Le cinéaste du Japon concret

Max Tessier

Peu de cinéastes se sont fait un nom au Japon dans les années 70/80, tant les conditions de production sont devenues difficiles pour les vrais indépendants (hors du «système») qui nourrissent quelque ambition. C’est pourtant le cas de Mitsuo Yanagimachi, Sogo lshii, Juzo Rami, Shinji Somai et quelques autres cinéastes. Sorti pratiquement du néant (il n’a tourné aucun court-métrage avant de se lancer dans le long, et a travaillé comme assistant seulement, pour des films documentaires et éducatifs, ce qui est plutôt rare), Yanagimachi n’a pu réaliser que cinq films en près de quinze ans, ce qui souligne encore une fois la crise endémique de la production indépendante dans le cinéma japonais actuel, voué au divertissement commercial avant tout. Et cependant, dans ses quatre premiers films — jusqu’à l’aventure internationale de Shadow of China — il a pu constituer une oeuvre cohérente qui exprime diverses contradictions du Japon contemporain. Son réa¬lisme documentaire, évoluant progressivement vers un réalisme poétique et même fantas¬tique, compose en particulier le tableau d’une certaine jeunesse désaxée, dans un pays devenu trop vite trop riche, au gré des malversations financières et des scandales politi¬ques que l’on sait.
Les débuts de Yanagimachi dans l’industrie cinématographique nippone sont tout à fait exceptionnels, et méritent d’être relatés. En 1974, Yanagimachi crée sa propre compagnie de production, la «Gunrô Pro.» (Litt. «Productions de la bande de loups»), afin de réaliser son premier film, un documentaire en 16 mm noir et blanc sur la vie quotidienne d’une bande de jeunes motards (des «bôsôzoku», littéralement «bandes de la vitesse violente»), intitulé God Speed You: Black Emperor!, d’après leur cri de ralliement. Terminé en 1976, le film circule de façon artisanale, et obtient un tel succès auprès des jeunes que la Cie Toei, flairant la bonne affaire, en achète les droits, le gonfle en 35 mm, et le distribue dans tout le Japon — une première. Le film, qui reflète les préoccupations élémentaires de jeunes margi¬naux plus ou moins «paumés», joue alors le même rôle de détonateur qu’avait joué The Wild One (L’Equipée sauvage) dans la fiction américaine des années cinquante.
Ce succès inattendu encourage Yanagimachi, qui aborde alors le film de fiction, avec Le Plan de ses dix-neuf ans (Jukyusai no chizu), adaptation d’un roman que l’écrivain outsider Kenji Nakagani avait écrit en 1973 à l’âge de 27 ans. Nakagami, qui a reçu le prix Akutagawa pour son roman «Misaki» (Le cap), est alors très à la mode parmi les jeunes cinéastes révoltés, et l’un d’entre eux, Kazuhiko Hasegawa, a déjà tiré un film de son roman L’Assassin de la jeunesse en 1976. Mais, à l’opposé du baroque ultra-violent qui imprègne ce film impur, Yanagimachi traite Le Plan de ses dix-neuf ans sur un ton para-documentaire, et donne par là peut-être plus de force à un sujet strictement social et factuel. Grâce à une infinité de détails signifiants, il compose une sorte de portrait pointil¬liste aigu d’un jeune étudiant de 19 ans, Yoshioka (interprété par Yuji Honma, le leader de la bande des «Black Emperor!).
Au Japon, le film fait sensation dans un cinéma en pleine dégradation artistique, et une grande partie de la critique défend ce film inhabituel. Le critique Nobuhiro Kawanaka écrit par exemple dans la revue littéraire « Nihon Dokusho Shimbun » : «(…) Il s’agit là d’un film réaliste. Le monde qui y est dépeint frappe le spectateur par la volonté déterminée de rester dans le concret. Concret qui, au fur et à mesure que le film se déroule, finit par coller à celui qui le regarde. Le seul film qui m’ait fait éprouver un phénomène d’identification semblable est, je crois, celui que Nagisa Oshima a tourné en 1960, Contes cruels de la jeunesse (…)».
A l’étranger, Le Plan de ses dix-neuf ans obtient un certain succès à la Semaine de la critique cannoise en 1980, mais ne sera pas distribué en France.
Ce n’est pourtant que trois ans plus tard que Yanagimachi termine Adieu à la terre! (Saraba itoshiki daiichi, 1982, dont le titre d’exploitation française est Saraba (A jamais!)), où il aborde les problèmes d’un jeune rural de la région nouvellement industrialisée de Kashima, Yukio, qui aide sa famille en conduisant un camion de décharge. Sa jalousie latente envers son jeune frère Akihiro, et surtout le drame de la noyade de ses deux enfants, entraînent une attitude de plus en plus incontrôlable et déréglée, qui rappelle celle du jeune vendeur de journaux du film précédent. Il finit par s’adonner à la drogue, et tombe dans des crises de folie qui culmineront le jour du mariage de son frère cadet. De nouveau, le style de Yanagimachi s’impose par un réalisme tranchant, où s’inscrivent quelques scènes à la tonalité plus «surréelle», comme l’enterrement des enfants pendant une éclipse ou les visions verdoyantes des bambous ondulants lorsque Yukio est sous l’empire de la drogue.
