Chantal Akerman

René Marx

Le premier plan d’un film est souvent un trésor d’indications sur la suite de ce film. Et le premier film, même court, d’un auteur est souvent un trésor d’indications pour la suite de son oevre. Chantal Akerman est l’auteur à 18 ans (elle est née le 6 juin 1950) d’un film de onze minutes, Saute ma ville. Une jeune fille est sur l’écran. Cette jeune fille n’est autre que la réalisatrice elle-même. Réalisatrice? C’est comme ça qu’on dit n’est-ce-pas ? demandera le réceptionniste allemand du premier hôtel des Rendez-vous d’Anna dix ans plus tard.
Chantal Akerman se filmera souvent elle-même. Dans Je, Tu, Il, Elle (1974) elle montrera son corps, nu ou habillé, avec une insistance qui a peu d’exemples dans l’histoire du cinéma. Ce regard sur soi, dans ce film, est aussi audacieux quand elle se montre seule et désemparée, que quand elle se montre se réveillant avec un lumineux sourire sur la couchette du camionneur Niels, ou faisant l’amour avec Claire Wauthion, très longuement.
Et au générique de Je, Tu, Il, Elle, elle est créditée sous le nom de Julie, comme si l’actrice était autre que la réalisatrice. Elle se montre aussi dans L’Homme à la valise, pas aimable, maladroite, maniaque, persécutée par la présence d’un hôte forcé et inopportun, un jeune étranger démesurément grand quand on le voit près de Chantal Akerman. Cette image d’un homme très grand près d’une femme de petite taille se retrouve, très troublante, dans une des scènes de danse de Toute une nuit.
C’est aussi d’elle-même qu’il s’agit dans des films où on ne la voit pas directement à l’écran. Dans Les Rendez-vous d’Anna, elle est représentée sous les traits d’Aurore Clément, réalisatrice dont on ne verra aucun film, qui ne nous dira rien sur la nature de son travail. Réalisatrice appelée indifféremment Anna ou Anne. Akerman signait ses premiers films Chantal-Anne Akerman. Mais les nombreux éléments de la vie de cette Anna, la présence-absence de sa mère, ses confidences sur ses rapports avec les femmes, la ville de Bruxelles font partie de l’intimité d’Akerman telle qu’elle veut bien la dévoiler depuis son premier film.
Revenons à Saute ma ville. La longue bataille avec les objets de la cuisine, le paquet de lessive, le balai, les casseroles se retrouvent évidemment dans Jeanne Dielman, film qui révéla Akerman à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 1975. Et elle se retrouve aussi, tout à fait intentionnellement, dans un portrait télévisé effectué en 1983 à la demande de Delphine Seyrig pour l’émission ?Performances? de Michel Cardoze dont elle était l’invitée. Akerman, dans sa propre cuisine, tente d’utiliser du papier hygiénique comme filtre à café. Cardoze, un peu horrifié, ou jouant le rôle horrifié que lui a probablement proposé Akerman en préparant minutieusement l’émission, lui demande si elle ne préfère pas un mouchoir en papier. La vaisselle entassée qui sèche près de l’évier, le salon et le canapé qu’on retrouve, identiques, dans L’Homme à la valise, les confidences sur ses allers-retours Paris Bruxelles, sur les avantages de la solitude et de la vie en commun, semblent tout droits sortis d’un de ses films. Ou plutôt ne déparent en aucune façon (et l’intention d’Akerman pour ce portrait est aussi un peu ironique) avec ces centaines de plans de vie quotidienne qui se suivent dans ses films comme oene continuité d’achèvements provisoires?(1). Puiqu’on en est aux confidences je dirai que le jour où je suis monté au sixième étage de l’immeuble de Ménilmontant où vit aujourd’hui Chantal Akerman, j’ai dû, pour entrer chez elle, enjamber un capharnaüm de cartons et objets divers qui encombraient sa porte d’entrée. Elle était en plein rangement. Comme si la bataille avec les objets devait poursuivre jusqu’au critique chargé de la relater dans le catalogue du Festival de La Rochelle.
