Nuit blanche du film d’espionnage

La nuit des espions Le soir tombe, un camaïeu de gris et de bruns, sur la Schlaknell, petite rivière frontalière. La brume s’élève lentement du cours d’eau tranquille, et nappe, tout autour, les bois de bouleaux et de sapins comme saupoudrés de poussière de charbon. Le pont de fer, gangue de croisillons métalliques, est vide. D’un côté, une petite maison blanche avec une guérite rouge et bleue. De l’autre, garées sur le bas-côté de la petite route, trois limousines noires et une auto-mitrailleuse. Pas de drapeau, rien du decorum absurde des nations. La vitre arrière d’une des limousines se baisse sans bruit, chassant les gouttelettes accro-chées sur le verre. Deux hommes, pardessus sombres et chapeaux mous vissés sur le crâne, regardent le pont, en direction de la petite maison douanière où rien ne semble vivre. — Ils sont en retard… Ce n’est pas très élégant. Ils jouent avec le temps, marmonne le plus maigre, sans doute un Colonel. — Ils ont raison, camarade Kraskof, tout cela reste un jeu. Une immense partie de Go, même si on ne sait plus ce que représentent les pions. Ça fait un moment que chacun joue à la place de l’autre. La trahison est la règle de l’identité. Regardez le type qu’on leur rend… Agent double? Triple? On ne sait plus. Il ne le sait pas lui-même. Et il n’a pas plus de réalité et de conscience que le type qu’ils nous rendent. Allez savoir dans quel camp il est, Devikine. On récupère sûrement un traître de première. — Aucune importance, mon général. Il part ce soir pour le Kamchatka. Sa seule valeur, pour nous, ce sont les documents qu’il ramène. — Les voilà… De l’autre côté de l’innocente Schlaknell, trois limousines noires glissent le long de l’obscure forêt et viennent s’arrêter face au pont. — Regardez… Ils nous ressemblent tellement, marmonne le général Sachnine. Je parie qu’ils disent la même chose que nous. Que le monde extérieur n’existe pas. Que la seule vérité tangible, c’est le renseignement, que le seul récit possible, c’est l’interrogatoire… Que la vraie Internationale, c’est celle des espions. — Camarade Sachnine! — Ne faites pas votre mijorée, Kraskov, c’est énervant. Nous vivons la Métaphysique. La vie, la mort n’ont aucune sorte de réalité ni d’importance. Ce qui compte, c’est la vérité du mensonge ou la certitude de l’illusion, comme vous voudrez… — Il y a le fric, quand même… — Un moteur, tout au plus… — La défense de la Patrie. — Foutaises. Les espions n’ont qu’un passeport, leur conscience, et plusieurs visas. Qui changent à tous moments… Ils se tamponnent de tout, si j’ose dire. — Elle est excellente, camarade Sachnine! Deux hommes en armes sont sortis, en face, de l’autre côté du pont, encadrant un homme en veston et chemise blanche. — C’est Devikine. Il n’a pas perdu sa tête de fouine, pendant son passage à l’Ouest… Sortez MacReilly… Faites comme convenu. Kraskof descend, docile, de la limousine, s’approchant d’une des autres voitures, ouvrant la porte et extirpant un homme en veston et chemise blanche. Un ballet bien réglé, un «pas de deux» de l’ombre et du secret, commence alors que la nuit bouffe toutes choses. Les deux «échangés» s’avancent dans la brume, se croisent au milieu du pont, sans se re-garder, mais n’en pensant pas moins, et regagnent enfin leur patrie qui n’en est pas une. Devikine ramène des bobines de films occidentaux. Kraskof, qui l’accueille, voit, sur les boîtes, quelques titres, Le Troisième Homme, Salonique, nid d’espions, Le Dossier 51, L’Affaire Cicéron, La Lettre du Kremlin. La nuit va être longue et bonne. Le Général Sachnine ne dormira pas.