Masaki Kobayashi

Max Tessier

Il est des cinéastes qui glanent une gloire éphémère et quelques prix dans les festivals internationaux, puis retombent dans un pur-gatoire dont ils semblent sortir : Masaki Kobayashi est de ceux-là — du moins vu d’ici. De la même génération que Kurosawa, Ichi-kiwa ou Kinoshita (pour qui il fut assistant dans les années d’après-guerre à la Shochiku), les Français ne l’ont vraiment découvert qu’en 1963, lorsque Harakiri fit sensation à Cannes en remportant le Prix Spécial du Jury — dont il sera à nouveau couronné deux ans plus tard pour Kwaidan, trop belle illustra-tion sur écran glacé de quatre contes de Laf-cadio Hearn (dont l’un, La Femme des neiges, fut coupé par le distributeur à sa sor-tie). En réalité, il était bien sûr déjà célèbre au Japon pour quelques films « engagés » de la fin des années cinquante (La Chambre aux murs épais, Je t’achèterai, Rivière noire), et surtout pour sa monumentale adaptation d’un bestseller de Jumpei Gomikawa, La Condition de l’homme (près de dix heures de projection !), dont la première partie fut pro-jetée à Venise en 1961. Toute l’ambition, et aussi tous les défauts de Kobayashi tiennent déjà dans ce film-fleuve aux multiples méan-dres narratifs, sans aucun doute l’oeuvre maî-tresse de sa vie, où il conte le destin tragique de l’idéaliste Kaji (Tatsuya Nakadai) dans le long cheminement de la guerre sino-japonaise en Mandchourie. Kobayashi, à l’instar de l’écrivain Gomikawa, y revivait sa propre expérience de soldat et de prisonnier (enrôlé dans l’Armée impériale, il fut fait prisonnier par les Américains à Okinawa et ne rentra au Japon qu’en 1946, avec des milliers de con-génères. Marqué par cette expérience trauma-tisante, il manifesta dès ses débuts un vif intérêt pour les sujets sociaux et politiques : son troisième film, La Chambre aux murs épais (tourné en 1953), était une adaptation, par Kobo Abe, des « carnets secrets » de cri-minels de guerre japonais, et, pour cette rai-son, fut mis au ban par les autorités d’occupation américaine ; gelé pendant qua-tre ans dans les caves de la Shochiku, sur l’avis de son président Shiro Kido, il fut fina-lement autorisé à sortir en 1957 — déchaînant d’ailleurs de violentes protestations dans un Japon de la mauvaise conscience. Aujour-d’hui, malgré ses aspects emphatiques et par-fois mélodramatiques, le film reste d’une importance historique indéniable dans la peinture des blessures de guerre du Japon. Après quelques mélos sacrifiant aux canons formels du « shomin-geki » de la Compagnie Shochiku (Quelque part sous le ciel immense, Les Belles Années, La Fontaine), Kobayashi, qui a déjà la quarantaine, tourne deux films, qui annoncent, dans leur sujet et leur style, le grand oeuvre de La Condition de l’homme. Je t’achèterai (1956) qui s’inspire visiblement des films sociaux américains des années cin-quante (Richard Brooks, Robert Aldrich) explore, sur un script du scénariste Zenzo Matsuyama, les milieux du base-ball et la cor-ruption qui y règne. Un jeune joueur (Keiji Sada) sacrifie son entourage personnel à ses ambitions et à l’argent pour devenir une star du base-ball, le sport le plus populaire au Japon (bien avant la guerre). La vision de Kobayashi, moraliste et humaniste, est plus pessimiste que celle de Kurosawa dans ses films d’après-guerre comme L’Ange ivre ou Chien enragé, bien que son style y soit plus marqué par les influences de l’époque. En 1957, il s’attaque de nouveau à la corruption endémique dans Rivière noire, où est mis en cause le laxisme de la société japonaise, vis-à-vis de tous les trafics sordides engendrés par la présence des bases américaines : «Rivière noire traitait de la corruption autour des bases américaines au Japon, montrait les prosti-tuées, les petits joueurs et les gangsters qui prenaient comme proies les soldats améri-cains stationnés ici. Quoiqu’affaibli par quelques touches mélo-dramatiques, le film était remarquable par son exposition purement cinématographique de ce qui aurait pu n’être qu’un prêchi-prêcha statique. Il