Le cinéastre retrouvé ?

Michel Sineux

Il est des cinéastes vivants et actifs, dont le Panthéon n’est guère remis en cause quelle que soit la valeur intrinsèque des composan-tes de l’oeuvre, d’un opus à l’autre. Il en va ainsi, par exemple, de Fellini, Kubrick ou Bergman, dont quatre plans suffisent à dési-gner l’auteur, comme quatre mesures permet-tent également de reconnaître Mozart, Beethoven ou Wagner. Sans que la valeur de l’oeuvre ou la hauteur du génie ne soient en cause, on dira qu’il y a chez ces maîtres quel-que chose de monolithique, d’irréductible-ment autonome qui en facilite la reconnaissance et, par là-même, rassure. Ces artistes-là s’approprient la matière qu’ils choisissent de traiter au point que le sujet apparent, réfracté dans l’univers si repérable que leur vision du monde a élaboré d’oeuvre en oeuvre, s’efface toujours derrière le sujet réel, somme d’obsessions récurrentes, percep-tibles dans la diversité des anecdotes. De la part des artistes, il y a appropriation du monde. D’autres fonctionnent — comme on dit si vilainement — sur l’adaptation. Leur sensi-bilité va à la rencontre du monde, qu’il s’agit alors moins de plier à sa vision, que de resti-tuer dans sa vibration. Moins immédiatement reconnaissables par la permanence d’un style, d’autant moins repérable qu’il n’est pas mis au service de thèmes obsessionnellement réi-térés, ces artistes, signalés à l’attention de la critique et du public par quelques oeuvres éclatantes, sont souvent oubliés ou mésesti-més, dès lors que, d’un film à l’autre, les qua-tre petites mesures ne sont plus aisément discernables. Pour cette raison, Richard Strauss est moins loué que Richard Wagner. Comme si la continuité de l’oeuvre n’était plus perceptible, dont l’artiste lui-même semble-rait s’absenter, pour avoir été infidèle à une thématique admise dans les productions qui avaient permis sa reconnaissance et qu’il aurait ensuite abandonnée pour faire oeuvre de circonstance. Observée sous cette dichotomie, l’oeuvre de John Boorman, par exemple, est loin d’être cernée. Celle de Jerry Schatzberg moins encore. D’où l’intérêt des hommages, qui éclairent les composantes les plus permanen-tes des oeuvres les plus ondoyantes et diverses. Si le style est l’homme, il est aussi l’écrivain, le peintre, le musicien, le cinéaste. Peu d’artis-tes ont autant de style que Schatzberg. La dif-ficulté à le saisir vient de ce que cette écriture, précise et racée, est également souple et cons-tamment adaptée, dédiée au propos qu’elle est censée servir. La raison profonde de la relative déréliction de Schatzberg tient dans cette incapacité du plus grand nombre à per-cevoir l’unité, la pertinence et la beauté de cette écriture dans sa diversité même. Comme c’est souvent le cas, le couronnement d’une oeuvre à un festival, sa reconnaissance critique et publique reposent sur un malen-tendu. Scarecrow (L’Epouvantail, 1973) aura été ce malentendu pour Schatzberg. Malen-tendu positif, certes, car l’oeuvre, admirable de bout en bout, dotée d’une extraordinaire charge émotionnelle, méritait l’attention d’un large public qui venait y voir un film sur l’errance qui résumait tous les autres en les dépassant, applaudir de formidables perfor-mances d’acteurs, vibrer à un cinéma d’émo-tions, comme on n’en faisait plus depuis la mort du bon vieux mélodrame. Mais, stylis-tiquement, l’auteur de Scarecrow n’était pas, de façon claire et consciente pour le specta-teur, celui de Puzzle of a down-fall child (Por-trait d’une enfant déchue, 1970), ni de Panic in needle park (Panique à needle park, 1971), même si aujourd’hui, rétrospectivement, la mémoire du cinéphile a tendance à unifier la perception de ces premiers essais, que la Palme d’Or de Scarecrow entraîne dans son sillage vers la notoriété. Scarecrow tient lieu de repère pour codifier artificiellement une thématique, signe de richesse indispensable à tout nouvel auteur. L’errance physique ou intérieure, la marginalité et l’exclusion seront les thèmes mis en exergue, certes bien réels, que l’on s’efforcera de retrouver, ne varie-tur, dans les opus suivants, et dont l’absence ou la dissimulation, dans l’oeuvre de circons-tance, détacheront de la suite du parcours du cinéaste, alors que l’essentiel était ailleurs, dans l’écriture, égale à elle-même dans sa sen-sibilité, toujours rajeunie, rafraîchie, variée, dynamisée par le défi original posé par cha-que nouveau sujet. Non seulement la thématique, mais ses modes ont éloigné la critique et le public du cinéma de Schatzberg, après le coup d’éclat de Sca-recrow. Cinéaste à l’européenne par le choix et le traitement des sujets dans ses premiers films (structure éclatée de Puzzle, esthétique documentaire de Panic), Schatzberg revient, après trois ans d’absence, avec une comédie, Dandy the All-american girl (Vol à la tire, 1976) qui évoque l’univers des films de Cukor revisité par la modernité et l’angoisse contem-poraines. La fin ou l’aberration du rêve amé-ricain, thématiquement présente dans les films antérieurs, est ici traitée avec une imper-tinence et une légèreté qui fleurent bon le sou-fre et démontrent en même temps l’étendue