Le Rose et le noir

Michael Henry Wilson

« J’ai tout perdu hormis l’amour,
l’amour de l’amour, l’amour des algues,
l’amour de la reine des catastrophes »
(Robert Desnos, 1927)

Le paysage urbain pourrait être une toile de fond, les façades un trompe-l’oeil. Le bar s’appelle Eve’s Lounge, la rue, Adams Street. Si c’est un paradis, c’est celui d’anges déchus. Sous le néon coloré des enseignes, des couples se forment ou se fuient. Dans les rires, les larmes, les coups de feu, les sonneries du téléphone, les blues qui n’en finissent pas, s’ébauchent les jeux de l’amour et du hasard…

L’ouverture de Choose me est une bonne initiation à la calligraphie voluptueuse d’Alan Rudolph. Peintre et musicien, poète et chorégraphe, auteur complet, Rudolph est un des rares artistes du cinéma américain d’aujourd’hui. Marginal peut-être, mais non maudit. Sans illusions, mais romantique au fond, Moderne jusqu’au bout des ongles. Rudolph est un enfant de Buffalo Bill : il a fait ses classes à Nashville. Il poursuit obstinément l’aventure créatrice entamée dans l’effervescence de Lion’s Gate, l’atelier de Robert Altman. Comme celui-ci, il a résisté à l’appel des sirènes hollywoodiennes et réussi à survivre en alternant les projets personnels et les commandes des studios. Sa carrière est si aléatoire qu’il se demande toujours si le film en cours sera le dernier, mais il continue d’expérimenter à l’écart des modes et des courants, en franc-tireur de la subversion poétique.

Son cinéma est avant tout fantasmagorique. « Seuls m’intéressent les films qui créent leur propre univers, leur propre rêve », reconnaît-il. On songe aux silhouettes de palmiers défilant derrière un pare-brise qui figure le L.A de Welcome ; à telle toile de Robert Delaunay qui remplace avantageusement une vue de la Tour Eiffel dans le Paris-Montréal des Modernes ; aux « downtowns » de Seattle et Minneapolis devenus respectueusement Rain City et Empire, les cités en état de siège de Touble in Mind et Equinox… Ces visions ont leur temporalité propre, pas toujours définissable ; le mode en est souvent le futur, un futur proche, juste assez « décalé » pour distiller une inquiétante étrangeté.quels que soient le décor et l’époque, il y a toujours un café, un de ces lieux enchantés où le temps sort de ses gonds et tout devient possible : Eve’s Lounge, Wanda’s Cafe, The Blue Danube, Villa Capri ou le Rose Sélavy où les échos du passé et de l’avenir se croisent si bien, que la caméra peut panoramiquer et découvrir au comptoir, en une pose de tableau vivant, les « modernes » d’aujourd’hui, punks, rock’n’rollers et « players » de Hollywood. Comme si le Paris de Dada et Man Ray avait enfanté les monstres de notre temps.

Dans la galerie d’excentriques chers à Rudolph se détache un protagoniste maintenant familier, lui-même peu ou prou artiste, auquel Keith Carradine a souvent prêté ses traits et son talent. Le compositeur de Welcome to L.A., le photographe de Choose Me, le peintre des Modernes ont en commun leur poisse, leurs frustations, et l’urgence des flambeurs qui jouent leur dernière carte. Ils se sentent floués ; ils voudraient être eux-mêmes, n’appartenir à personne, mais il faudrait d’abord qu’ils trouvent ou retrouvent leur identité. On pourrait croire ces solitaires dépourvus d’attaches. Mais ils ne manquent jamais de revenir sur les lieux de leur vie passée. Pour en ramasser les morceaux. Recoller les pièces du puzzle. Se ressaissir. De Welcome à Equinox, la reconquête de soi est le motif récurrent, sinon la principale « morale » de ces fables.

Paradoxalement, cette reconquête ne saurait s’accomplir que dans l’abandon. « La femme, soupirait Baudelaire, est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves ». Pour Rudolph aussi, l’amour est le grand jeu. De film en film, il redessine la carte de Tendre. Les messages enregistrés sur répondeurs ont remplacé les missives et les billets doux.; les « lofts » et les bars enfumés ont succédé aux palais et folies baroques d’antan. Mais le c?ur est toujours un chasseur solitaire. Nul n’est à l’abri du désir, de son euphorie, de ses dérives. Ni le musicien de Welcome, qui ne croit qu’aux rencontres d’un soir, aux « one night stands ». Ni celles qui prétendent discourir sur la sexualité, telle le Dr Love de Choose me. Pas même la vamp calculatrice de Love at Large qui se mue soudain en « torch-singer » mythique pour chantonner « You Don’t Know Love Is » au beau milieu de négociations prosaïques…

