En 1983, le public international « découvrait » le cinéaste japonais Shôhei Imamura grâce à la Palme d’Or cannoise de La Ballade de Narayama, remportée au finish devant le Furyo de son compatriote Oshima : un film âpre, primitif, entre légende et réalité, qui révélait le monde d’un des plus grands réalisateurs contemporains. Pourtant, il y avait belle lurette que les véritables cinéphiles mondialistes connaissaient cet univers étrange et attachant à travers de rares oeuvres parcimonieusement distribuées en France, comme Cochons et cuirassés (alias Filles et gangsters), ou La Femme insecte, projetées dans d’autres festivals. C’était pourtant bien mince pour pénétrer cette oeuvre qui, avec celles d’Oshima ou de Yoshida, avait radicalement modifié le paysage du cinéma japonais dans les florissantes années soixante de la dite « Nouvelle Vague » nippone.
Fils d’un médecin, qui passa ses vingt ans dans un Tokyo sérieusement touché par les bombardements américains et victime de la pénurie d’une nation défaite, parmi les petits délinquants du marché noir et les prostituées d’occasion, Shôhei Imamura a d’abord fait « ses classes » dans la rue au contact des parias de la bonne société, et c’est cette complicité avec le « bas peuple » qui marqua toute sa première période, de Désir effacé à Introduction à l’anthropologie (ou : Le Pornographe). Ses études à la célèbre université Waseda sont surtout pour lui l’occasion de s’intéresser à un certain théâtre populaire, « une sorte de sous-Kabuki réservé aux bonnes classes, et qui avait une extraordinaire vitalité : ceci explique pourquoi j’ai tourné mon premier film, Nusumare yokujô (Désir volé/ou/Désir effacé) sur une troupe ambulante de ce genre de théâtre (…). La vitalité de ce théâtre me rappelait le Kabuki à ses débuts, alors qu’il puisait ses sujets dans la vie quotidienne ».(1)
Les premiers pas d’Imamura dans le cinéma sont d’ailleurs le fait du hasard, à une époque (le début des années cinquante) où cette industrie est prospère, et permet de gagner sa vie à peu près correctement, tout en côtoyant de jolies actrices. Dès ses premiers films (Désir effacé, Désir inassouvi, tous deux de 1958), Imamura adopte une esthétique « baroque », entre ombres et lumière (moins de lumière que d’ombres), où l’importance de son premier opérateur, Masahisa Himeta, est décisive : « je dois avouer que j’ai en effet suivi ses suggestions dans plusieurs scènes. Par exemple, dans Désir inassouvi, lorsque T. Kato tue S. Ozawa à la fin, c’est Himeta qui m’a suggéré de tout filmer en un seul plan, avec un mouvement de caméra (…). En général, nous discutions toujours de l’angle de la caméra, de la tonalité etc… Mais Himeta n’a jamais aimé les espaces libres, ouverts : il tente toujours de placer quelque chose entre la caméra et les personnages – des échelles, des cordes, des lampes, n’importe quoi !! « (1). De l’importance fondamentale des opérateurs dans la politique des auteurs!
C’est cependant dans son cinquième film, Cochons et cuirassés (Buta to gunkan, 1961) (2), que l’univers cinématographique d’Imamura se forme réellement, et que s’impose son style visuel: cette histoire, scandaleuse à l’époque, de jeune prostituée qui fréquente les GIs de la base militaire de Yokosuka, tout en se maquant avec un petit trafiquant, donnait le beau rôle à Jitsuko Yoshimura, une actrice pleine de vie incarnant la femme telle que l’aimait Imamura, c’est à dire une femme énergique qui domine sexuellement un homme plus veule : « c’est ma vision idéale de la femme, qui doit être forte, volontaire, pleine de vitalité, et qui s’attache à des hommes plus faibles – comme moi-même! (…). De toute façon, mon opinion est que, superficiellement, les femmes japonaises semblent avoir changé depuis la guerre, mais que, dans le fond, elles restent toujours les mêmes dans leur grande majorité. Cela est d’ailleurs valable pour les hommes » (l).
Ce type de femme, rarement représentée ainsi à l’écran avant les années soixante, se retrouve dans les étonnants personnages ultérieurs de Tomé (Sachiko Hidari), la « femme-insecte » du film homonyme, ou de Sadako (Mamusi Harukawa), l’épouse frustrée de Désir meurtrier, le premier grand film de l’auteur. C’est la période la plus créative d’Imamura, celle où, ayant fait ses preuves commerciales à la Nikkatsu, en pleine révolution sociale et esthétique, il peut expérimenter des audaces formelles inconnues jusqu’alors, et ce bien avant la « reconnaissance » occidentale : les gros plans d’insectes dans Chroniques entomologiques du Japon (La Femme insecte) et d’autres films, les scènes oniriques et proprement surréalistes du tramway vide ou de la chute de Sadoko hors du train dans les ténèbres de Désir meurtrier, ou encore les scènes surexposées de l’asile dans Introduction à l’anthropologie (alias Le Pornographe). Imamura et son scénariste Keiji Hasebe dépassent alors le réalisme ou même le naturalisme pour pénétrer dans un monde où le désir et les fantasmes tiennent une place primordiale, en même temps que se dessine un itinéraire du Nord au Sud du Japon, qui va se poursuivre jusqu’aux Ryu-Kyu et en Asie du Sud-Est. Toujours plus curieux et audacieux, Imamura, pour qui les hommes ne sont en somme guère différents des porcs, va élargir son champ d’action, et s’orienter vers le documentaire expérimental, avec L’Evaporation de l’homme (Ningen johatsu, 1967), où sa propre équipe mène une enquête insolite pour retrouver la trace d’un homme disparu répondant au nom d’Oshima (sic), jusqu’au démontage final du décor « réel » où se déroulent les conversations entre l’auteur et les proches du disparu : l’expérience du cinéma-vérité va ainsi jusqu’à démontrer par la révélation de la mise en scène son impuissance en tant que moyen d’investigation, et sans doute aucun cinéaste n’est-il allé aussi loin dans ce sens.
