Otar Iosseliani

Marcel Martin

Paris, juin 89. Otar losseliani est en train de monter son nouveau film, une production francaise tournee en Afrique noire dans un pays volontairement non precise. Le genre? Une « fable », une « comedic banale », dit-il avec une lueur d’humour dans l’ ceil. L’heureux auteur de La Chute des feuilles, II etait une fois un merle chanteur et Pasto-rale est-il en train de renouer avec sa veine georgienne apres la parenthese parisienne des Favoris de la lune? Me le laissent a penser les quelques sequences que j’ai pu voir de son travail : scenes villageoises decontractees, pai-sible atmosphere champetre a peine troublee par le passage des camions d’une entreprise forestiere, indigenes qui semblent preserves de l’ agitation et de la violence du monde. II ne nie pas cet eventuel retour aux sources mais ne l’affirme pas non plus. On verra. Sur une table de la salle de montage, une cen-taine de petits dessins, format carte de cre-dit, racontent le film en images bien mieux que ne le ferait un scenario. Des croquis a la fois naffs et droles, schematiques et evoca-teurs, eclaires de courtes legendes du genre : « Midi = sieste », « Le linge est sec », «N lave ses enfants »7 « Lazra poursuit Gagou — cri ! ! ! », « Lazra baisse Gagou ». A la fin, les flammes d’un incendie vues a travers une paire de jumelles et flanquees du profil d’aigle pacifique de l’auteur. Qu’est-ce qu’il entend dire dans ce film ? C’est une reflexion sur la destruction des cultures. II ne s’agit pas specifiquement des cultures africaines mais c’est plus evident chez les Noirs car il y a encore 1A-bas des cultures vivantes alors que nous, nous sommes deve-nus des sauvages : partout les hommes sont corrompus par la propriete, la cupidite. Dans le village ou nous avons tourne, nous n’avons jamais mis notre materiel sous cle et rien n’ a disparu. II n’existe dans cette societe ni vol, ni viol, ni mensonge et entre hommes et fem-mes, les relations de fraternite excluent tout sexisme. Mais des qu’on sort de la fora, monde de simplicite et de bonheur, on tombe sur les ideologies, islam, christianisme, com-munisme. » S’agirait-il d’une parabole du Bon Sauvage ? Encore que ses films georgiens puissent sug-gerer une telle cle, la morale de I’histoire n’est vraisemblablement pas aussi simple et son titre, provisoirement definitif, Le Lion est un chat, ne fait qu’ ajouter au mystere car il n’y a pas de lion dans l’affaire ! Attendons ! Depuis 1984, losseliani a vecu par intermit-tence en France, avec un sejour italien pour Un petit monastere en Toscane, reportage attentif et impassible sur une communaute de contemplatifs a l’ecart du monde. Pour son second long metrage francais, excede par deux annees d’attente, il a pris son baton de pelerin pour chercher lui-meme un comple-ment de budget en Italie et en Allemagne. La coproduction internationale ne lui a heureu-sement pas monte la tete : it reste avant tout un artisan.
Un regard neuf
Ses films ont été l’une des révélations majeures de la fin des années 60. A cote du cinema russe particulierement brillant alors et dans le cadre d’une production georgienne en plein epanouissement avec Abouladze et les freres Chenguelala, ils apportaient un regard neuf, un ton nouveau qui tranchaient sur l’image globale qu’on pouvait se faire du cinema sovietique de l’epoque. Une copie de La Chute des feuilles etant arrivee a Paris sans les tambours ni les trompettes de la renom-mee, le film fut immediatement choisi par le comite de selection de la Semaine de la Criti-que et presents en 1968 a Cannes oil il fit sen-sation. Georges Sadoul, mort quelques mois plus tot, n’avait pu etre temoin de l’epanouis-sement d’un talent qu’il avait decele dans l’un des premiers courts metrages de ce jeune auteur : « La Fonte est un documentaire qui se deroule en Georgie, dans une grande fon-derie (…) Le ton de Iosseliani est personnel et neuf, parce qu’il met l’accent moins sur les forges de Vulcain que sur les hommes qui y travaillent. On retient avant tout les visages, les expressions, les gestes (…) d’hommes guet-tes par une « cvnera-ceil » attentive et pleine d’ amour vrai » De Vertov, ainsi evoque, Iosseliani semble en effet appliquer, meme inconsciemment, la theorie de « la vie a l’improviste », meme si le nature! qu’il obtient est loin d’être le fruit d’une improvisation mais au contraire le resultat d’une minutieuse elaboration prepa-ratoire au tournage : se servant de la realite comme d’une matiere premiere, il la travaille pour en donner une image artistique tout en restant au plus pros de la vie telle qu’ elle est. J’ai decouvert les regles de mon art, dit-il : it doit etre comme la vie (…) Si on veut don-ner un peu de joie au spectateur, it faut creer sincerement, en etant fidele a la verite (…) C’est ce que j’admire particulierement chez Vigo : tout est vrai, tout est l’expression de son existence dans le monde. 2 » Voila donc un deuxieme patron, celui du « point de vue documents », qu’il s’est choisi lui-meme dans sa recherche de la verite en sympathie avec le spectateur. II en est un troisieme, qui fut son professeur a l’Institut du Cinema de Mos-cou, le grand Dovjenko, « un genie incom-prehensible pour beaucoup de gens », qu’il oppose radicalement a Eisenstein, « un savant, mais pas un artiste (qui) calcule tout a l’avance, (a qui) il manque l’ame, la verite ». Et il rappelle que Dovjenko avait « un grand principe : it faut faire chaque pas dans sa vie comme si c’etait le dernier ».