était moral sans être moraliste, et Kobayashi était visiblement aussi concerné par des valeurs formelles qu’éthiques (- -). » Rivière noire marquait aussi les débuts d’un jeune acteur sorti de l’Institut Haiyu-za, dans un rôle de gangster, Tatsuya Nakadai, qui allait devenir l’acteur fétiche de Kobayashi, puis de Kurosawa. C’est donc affirmé comme cinéaste à tendan-ces sociales et humanistes que Kobayashi met en chantier, dès 1958, un projet cher à son coeur, l’adaptation du roman-fleuve (en six gros volumes) de son contemporain Jumpei Gomikawa, La Condition de l’homme, dont il avait acheté les droits pour la société indé-pendante Ninjin Club, fondée avec Keiko Kishi et d’autres gens de cinéma. Devant l’ampleur du projet et son caractère «peu commercial », toutes les Majors japonaises, y compris la Shochiku, refusèrent de produire le film, et Kobayashi dut menacer de quitter la Shochiku pour entreprendre ce travail de longue haleine, qui prit quatre ans de travail intense. Par chance, la première partie (qui durait déjà 3 h 20), Il n’y a pas de plus grand amour, fut un grand succès public, renouve-lant celui du livre, et remporta le Prix San-Giorgio à Venise en 1960, ce qui permit à Kobayashi de mener à bien cette entreprise digne d’Abel Gance et de Victor Hugo —avec d’ailleurs quelques boursouflures de. style qu’impliquent ces comparaisons. Le réa-lisateur s’affirme ici pour le meilleur et pour le pire : l’élaboration de grands tableaux ciné-mascopiques ne va pas sans dangers ni défauts, et l’académisme, le pathétisme, un certain maniérisme formel aussi (les cadra-ges obliques) guettent certaines séquences parmi un ensemble dont la puissance et l’ampleur emportent cependant l’adhésion, grâce à la force d’expression du film. Diffi-cile en fait de juger du film en le séparant de l’expérience personnelle de Kobayashi. Et la mort finale de Kaji (joué avec conviction par Tatsuya Nakadai, révélation du film), qui accompagne celle de ses illusions, est sans doute autre chose qu’une simple image dans l’esprit dû cinéaste qui critique son propre idéalisme. A l’instar de Kurosawa, auquel il se sent lié par la génération et par une cer-taine communauté morale, Kobayashi repré-sente avec la plus extrême sincérité les aspirations démocratiques du Japon d’après-guerre, le dégoût du militarisme meurtrier, les contradictions internes entre le rejet du carcan médiéval et l’attachement à une tra-dition culturelle qui en est inséparable, l’idéa-lisme enfin. La trilogie de La Condition de l’homme reste aujourd’hui le film essentiel (avec Harakiri pour comprendre l’oeuvre de Kobayashi, et le pessimisme fondamental d’un humaniste sans trop d’illusions sur son époque. Après un film intermédiaire, L’Héritage (1962), où il montrait de nouveau l’appât du gain comme moteur de la société moderne, Kobayashi aborda pour la première fois le « jidai geki» (film d’époque), avec le fameux Harakiri (1963), mais y apportant également un regard critique sur la condition du samou-rai. Avec comme complice Shinobu Hashi-moto (un des scénaristes de Kurosawa), qui adaptait un roman de Yasuhiko Takiguchi, le cinéaste prend comme personnage exem-ple un ronin (ou samourai sans maître), Hanshiro Tsugumo — interprété par un Tat-suya Nakadai sombre et impassible à souhait —, qui défie le code d’honneur du Bushido en prétextant un harakiri pour venger son gendre assassiné par les hommes du Seigneur Iyi. Là où beaucoup n’ont vu que duels spec-taculaires et exotisme médiéval, Kobayashi remettait en fait en question les fondements mêmes du Bushido, que tourna Imai en 1963, après le succès de Harakiri. Kobayashi reprit ce thème de la révolte dans Rébellion (1967), toujours sur un scénario rigoureux de Has-himoto. Les deux films sont une lente et hié-ratique ascension vers un final d’une violence très concentrée. Sur les schémas précis du jidai-geki, Hashimoto et Kobayashi ont greffé des considérations assez audacieuses, dans le cadre d’une production du système, et qui n’ont pas toujours plu. Dans les deux cas, le