Lorsqu’on l’interroge sur son «sens du réalisme» et ses influences éventuelles, le ci¬néaste répond : «Je considère les films de Bresson comme mon livre de chevet. J’admire aussi beaucoup Kenji Mizoguchi. Il utilisait rarement les gros plans, et avait une façon de filmer très froide, objective, presque documentaire. Le cinéma de Bresson est évidemment très différent du monde de Mizoguchi, mais tous deux partagent un point de vue froid, détaché, auquel je pense m’identifier» (1). Présenté à Berlin, Adieu à la terre! ne sera distribué en France qu’en 1990! (Saraba. A jamais!).
Pour son quatrième film, Le Festival du feu (Hi Matsuri, sorti en Fance sous le titre Les Feux d’Himatsuri), Yanagimachi retrouve l’écrivain Kenji Ncikagami, dont il avait filmé Le Plan de ses dix-neuf ans. Cette fois, c’est Nakagami lui-même qui écrit un scénario original, à partir d’un fait-divers dramatique, où un homme avait assassiné toute sa famille, et qui rappelait par certains côtés le sujet de Moi, Pierre Rivière…, de René Allio, d’après Michel Foucault. Sur ce meurtre collectif, Nakagami greffe une histoire qui oppose le bûcheron Tatsuo (Kinya Kitaoji) aux forces de la nature symbolisées par la déesse de la montagne et une femme nommée Kimiko qui pourrait être son incarnation: «En ce qui concérne les rapports entre Kimiko et la montagne, il y a une opposition entre elles. Quand ils voient arriver Kimiko, les villageois ne se rendent pas compte de tout ce qu’elle peut apporter. Personne n’arrive à connaître sa vraie nature, sauf Tatsuo qui, de façon purement ins¬tinctive, se rend compte de ce qu’elle est, et doit choisir entre elle et la montagne, alors qu’il a envie de l’une et de l’autre. C’est lui-même qui devra se sacrifier pour arriver à devenir un dieu, parce qu’il réussit à avoir en même temps les deux (…)», déclarait Nakagami à la sortie du film. En fait, le réalisme de Yanagimachi s’oriente nettement vers le surréel et le fantastique, au contact d’une nature à la fois très concrète et menacée par l’homme. Les conflits entre «gens de la montagne» et pêcheurs, entre Tatsuo et son entourage, entre l’Homme et la Nature, se résolvent immanquablement par la violence (hors-champ!) de la fin, et le «suicide» de Tatsuo qui se sacrifie après la purification opérée dans la Fête du Feu, à laquelle ne participent que des hommes depuis, dit-on, près de deux mille ans.
Présenté à Cannes (Un certain regard 1985), puis à la Rochelle, Hi Matsuri est distribué en France assez vite: une heureuse exception!
Depuis Hi Matsuri, Yanagimachi semble à l’étroit dans l’archipel nippon, et a projeté plusieurs films à l’étranger. Le seul qui ait été concrétisé est Shadow of China, adapté d’un roman de Masaaki Nishiki, et coproduit par des Américains. Le film a hélas souffert de grosses difficultés de production et de tournage, et n’est sans doute pas celui qu’avait envisagé l’auteur. Il est devenu une sorte de «thriller romantique», où les relations entre Chinois et Japonais sont remises en question lorsqu’un journaliste japonais décider de mener une enquête pour découvrir les véritables origines d’un homme très en vue à Hong Kong, Henry Wong (John Lone), un ancien garde rouge. Bien que le film souffre de cer¬taines faiblesses romanesques (notamment dans la partie sentimentale) et du jeu de cer¬tains acteurs, il est caractéristique des ambitions du cinéaste, qui semble rechercher de nouvelles attaches en dehors du Japon, dans un lieu (Hong Kong) à l’avenir pourtant plus qu’incertain…
Mais Yanagimachi reste essentiellement le témoin d’un Japon contemporain rongé, selon Donald Richie, par la «dégradation», que ce soit celle de la famille, de la vie urbaine, de l’environnement rural, ou de celle des liens entre l’homme et la nature, soumis à de nouvelles lois. Il n’y a évidemment pas de «héros» (positif ou négatif) dans le cinéma de Yanagimachi, qui traduit très concrètement et très fortement les malaises d’un pays dont la rapidité d’évolution matérielle déconcerte, et où les valeurs ancestrales disparaissent pour faire place à celles du profit immédiat. D’où sa révolte sourde, traduisant celle des jeunes qui n’y participent pas.

(1) Extrait d’un entretien par lan Buruma (janvier 1982).