Un art de vivre Ainsi, ce cineaste apparemment desinvolte, engage sa vie dans chacun de ses films. Cette exigence morale vis-à-vis de lui-meme expli-que vraisemblablement qu’il ait fait si peu de films. L’interdiction de son premier court metrage de fiction, Avril, faillit le conduire A abandonner le cinema : ce « conte moderne », qui montre comment les indivi-dus deviennent prisonniers des choses et de la routine de la vie, fut jugs trop peu positif par les responsables et ce fut le premier d’une serie de conflits avec les « bureaucrates », comme it les appelle : ses trois films suivants subirent des retards a Ia sortie et a l’exporta-tion, surtout Pastorale, et il a explique iro-niquement les raisons de cette guerilla permanente avec l’administration en disant qu’« it faut trouver un sujet qui soit compre-hensible aux bureaucrates sinon, cela a beau etre quelque chose de serieux, s’ils n’en corn-prennent pas les raisons, on ne reussira pas 4 >>. Ce qu’on lui reprochait en haut lieu, c’etait A coup sin- son rejet a la fois du « realisme socialiste » et du « heros positif ». On est tents de rappeler a son propos le mot fameux attri bue a Brecht : « Je suis pour le realisme et pour le socialisme, mais je suis contre le rea-lisme socialiste. » Meme si le spectre du rigo-risme jdanovien appartenait déjà au passé dans les annees 60, le naturel et la liberte de son expression visuelle pouvaient encore &ranger les conformistes. Mais c’est surtout son refus du militantisme, de l’engagement social qui irritait : « Je ne suis ni dieu ni derniurge. Je veux fixer mon bonheur ou ma tendresse sur l’ecran pour les transmettre aux autres. C’est la seule attitude qui ne soit pas agressive. Quand on prend une position sociale, on est toujours contre des gens con-crets qui ont une autre position (…) Je ne veux pas apprendre aux gens comment il faut vivre. Chacun est ne pour boire le verre de sa vie’. » Voila sa raison de vivre et de creer : jouir plei-nement de la « douceur de vivre » dans ce pays beni des dieux qu’est la Georgie aux yeux de ses habitants et en montrer sur Pecran les seductions toutes mediterraneennes de non-chalance et d’insousciance : « S’il faut travail-ler un peu pour manger, il ne faut pas travailler trop, it ne faut pas se tuer au tra-vail ! C’etait ca, la tradition : s’asseoir autour d’une table, dire aux gens des choses agrea-bles, boire et chanter ensemble. C’est ca, la culture… 6»
Et l’on voit ses personnages appliquer avec constance les principes de cet art de vivre : Niko, le jeune diplorne de I’Institut vinicole, faisant son apprentissage de la vie sentimen-tale (La-Chute des feuilles), Guia, le percus-sionniste de l’orchestre municipal, qui prend la vie comme elle vient (Le Merle chanteur) et les musiciens de Pastorale venus se ressour-cer a la campagne. Et cependant, ces films ne sont pas que des etudes psychologiques decontractees et gratuites : chacun d’eux porte, en filigrane, un jugement sur la rea-lite sociale et si ces anti-heros sont si peu heroIques, c’est parce que les heros sont fati-gues et qu’il n’y a déjà plus rien a faire pour changer l’etat des choses. En meme temps qu’il refuse la psychologie et se borne a une etude des comportements, Iosseliani rejette le moralisme et n’entend pas donner de lecons de civisme a quiconque. Une petite musique Son regard d’ethnographe, plus encore que de sociologue, notre cineaste l’applique avec une pudeur qui n’exclut pas la sympathie mais se refuse au pathetique comme a l’exotisme. Son ascese narrative repose sur une dedrama-tisation qui remplit d’aise les amateurs de tranches de vie » et &route les tenants des confortables structures de la dramaturgie o hollywoodienne ». Ses films sont libres de toutes references, litteraires, theatrales ou picturales, mais ils chantent une petite musi-que d’une incomparable seduction. On pouvait craindre que cette expression si personnelle ne supporte pas la transplanta-tion : it n’en a rien etc, heureusement, et la production « francaise » de Iosseliani — qui ne s’est jamais considers comme un « dissi-dent » — s’inscrit assez bien dans la continuite de son inspiration. Apres un reportage sur le Pays Basque, Euskadi, dans le cadre d’une serie televisuelle, il realise Les Favoris de Ia lune oil l’on retrouve sa conception ludique et ironique de l’approche humaniste des indi-vidus ; abandonnant le noir et blanc qui cor-roborait sa vision ascetique, il utilise la couleur sans tomber dans le pittoresque deco-ratif. Comme toujours, son film rassemble une multiplicite de lignes narratives consti-tuant un puzzle que le spectateur doit com-poser lui-meme. Au foisonnement des personnages et des intrigues parcellaires, repond une description fragmentaire et aussi peu touristique que possible de la capitale vue comme un decor anonyme et exotique : il est done naturel qu’on ait pu trouver a ce Geor-gien cent pour cent une filiation avec Feuil-lade et un cousinage avec Rivette, sans parler de parentes avec Rene Clair et Jacques Prevert. On ne prete qu’aux riches, dit-on, et en (‘occurrence la formule s’applique fort bien a Iosseliani : ses capacites d’attention aux individus, sa disponibilite d’inspiration et son humour pince-sans-rire lui ont permis de s’acclimater dans un cadre stranger tout en restant fidele a ses caracteristiques culturel-les et esthetiques personnelles. On veut croire qu’il aura trouve en Afrique les raisons et « occasion de nous faire entendre a nouveau sa delicieuse « petite musique ».

1. Les Lettres francaises du 30 aoilt 1965. 2. Positif n° 206 de mai 1978. 3. Positif n° 110 de novembre 1969. 4. Positif n° 206. 5. Id. 6. Ecran n° 66 de fevrier 1978.