Enfin, mêlant faux documentaire et fiction, le cinéaste retourne aux sources vives du Japon, dans ce qui demeure son chef-d’oeuvre à ce jour, Le Profond désir des Dieux (1968) : dans l’île mythique de Kuragejima, dirigée par une famille incestueuse, et heureuse de l’être, s’affrontent les croyances animistes d’une population vivant au rythme de la nature, et le credo du Japon industriel moderne incarné par un ingénieur venu installer une usine de traitement d’eau, jusqu’au dénouement dramatique d’un rituel de vengeance sauvage qui évoque plus les civilisations polynésiennes que le Japon. Film complexe, fouillé, superbe et passionnant, Le Profond désir des Dieux marqua aussi les limites des ambitions de l’auteur (qui avait créé sa propre production en 1965) et de la Cie Nikkatsu, à un moment où l’excès de la Nouvelle Vague avaient fini de faire recette. L’échec commercial de ce film admirable, mais trop long (2h52 dans sa version intégrale) et compliqué pour le spectateur « moyen » sonna le glas de la collaboration entre Imamura et la Nikkatsu. Entamant sa seconde période, il se tourne alors résolument vers le documentaire et la télévision, passant du destin révélateur de « Madame Onboro, hôtesse de bar », symbolisant l’autre versant de L’Histoire du Japon d’après-guerre (vue côté cour et sexe) à celui de ces dames qui vont au loin, c’est à dire les Karayuki-San, ces anciennes prostituées emmenées de force en Corée ou en Malaisie dans les années 1910/20; L’intérêt du cinéaste se porte alors sur tous les individus victimes de la politique militariste du Japon, notamment les prostituées ou les anciens soldats de l’Armée Impériale restés dans les jungles des Philippines, de Malaisie ou de Thailande, bien après la fin de la guerre.
On pouvait croire alors qu’Imamura serait lui aussi une « victime » (consentante?) de la politique cinématographique des compagnies, perdu pour le cinéma, lorsqu’il refit surface en 1979 avec un film rugissant de vitalité, tiré d’un fait divers criminel qui défraya les chroniques médiatiques du Japon, La Vengeance est à moi (ou plus exactement : c’est à moi de me venger), produit par la Shochiku. Ce portrait de criminel démoniaque et fascinant révélait aussi l’acteur Ken Ogata, qui devait devenir l’interprète favori d’Imamura dans la troisième partie de son oeuvre, de La Vengeance est à moi à Zegen. Et son nouveau succès commercial lui permettait de reprendre ses chroniques de « contre-histoire » avec Eijanaika (ou Pourquoi pas? 1981), décrivant dans une narration foisonnante, mais assez confuse, les brefs jours d’espoir « démocratique » du peuple entre le féodalisme encore vivace et le début de l’ère Meiji, en 1866, dans une tonalité superbement picaresque.
La suite nous est plus connue : son adaptation ultra-réaliste de La Ballade de Narayama, du romancier Fukazawa – tout à l’opposé de la stylisation théâtrale de Kinoshita en 1958 – sorte de variation septentrionale des thèmes du Profond désir des Dieux, la Palme d’Or surprise à Cannes, et le retour à l’Asie du sud-est dans Zegen à travers l’étrange personnage du maquereau Muraoka (toujours Ken Ogata) symbolisant les aspects commerçants de l’expansion impérialiste nippone au début du siècle. Pourtant, on sent déjà là l’essoufflement d’une thématique affaiblie par l’âge et par les changements décisifs du contexte économique japonais. Ainsi le tournant est-il plus franchement abordé avec Pluie noire (Kuroi Ame), 1989), adaptation attachante et apaisée du roman célèbre de Masuji Ibuse, traitant des sequelles d’Hiroshima. Beauté de style, lyrisme en noir et blanc dans un très beau film, qui, mal compris à Cannes (et ridiculement écarté du palmarès) n’eut pas le succès escompté, sauf auprès des critiques.
Aujourd’hui âgé de 65 ans, Shôhei Imamura s’occupe essentiellement de l’école du cinéma privée qu’il a fondée à Yokohama (et qui se poursuit à Shinyurigoaka, dans la banlieue de Tokyo), et où il forme des jeunes aux métiers du cinéma, alors que la nouvelle gén&ration est souvent corrompue par la télévision ou le clip vidéo. Ce qui ne l’empêche pas de sinterroger à nouveau sur les origines des réussites technologiques du Japon dans un documentaire qui devrait être un complément aux multiples facettes de sa vision d’un pays qui le fascine et l’irrite tout à la fois : plus que jamais, le Japon réel et celui des illusions sont séparés de corps.
Aux sources vives du Japon
Max Tessier