Nuit blanche du film noir

Jean-Bernard Pouy

Tout a été dit, un vrai tir groupé. Se reporter aux digressions judiciaires des spécialistes du genre. Relire les déclarations d’amours criminelles de tous ces cinéphiles à jamais perdus par tous lts regards illumi-nant l’histoire du film noir, toutes ces œilla-des assassines continuant de perforer allègrement le pauvre écran qui, pourtant, ne lui en demande pas tant. Pour paraphaser Roland Topor, on pourrait dire : « Il n’y a que le film noir, tout le reste, c’est du cinéma… » Qu’il soit ardent militant du jeune cinéma ou défenseur mordicus du spectacle olivoudien, le cinéphage n’est pas prêt d’oublier le regard d’asphalte de Sterling Hayden, à l’agonie, vers ses derniers chevaux sauvages (ma foi aussi symboliques que n’importe quel faux luisant sous la lune), celui de Ralph Meeker, sur la plage grise, ouvrant, en quatrième vitesse, l’ultime valise, le regard de Nichol-son sur la lame du couteau polanskien qui va lui trancher le nez, celui de Mitchum regar-dant Jane Greer le conduire à la mort et le pendre haut et court, et celui, bien sûr de Dana Andrews, découvrant, vivante, fan-tôme de chair et d’os, Laura. Ce même regard qui deviendra (presque) total, dans la Dame du Lac où le héros est la caméra, où le spec-tateur est le héros, jusqu’au moment où il se verra dans une glace, brisant le charme d’un autre côté du miroir. Qu’il prenne les énervements codifiés du thril-ler ou ceux, à géométrie variable du « polar », le genre noir est devenu un exercice de style quasi-obligatoire pour un cinéaste voulant se frotter à un récit normé, à un genre réglé comme du papier à musique dramatique dont le public connait les lois sur le bout de ses doigts, en sang, bien sûr. Et on a vu (souvent la mort dans l’âme), que tout sujet suppor-tait qu’on le traitât selon les principes du genre, qu’il soit social, psycho-quelque chose, poétique exacerbé ou bien historique. Sha-kespeare et Sophocle y sont passés, le cha-peau mou et le pavé mouillé ayant remplacé, haut le flingue, la couronne et les Thermopy-les. Les Finlandais, les Philippins, les Rus-ses s’y sont mis. Sam Dashiellovitch Spadov a donc encore de belles nuits devant lui. Quand les écrivains américains d’avant-guerre, ces comportementalistes, calibre Remington, qui voulaient échapper au Sud profond faulknerien et à l’Ouest décodé par Steinbeck, ont voulu parler de la ville, des grandes cités excitées, qu’avaient-ils devant eux ? Les passifs de la prohibition, le bandi-tisme, la corruption politique, le racisme et la xénophobie, les luttes anti-synditales, la misère réelle des bas-quartiers ou la misère décadente des hauteurs de Bel Air. Bref, des sujets immortels qui font, aujourd’hui, les beaux jours d’un genre littéraire que l’on dit en pleine bourre. Le roman noir était né, sou-vent sous le soleil violent assommant les canyons de Los Angeles. Ce n’était plus du roman policier à énigmes, ou du « hard boi-led », cigarettes, whisky et petites pépés, et pas encore du Robbe-Grillet. C’était le récit d’abord d’une liberté, celle de son personnage principal, le détective, personnage idéal, car libre, «privé », (d’ailleurs privé de tout sauf d’une patience en béton et d’une sacré dose de désillusion), n’ayant de compte à rendre à personne qu’à lui-même. Ce lui-même n’est généralement ni net, ni joli joli, ni en bonne santé physique ou mentale, quelquefois à bout de souffle. Et ces textes devinrent de lon-gues traversées d’urbanités dangereuses plus subies que vécues par des individus généra-lement revenus de tout, mais toujours un peu éthiques, un brin redresseurs de torts, tou-jours à la recherche d’eux-mêmes, même si c’est le diable qui les envoie. Soyons brutaux, puisque le sujet s’y prête. Trois écrivains, peu ou prou, ont marqué cette renaissance, trois écrivains