, la prise de possession de l’espace ; très vite il s’intéresse aux possibilités expressives des plafonds filmés en contre-plongée. Se juxtaposant aux personnages, les silhouettes parfois démesurées suggèrent un monde de fantasmes que la caméra refuse de cadrer. S’incrustant dans le champ, des reflets mettent en lumière une vérité émiettée qui tient de l’idée fixe ou de l’obsession.

Arrivé aux États-Unis, ayant sans doute encore moins qu’auparavant la possibilité (ou le souci) de choisir son scénario, Curtiz ne changera pas d’un iota sa démarche hautaine. Si le scénario est habile (Casablanca), voire admirable (Le Vaisseau fantôme), tant mieux ; sinon, l’art de Curtiz se déploiera de toute façon, pourvu qu’il décèle les possibilités visuelles du sujet. Pour lui, les possibilités visuelles d’un sujet sont avant tout la possibilité de raconter une histoire derrière l’anecdote ; en général, une histoire aux larges zones d’ombre, propulsée par le regret, l’obsession ou la frustation. Rêves de jeunesse est exemplaire de la démarche : le mélodrame familial n’est qu’un prétexte et c’est la présence des trouble-fêtes, John Garfield et Claude Rains, qui va justifier l’approche déviée de Curtiz. La forme ne fait qu’affiner ce qui était déjà sensible en Autriche : ombres portées et reflets, perspectives aigües, plongées et contre-plongées, surcadrages et décadrages mettent en abyme un récit au départ unidimensionnel. C’est probablement pourquoi Curtiz paraîtra si à l’aise dans la narration en flashes-back en faveur dans les années quarante : la mise en abyme visuelle est au diapason d’une mise en abyme narrative. Casablanca, Mildred Pierce, Boulevard des passions sont propulsés par une histoire qui balbutie, revient en arrière, repart en avant, pour repartir plus loin en arrière. Ceci, pour ne rien dire de Passage to Marseille, méconnu, mais jusqu’au boutiste dans son imbrication de flashes-back à la manière des boîtes gigognes chinoises. Rendu irréel par une utilisation audacieuse des transparences (Casablanca) ou abstrait par une utilisation fiévreuse du surcadrage et du décadrage qui va jusqu’à filmer un cadre vidé de ses protagonistes (Mildred Pierce), le flash-back sied à Curtiz car il lui permet d’entrer de plein-pied dans cette appréhension mentale du récit qui semble l’intéresser entre toutes.

La réussite de Curtiz dans le film d’aventures, notamment avec la somptueuse série qu’il consacre à l’exaltation du mythe romantique d’Errol Flynn, trouve elle aussi son explication dans cette forme qui va au fond des choses à l’aide de procédés visuels qui ont le tranchant du scalpel. Parfaitement réussi, mais travail d’artisan partagé avec le moins tourmenté William Keighley, Les Aventures de Robin des Bois en reste à un premier degré que la couleur semble imposer ; un an plus tard, Ville sans loi le confirmera. Mais l’essentiel et le meilleur du cycle Errol Flynn est dans un noir et blanc proche de celui du Sixième commandement et du Jeune Médard : avec le recul, Capitaine Blood et surtout l’Aigle des mers apparaissent comme de purs chefs d’oeuvre. Le romantisme s’y déploie dans la noirceur et la menace : la place du pilori plongée dans l’ombre dans Capitaine Blood, l’atmosphère de conspiration qui règne au palais de l’Aigle des mers envisagent le film d’aventures comme un traumatisme d’enfance ; il faudra attendre Moonfleet de Fritz Lang pour trouver quelque chose de comparable. Par ailleurs, Curtiz fait maintenant bouger sa caméra, d’une manière qui va d’ailleurs finir par devenir une véritable griffe : ce recadrage très bref sur un personnage, passant, par exemple, rapidement d’un plan taille à un plan poitrine, est une signature. Curtiz y manifeste sa volonté d’aller au delà de la représentation que suggère le plan moyen ou le plan d’ensemble : ce bref élan freiné de la caméra fixe le désir de transgresser les apparences.

Le montage se départit du caractère heurté qu’il avait dans les films autrichiens pour progresser vers une fluidité parfois confondante. Bien entendu, la technique qui consiste à découper trois histoires en tranches et à les empiler comme les différents étages d’une pièce montée prévalait dans les films autrichiens. Fonctionnant sur un principe analogue, L’Arche de Noé, réalisé six ans après le Sixième commandement, marque un pas décisif. Mais c’est dans le maniement des différents degrés temporels de Mildred Pierce et de Passage to Marseille que l’on mesure mieux la virtuosité atteinte par Curtiz.

De manière moins spectaculaire, c’est également une grande sûreté de montage qui permet à Curtiz de se tirer de l’écueil de Doctor X et Masques de cire : la dimension horrifique alterne avec un comique burlesque (Lee Tracy dans Doctor X) ou abrasif (Glenda Farrell dans Masques de cire) qui pourrait à chaque instant la détruire. Le mélange est moins heureux dans Doctor X, mais il est parfaitement homogène dans Masques de cire. Il est à noter que dans son film fantastique le plus réussi (et le moins prestigieux), Le Mort qui marche, Curtiz sera libéré de ce mélange des genres sans doute imposé par les cuisiniers de la Warner.

De ce cinéaste que l’on a longtemps identifié au studio qui l’employait au point de ne faire de lui qu’un homme à tout faire, des recherches récentes nous ont révélé que directeur de studio et producteurs étaient souvent en conflit ouvert contre lui. Le mauvais caractère proverbial du cinéaste n’est pas seul en cause. On lui reprochait souvent le temps perdu à régler un éclairage, à choisir un angle de prise de vue ou à élaborer un mouvement de caméra complexe. Dans un studio obsédé par la rentabilité et qui avait la réputation d’être le plus chiche des grands studios, Curtiz était vilipendé pour vouloir faire de « l’art ». La lassitude évidente dans les derniers films de Curtiz atteste que les studios ont fini par avoir raison de lui et qu’il avait renoncé à toute velléité artistique. Mais, si l’on considère la triste beauté de Trafic en haute mer, en 1950, on réalise qu’il aura fallu plus de vingt ans à la Warner Bros pour vider Michael Curtiz de son énergie. A raison parfois de cinq films par an, on peut admettre que le cinéaste a résisté avec un panache et une endurance remarquables. Certains ont été broyés par le système en deux ou trois films. Curtiz n’a pas été broyé : il a baissé les bras et il n’a plus pensé qu’à assurer sa retraite. Il laissait alors derrière lui suffisamment d’oeuvres achevées pour estimer qu’il avait eu tout le loisir d’exprimer cet univers de formes qu’il portait en lui.