Rangel Valcanov

Eva Hepnerova

II est atypique en tout — ses cheveux et ses yeux clairs ne répondent pas à l’image du Bulgare «noir de poil et yeux de braise» — … il parle le tchèque sans accent et aussi bien que le bulgare… et bien qu’il ait fêté ses soixante printemps voici deux ans, ses films, puisqu’il fait
des films, pourraient faire croire à une erreur d’état civil, oh, non pas qu’ils puissent paraître oeuvre de débutant — la magistrale maîtrise de moyens de la mise en scène prouvent le «vieux maître» — mais bien parce qu’ils trahissent leur auteur. Comme nombre de grands créateurs, c’est un insatisfait permanent, un chercheur qui veut apporter un témoignage sur la complexité du monde vu au travers du prisme de son regard intérieur.
Il s’appelle Rangel Valcanov.
Il est né le 12 octobre 1928, dans le village de Krivina près de Sophia.
Il fait partie, depuis de longues années, des plus imminentes personnalités de la cinémato¬graphie bulgare.
Dans les années soixante, il se voit décerner le titre d’«artiste national», la plus haute récompense des pays du bloc socialiste.
Pourtant, les années soixante-dix l’ignorent — ou plutôt le régime bulgare ignore Rangel Valcanov. Il est écarté, oublié, puni pour avoir tourné «Esope» en 1969, film coproduit par la Tchécoslovaquie. Le sens allégorique du film n’a pas échappé à ceux qui enfermaient les films «contre-révolutionnaires» dans les coffres-forts.
Esope, oeuvre d’un auteur bulgare, a été considéré comme certains films tchèques ou slo¬vaques: n’ayant pas d’existence officielle, ils sont littéralement effacés.
Il faut reconnaître que dès 1969 Esope a été distribué en Bulgarie, mais tellement coupé, censuré, qu’il ne restait rien des idées initiales.
Si bien que ce n’est que récemment, et après plus de vingt ans, que Rangel Valcanov et son coscénariste Angel Wagenstein ont pu revoir enfin la version intégrale de leur film, au cours d’un voyage à Prague.
Rangel Valcanov a fait initialement des études de théâtre — les études de cinéma n’étaient pas, à l’époque, enseignées à Sophia. Cette formation, son expérience de comédien et d’assis¬tant ont marqué l’écriture cinématographique de Rangel Valcanov, surtout dans l’emploi parti¬culier des métaphores. Influence du théâtre, donc, mais aussi de l’enregistrement sur le vif, de l’authenticité du direct, comme il l’a apprécié chez les néo-réalistes italiens.
Après une coréalisation avec Konrad Wolf— Étoiles— Valcanov s’allie pour la première fois avec le poète et dramaturge Valeri Petrov. Les deux hommes ont en commun le même goût pour le romantisme et les mêmes conceptions artistiques. Leur premier film Sur la petite île met en scène une histoire pleine de vie, persuasive et réaliste, qui laisse de côté les principes de l’époque. C’est un film totalement différent de toute la filmographie bulgare du moment, toute imprégnée de schématisation, d’héroïsme de commande et de culte de la personnalité.
Je ne sais pas si les relations entre Rangel Valcanov et la Tchécoslovaquie sont dues au prix Fipresci qu’a obtenu son troisième film Le Soleil et l’ombre (Slantseto i Sjankata, 1961) au Festival International du Film de Karlovy Vary. Quoi qu’il en soit, le travail de Rangel Valcanov est influencé par la Nouvelle Vague tchécoslovaque: même dégoût du pathos officiel, même penchant pour le lyrisme civique.
Déjà, avant même sa «liaison» tchèque, Rangel Valcanov avait affirmé ses idées et son savoir-faire au travers de films psychologiques et policiers — L’Inspecteur et la nuit (lnspektorat i noka, 1964) et La Louve (Valcicata, 1965) avaient séduit le public.
Avec Esope la forme change et le message prend une tournure plus philosophique: au travers de la vie du fabuliste, Rangel Valcanov traite des concepts de Vérité et de Liberté.
Deux autres films, également tournés en Tchécoslovaquie, sont de la même veine: Visage sous le masque (Lice pod maska, 1970) parabole sur la vie et la mort mêle réalité et visions intérieures, et La Chance (%lancea, 1971) un drame psychologique analyse le milieu des comé¬diens. Interdits dès leur sortie, ces deux films n’ont pas facilité le retour de Rangel Valcanov en Bulgarie…
Ce n’est qu’en 1974/1975 que les studios de Sophia rappellent le réalisateur. Tournage: Le Juge d’instruction et la forêt (Sledovateljat i gorata) un film policier (suite libre du film de 1964 —L’inspecteur et la nuit) qui ne se contente pas des clichés du genre, mais qui sert de prétexte à une réflexion sur la part de la culpabilité de la société face aux criminels. Avec amour et tendresse, 1977, une longue réflexion sur les relations du créateur et la société, annonce ce qui sera le chef-d’oeuvre de Rangel Valcanov: Les Souliers vernis du soldat inconnu (Lasenite obuvki na neznajnja vojn, 1979).