héros (ou plutôt « anti-héros », comme on disait à l’époque) succombera sous le nom-bre des assaillants, non sans avoir attaqué de front des tabous solides au Japon. On peut considérer Kwaidan (1964, adaptation par Yoko Mizuki de quatre contes fantastiques de l’écrivain européo-nippon Lafcadio Hearn, dont le meilleur est certainement L’Histoire de Miminashi Hoichi), comme partie intégrante d’une trilogie historique, entre Harakiri et Rébellion, mais ce film assez typique de l’académisme de Kobayashi, qui eut un grand succès en Occident (mais pas au Japon) apparaît plutôt aujourd’hui comme une sorte de récréation esthétique de l’auteur. Revenant à des sujets contemporains, Kobayashi adapte en 1968 un roman social de l’écrivain catholique Shusaku Endo, inti-tulé La Jeunesse du Japon’ , qui met en cause la responsabilité de la vieille génération dans la guerre, à travers des trafics issus de la guerre du Vietnam, qui profita économi-quement au Japon. C’est à cette époque que Kobayashi commence à réellement rencon-trer des difficultés pour produire des films de critique sociale dans un pays qui commence à récupérer pleinement d’une défaite qu’il veut oublier. Pour réagir contre cet état de choses, il participe à la création en 1970 d’une société de production indépendante la Yonki no Kai (Société des Quatre Samourai), avec Kurosawa, Kinoshita et Ichikawa, dont le premier film fut le Dodes’caden de Kurosawa (un désastre financier qui menaça cette ten-tative de rassemblement d’une génération). Dans un entretien avec Audie Bock 3, Kobayashi déclare qu’après L’Auberge du mal (1970), il «ne soumit pas moins de dix projets, sur les procès des criminels de guerre à Tokyo, et un scénario sur la guerre du Viet-nam, tous rejetés… et qui, tous, étaient des films de critique sociale». Un de ces projets était du reste Tonko (ou Dun Huang), adapté d’un célèbre roman his-torique de Yasushi Inoue4, dont il peaufina le script durant des années, pour le voir fina-lement s’échapper et être repris par plusieurs cinéastes commerciaux (Kinji Fukasaku, puis Junya Sato, qui le tourna en Chine en 1987, grâce à des sponsors privés). Ce n’est qu’en 1974 que Kobayashi put tourner Kaseki (litt. Les Fossiles), un autre roman de Yasushi Inoue, trèS différent, où Shin Saburi inter-prète le rôle d’un riche industriel japonais apprenant qu’il est atteint du cancer, en voya-geant en Europe. Le sujet (qui rappelle loin-tainement Vivre de Kurosawa) fut traité avec sérénité pour la télévision et le cinéma, mais le film n’eut pas le succès escompté : le temps de la crise était venu. Après un curieux film romanesque tourné en Iran, Automne embrasé (1979), Kobayashi s’attela de nou-veau à la réalisation d’un long documentaire sur les procès des criminels de guerre à Tokyo (ce qui devait à l’origine constituer la qua-trième partie de La Condition de l’homme) qui lui prit encore quatre ans de travail : l’obsession était intacte. En utilisant des documents de toutes les archives disponibles (japonaises, mais surtout européennes et américaines), il monta plus de 13 000 mètres de pellicule sur plus de 200 000 visionnés ! Didactique, mais fascinant, Procès de Tokyo (1983), qui dure 4 h 30, est à ce jour l’ultime bataille de Kobayashi contre l’oubli d’un pays qui a gagné sur le plan économique ce qu’il avait perdu militairement. Aujourd’hui respecté (et donc contesté par la jeune génération des années 70-80), Masaki Kobayashi incarne une époque du cinéma et de la société japonaise qu’il a vécue pleine-ment. Il n’a certes pas le prestige de Kuro-sawa à l’étranger, mais il s’en tire largement avec les honneurs de la guerre.

1. Donald Richie et Joseph Anderson in « The Japanese film, Art and industry », page 285 (Ed. 1982). 2. Dans sa version cannoise, le film deviendra curieusement « Pavane pour un homme épuisé ». 3. In « Japanese film directors », chapitre Kobayashi, page 258 (Ed. Kodansha international, 1978). 4. En français « Les chemins du désert » (Ed. Stock, 1982 – Collection « Nouveau cabinet cosmo-polite »).