Dans Saute ma ville on entend la voix intérieure de la jeune fille fredonner de plus en plus fiévreusement Le Petit Tambourin, l’insupportable scie qu’on impose aux enfants qui débutent le piano. Cet air, qui mène au suicide au gaz de la protagoniste, qui fera ainsi ?sauter la ville?, est emblématique du rapport douloureux à l’enfance et donc à la mère qui traverse l’oevre.
La mère apparaît dans Les Rendez-vous d’Anna presque à deux visages. Celui de Magali Noël (Je considère ta mère comme ma soeur?) qui se plaint, parle seule dans un de ces longs plans fixes si fréquents chez Akerman, où Anna ne figure que comme témoin, ponctuant de temps en temps par des « Oui » qu’on entendra souvent. Une première mère un peu gémissante, attachée aux traditions qui restent encore après l’exil et la douleur, attachée à son mari que la guerre a changé (« il était si tendre »), une mère juive évidemment. Puis, Léa Massari, la vraie mère d’Anna, étendue sur le lit au côté de sa fille, écoutant à son tour les confidences d’Anna sur sa vie amoureuse, confidences qu’on ne répètera pas au père.
La mère, la mère juive, inquiète pour sa fille partie si loin, en Amérique, on la retrouve dans News from Home (1977). Elle lui raconte la vie quotidienne, ce que Chantal Akerman détesterait sans doute qu’on appelle « les petites misères de la vie quotidienne », puiqu’elle leur accorde la qualité de matière même de l’existence, et matière même de son art. Dans un entretien télévisé, elle a déclaré avoir rompu avec des amis qui avaient trouvé « moches et mal habillés » les personnages de « toute une nuit » auxquels elle avait apporté toute son attention d’artiste et toute sa considération pour l’autre.
On retrouve encore la mère sous les traits de Delphine Seyrig, tant dans Jeanne Dielman que dans Letters Home, où elle est la mère de Sylvia Plath, que joue Coralie Seyrig, et où le dialogue reste impossible entre deux femmes qui parlent sans s’entendre.
Le cinéma d’Akerman, selon un dictionnaire, « exaspère ou fascine ». Cette affirmation pose sans nuance la situation de cette cinéaste pour qui l’expression « sans concession » semble avoir été inventée. Elle rompt avec les proches qui ne comprennent pas ses films (« on ne peut pas aimer indéfiniment quelqu’un qui prétend vous aimer et n’aime ni les mêmes livres, ni les mêmes musiques que vous, et à plus forte raison qui passe à côté de l’essentiel de votre création, la chose la plus fondamentale d’une vie »), elle a d’abord travaillé en ne montrant ses films qu’à très peu de gens (jusqu’en 1975), elle filme sans arrêt, et ne craint pas de dire qu’elle déteste une bonne partie du cinéma contemporain (« C’est fou parce que la littérature, la peinture, la musique, on laisse ces arts avancer. Nous, chaque fois qu’on met un tout petit pied en avant…Quand on voit les films muets, ils sont plus modernes. Le cinéma est né au moment de la remise en question de tous les arts et puis, je ne sais à quel moment, dans les années 1930, 1940, il a fini par se scléroser, pour finir dans les années 80, où c’est le pire…(2) »).
Sa position est évidemment celle d’une artiste, ce qui lui permet de regarder les autres arts, comme la chorégraphie dans Un jour Pina a demandé en 1984 (« le cinéma et la musique, c’est la même chose ») (3). Mais elle est une artiste qui parle sans cesse d’elle-même, femme, juive, tentant de comprendre quelque chose au monde d’après Auschwitz. Elle poursuit cette interrogation dans le dernier film que nous ayons vu d’elle, Histoires d’Amérique, où, avec les mêmes plans fixes, elle écoute longuement les récits et les histoires, les « blagues », les mémoires douloureuses. On peut alors citer Bérénice Reynaud dans les Cahiers du Cinéma (octobre 1989) : « Histoires d’Amérique est hanté par le vide… Or, ce vide a une histoire, c’est celle du mutisme des survivants », et citer Akerman elle-même dans l’entretien au Monde déjà cité : « J’ai un rapport avec l’image que je n’ai pas encore vraiment élucidé parce que j’ai été élevée dans la religion juive où il est interdit de faire des images… Je suis donc dans un rapport de transgression, et c’est pour ça que je dis : avec l’image, se pose toujours le problème de la morale. Toujours, dès qu’il y a représentation. »