«Un jour, collé contre la grille du Palais de Buckingham, j’attendais avec impatience le changement de la garde… et pendant la cérémonie, les images de mon village se bousculaient dans ma tête. J’ai pensé à mes tantes, à mes oncles, à mes cousins et à mes cousines qui ne verraient jamais quelque chose de semblable. J’ai pensé à la Bulgarie… à son âme et à sa foi.» C’est par ces mots qu’il introduit le scénario du film Les Souliers vernis du soldat inconnu, film qui est devenu une sorte d’Amarcord bulgare. Au travers de l’évocation de son enfance, l’artiste part à la recherche de lui-même, du sens de sa vie et de sa création. Le film, découpé en grandes séquences s’articule au gré des caprices de la mémoire émotionnelle et des visions fantastiques de l’enfance. Le paysage idéalisé de l’enfance s’intercale avec le folklore et l’ethnographie, mêlés à l’auto-analyse. Ces différents niveaux de perceptions sous-tendent une réflexion sur l’histoire de son pays. Valêanov en personne apparaît dans son film.
Plus encore que des films de Fellini, Les Souliers vernis du soldat inconnu rappelle les Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Valcanov découvre de nombreux points communs entre l’imagination impétueuse de la culture populaire bulgare et le monde mythique des fables latino-américaines. Valêanov admire le génial écrivain colombien: «On dirait que, chez Marquez, tout se trouve toujours au sommet de son sens. Son écriture c’est la symbiose entre la réalité et l’imaginaire, le paradoxe, la poésie… c’est un fantastique chaos d’où jaillit la mélancolie de l’artiste et sa profonde compassion pour l’humanité…»
Après Les Souliers vernis du soldat inconnu qui assoit la notoriété de Rangel Valcanov et fait connaître le cinéma bulgare de par le monde, le réalisateur abandonne pour un temps le cinéma de fiction, part en Inde et réalise deux documentaires l’Inde, mon amour et l’Inde pour toujours.
En 1983 il revient aux films de fiction.
Sur une idée de la poétesse Mirjana Va§evà, il tourne Les Dernières volontés (Posledni ielanja). A première vue, il s’agit d’une chronique sur l’Histoire, mais, et encore plus que dans Les Souliers…, le réalisateur franchit les normes, mélange les styles… Le public se perd dans un labyrinthe de symboles et le film est accueilli froidement.
Rangel Valcanov ne se laisse pas abattre. Au théâtre, il teste sa conception d’une création à plusieurs niveaux d’écriture. De ses recherches, son humour et son auto-ironie aidant, naît un autre film Partir pour aller ou ? (Za kade putuvate ?, 1985, qui obtient le prix de la réalisation au 19e Festival de films bulgares). Ce film est une comédie philosophico-fantastique, écrite en collaboration avec le dramaturge Georgi Danajlov, qui met en scène les paradoxes et les situations grotesques de la vie, mais aussi des éléments autobiographiques— les états dépressifs de l’artiste face à une société réductrice…, l’artiste coincé dans la civilisation moderne…
… «Je me suis intéressé à la manière de surmonter nos barrières et de dépasser nos propres réactions. Car l’homme reste toujours et partout, seul face à sa solitude.»…
Si, à ses débuts, influencé par le néo-réalisme et le documentaire, Rangel Valcanov essayait de traduire la vie dans toute son authenticité, son oeuvre s’infléchit ensuite vers l’imaginaire complet.
Son dernier film Et maintenant? (1988) au travers des questionnements et des efforts de jeunes candidats à une école de comédiens, lui permet, en s’appuyant sur son amour pour le théâtre et les comédiens, d’aborder une réflexion sur le monde contemporain et les passages et conflits de génération à génération.
Si Les Souliers vernis du soldat inconnu demandait: «d’où venons-nous?», les deux derniers films de Rangel Valcanov posent une autre question: «où allons-nous?».
Question complexe… Et maintenant? tente d’y répondre.
Enfermés dans l’espace clos d’une salle de répétition, face à un jury invisible, de jeunes comédiens tentent de décrocher un rôle. Ce n’est pas Chorus Line. Valcanov n’est pas intéressé par l’aspect sociologique de la situation. Ses ambitions sont d’ordre philosophique. Sa caméra traque chacun des personnages, archétypes de l’humanité, les situations dévoilent les ca-ractères, et dans une rare unité sonore et visuelle, Rangel Valêanov nous fait part de son effroyable scepticisme: une génération nouvelle peut-elle s’affirmer ou vivre face à une généra¬tion en place qui a tout pouvoir et plus généralement comment peut-on vivre en restant pur et honnête.
Toujours en marge des écoles, Rangel Valcanov, réalisateur «philosophant» est inclassable selon les critères de la relativement jeune cinématographie bulgare. Ce n’est pas un réalisateur engagé en ce sens que la critique sociale ou politique n’est pas au centre de son oeuvre, qui témoigne de la seule volonté «d’exprimer les fils invisibles de la vie, avec toutes ses vibrations et tous ses frémissements.»