Comme dans les marivaudages anciens, quiproquos et chassés-croisés se succèdent en une ronde toujours plus échevelée. Mais les romances de nos modernes confondent le danger et le désir, la peur et la passion, le rose et le noir. Les coups de c?ur ont la fulgurance des coups de grisou. La violence et la folie ne sont jamais loin. La Géraldine Chaplin de Remember my Name, le Keith Carradine de Choose me sont des mythomanes, peut-être des psychopates. Souvent, « L’underworld » criminel affleure, avec ses gangsters absurdes et leurs révolvers quelque peu saugrenus. Comme un contrepoint aux joutes amoureuses. Au cours de sa quête, le héros est toujours appelé à faire usage de ses poings. Péripétie acceptée comme une simple épreuve. Car les pièges de la passion sont autrement redoutables. Ce que découvre le « privé » de Love at Large, qui se trompe de suspect en même temps qu’il se trompe d’âme s?ur, c’est que le plus grave des crimes est de ne pas savoir aimer…

Depuis toujours, Alan Rudolph marie la comédie romantique et le film noir. Comme Glenne Headly mélangeant le sucre et le poison pour tuer Bruce Willis dans Mortal Thoughts. L’art est dans le dosage. Parfois, le tragique bascule dans la farce ; parfois le sublime se perd dans la dérision ou la mélancolie. La réalité est trop mouvante pour s’accomoder d’un registre unique ; elle requiert une alchimie savante. Les intermittences du c?ur, le flux et le reflux des sentiments, voilà la matière de ces contes, aussi subtile qu’évanescente. C’est une partition qui appelle la polyphonie que Rudolph a aidé Altman à développer dès California Split. Mais il va bien au-delà du behaviorisme. Comme les impressionnistes qui se faisaient fort de fixer les miroitements infinis de la lumière, il entend capter toutes les vibrations du vécu.. A fleur de peau, comme à fleur d’âme. Emotions fugaces et visions fugitives. Son saint patron est le plus sensuel de nos peintres, Matisse, qui savait si bien décanter l’or de l’instant.

Sans doute souscrirait-il aussi au constat d’André Breton : « Il n’y a que le merveilleux qui soit beau ». Car il sait débusquer les fleurs de l’imaginaire et leur réserver ses visions les plus insolites. Ses plateaux sont devenus des champs magnétiques saturés de signes ; il y tisse des réseaux de correspondances où les objets révèlent les personnages, les tableaux leur servent de miroirs, les affiches leur tendent des messages, la musique anticipe ou prolonge leurs états d’âme…Le fantôme de Nadja hante toutes ses romances, parisiennes ou non, ponctuées par les hasards objectifs et les échanges télépathiques, les plans subliminaux et les illuminations surréalistes. Rudolph a, entre autres audaces, celle de suggérer l’ascension post-mortem de John Lone dans Les Modernes, hallucination tragi-comique qui voit l’aventurier Stone devenir l’émule de Houdini en une ultime et savoureuse imposture…

La vérité serait-elle toujours plurielle ? De Buffalo Bill, cet autre imposteur forcé de se conformer à son mythe, au jeune Hemingway des Modernes, qui s’apprête à modeler sa statue, en passant par Liddy et Leary, les duettistes de Return Engagement, le paysage culturel de l’Amérique ne manque pas d’arnaqueurs et de faux monnayeurs. Le sujet, inépuisable, a toujours piqué la verve de Rudolph, mais c’est dans Les Modernes justement qu’il trouve une métaphore décisive : il s’agit moins de l’art que de sa contrefaçon, moins des créateurs que des faussaires, moins de Paris que de Hollywood. Il est pourtant plus d’un moment magique, comme celui où Carradine imaginant Rachel dans la position de l’odalisque de Matisse voit une photographie épouser sa vision et décide de donner le visage de l’être aimé à la copie qu’il a entreprise. Le faux fera le bonheur des visiteurs en quête d’épiphanies esthétiques au Musée d’art moderne de New York. L’artiste a beau être un tricheur, l’art ne ment pas. Transcendant les tristes contraintes de la réalité, il exauce magiquement le désir. S’il n’ouvre pas les portes du paradis, il a au moins le mérite de donner un sens aux jeux de l’amour et du hasard.

Le Rose et le noir