américains dont se réclament encore les auteurs d’aujourd’hui. L’un, Dashiell Hammet, impressionne pour son personnage, son par-cours, sa vie d’aventurier moderne, détective, alcoolique, communiste, un Hemingway sans scories, et surtout pour la rapidité de cette écriture que Gide et Malraux admiraient tant, et ces dialogues qui en tuent encore plus d’un, sans sommation. L’autre, Raymond Chand-ler, un exact contraire, homme rangé, pépère et hargneux, auteur de sept romans où Phi-lip Marlowe traîne sa carcasse d’humoriste désabusé dans une Californie vipérine, où une bourgeoisie locale pourrie se trucide avec fer-veur. Philip dans les villes. Des récits dont la complexité perd quelquefois le héros lui-même, mais dont les peintures furtives, un rade, un massif de fleurs, une rue, un cada-vre, construisent un microcosme dans lequel un poulet d’aujourd’hui y trouverait encore ses petits. Et un troisième, James Cain, plus baroque, plus fou, plus torturé, le fuyant auteur du célèbre Facteur dont les PTT ne revendiqueront jamais le double coup de son-nette, mais que tout écrivain lit et relit, cher-chant le mot en trop. En vain. Un récit à côté duquel l’Etranger de Camus paraît d’un foi-sonnement baroque débridé et En Attendant Godot d’un rococco incontinant, un récit qui, sans parler d’inconscient aurait pu constituer la sixième psychanalyse de Freud, blesse tout lecteur par sa netteté, ses évidences ellipti-ques, cette fluidité obligatoire du drame, et son désir, tapi comme une bête noire et blanche. Normal que le cinoche ait capturé ces trois zigotos. Aux dernières nouvelles, il ne les a toujours pas relâchés. Et puis, il y a ce noir et blanc qui a tant fait jouir ces cinéastes pouvant enfin manier métaphoriquement la matière. 80 rifo de noir et de nuit dans Le Grand sommeil, le dodo des illusions pour Bogart, une seule petite lumière dans ce monde d’ombres flottant encore dans le regard de Bacall. Des cinéas-tes y iront même de leurs écrans entièrement noirs, troués par une seule balle blanche, la flamme soudaine d’un zippo, ou l’éclair inat-tendu d’une lampe de chevet perçant l’obs-curité du monde et des choses. C’est du film tellement noir qu’il en devient négatif. Dans tous les sens. On se prend facilement à n’aimer que les mauvais, les méchants, les nocifs, ceux par qui la mort arrive, ces dia-mantaires amateurs de jeune fille, ces gomi-nés gérants de boîtes de nuit, ou l’évanescent et acharné Peter Lorre. Ce dernier, un vrai pont maltais entre Europe et Nouveau Monde, débarquant d’un M. le Maudit archétypal où la ville, la nuit, la mort, le social font, mélangés, cette potion expressionniste, impressionnant autant les producteurs et réa-lisateurs américains que les nitrates et acéta-tes de cellulose servant à les contenir. Les choses se sont compliquées quand le film noir a usé et abusé de la couleur. Le récit, qui per-dait en force symbolique, devait obligatoire-ment y gagner en invention dramatique. Le grand soleil et les frondaisons vertes rempla-cèrent le réverbère et le macadam glauque, la limousine noire, feulant le long d’un trot-toir, se changea en Cadillac rouge bouffant du highway sur les hauteurs de La Jolla. C’est dans la touffeur de L.A. et la luminosité de Tijuana que Marlowe, en Elliot Gould, trou-vera sa parfaite réincarnation, et qu’Altman fera la meilleure adaptation de Chandler. Le roman noir, à pâlir la nuit, comme on dit. Le film noir, lui, nous aide à la passer. Après tout, bien au chaud dans la salle de cinéma, il ne nous arrivera rien. Que le plai-sir de trembler. Et celui, plus confus, de par-ticiper, l’espace d’une nuit blanche, à cet envers du monde, que l’on sait vrai, où des hommes et des femmes mentent, souffrent, cherchent et savent qu’au bout de leur tun-nel, il y a une sortie. Laquelle ? « Anybody got a match ? »