de la palette du cinéaste. Dandy est l’envers sarcastique — en mineur, a-t-on dit — de Puzzle: l’histoire exemplaire, la fable plus précisément, d’une jeune femme marginale, dérivant dans un paysage de clichés et peu à peu détruite par son rêve fallacieux d’argent et de consommation. L’envers du décor du rêve américain de consommation est tout aussi présent que dans Puzzle ou Scarecrow, comme moteur de la comédie, désamorçant chez le spectateur toute vélléité d’identifica-tion avec les personnages, en dépit de la sympathie qu’ils peuvent inspirer ; contradic-tion qui n’est qu’apparente, mais clé de la sen-sibilité et de l’art de Schatzberg, qui accompagne en l’épousant les pulsions de ses personnages sans nécessairement s’identifier (et le spectateur avec lui) à leur point de vue. Thématiquement, Vol à la tire peut donc être rapproché sans artifice de Puzzle et de Sca-recrow. Après trois années de silence, durant lesquelles il ne parvient pas à faire aboutir six projets, dont l’adaptation d’un roman de Nathanael West (A cool million), un film sur l’acolyte de Serpico et la corruption de la police new-yorkaise (The David Diurk Story), un remake de A star is born (Une étoile est née) et une adaptation du O Jerusalem de Lapierre et Collins, Schatzberg réalise coup sur coup deux films sur des milieux bien dif-férents — les coulisses de la politique et le sud de la Country music — que l’on peut toute-fois rapprocher, car ils traitent du couple, avec des personnages qui sont tout le contraire de marginaux, qui vivent dans le système, dont ils s’écartent momentanément pour mieux le réintégrer : The Seduction of Joe Tynan (Le Sénateur, 1979) et Showbus (Honeysuckle rose, 1980) : le regard du cinéaste, à l’égard de ces nouveaux person-nages (un sénateur et un musicien) s’y fait plus décapant, plus critique et plus ironique, non dépourvu, néanmoins, d’une empathie teintée d’humour, sans laquelle il n’est point de personnage digne d’être observé pour Schatzberg. La désintégration, puis la recons-titution du couple légitime, sont décrites comme un parcours obligé, dans la logique du milieu observé. Un pessimisme souriant et quelque peu résigné colore le dénouement des deux films où la femme légitime sort vic-torieuse de la confrontation avec sa rivale, même si la victoire est ambiguë, simple concession faite aux valeurs établies et aux convenances exigées par le jeu politique. Dans le registre de la comédie douce-amère, ponc-tuée d’accents graves et d’accès euphoriques, Schatzberg parle avec acuité de la dialectique de la permanence et du changement, du besoin de stabilité et du désir de rupture, de la liberté considérée comme une fatalité et une névrose. La mise en scène — le bonheur de filmer est constant dans ces deux films —montre l’errance comme un emprisonne-ment, générateur de claustrophobie qui pré-cipite le retour à l’ordre et à la légitimité, au moins porteurs de quiétude, même si les dés sont pipés, même si le sénateur revient moins à son épouse qu’elle n’accepte elle-même d’entrer dans l’image médiatique qu’est devenu son candidat de mari, littéralement comme une ombre dans le tableau ; même si le chanteur de country music retrouve moins sa femme que les valeurs conservatrices qui alimentent ses chansons, faites de quadrilles et de tarte aux pommes, bref, son Amérique profonde. Les trois années qui suivent comptent certai-nement parmi les plus sombres de la carrière du cinéaste qui ne parvient à monter aucun des troits ou quatre projets qui lui tiennent alors à coeur, où il aurait exploré les rapports père-fils (The Duke of deception et un scé-nario de Tom Topor dans les milieux du cir-que) et le destin de deux femmes ne parvenant pas à établir de liens affectifs avec leur entou-rage ( Why not everything ? et I love you but). Ces rapports père-fils, Schatzberg les abor-dera quand même, mais à travers une com-mande, le remake de L’Incompris de Luigi Comencini, d’après le roman de Florence Montgomrey. Echec commercial cuisant, résultant d’une production conflictuelle, la version voulue par Schatzberg sera amputée d’une demi-heure à l’exploitation et reniée par son réalisateur. Scrupule exagéré, nous semble-t-il, car l’auteur et le styliste Schatz-berg nous semblent aussi présents dans ce film mutilé que Cukor ou Ophuls peuvent l’être dans les versions charcutées d’Une étoile est née ou de Lola Montès. Le regard d’un auteur, la respiration d’une mise en scène sont, quoiqu’il advienne, des faits têtus qui résistent assez bien à la chirurgie esthétique. Même trafiqué, le film de Schatzberg est sans doute plus sourdement désespéré que celui de Comencini, par sa retenue même, sa mise à distance des émotions trop franches, celles-là même qui sont la marque de fabrique du genre littéraire et cinématographique d’ori-gine : le mélodrame. Des exigences codées du genre, Schatzberg ne conserve que l’intem-poralité et l’exil des protagonistes qui, en les coupant d’un contexte social trop précis, n’a rien d’autre raison que de les enfermer dans une forteresse affective. Mais une certaine désinvolture pudique éloigne encore la trans-position de son modèle, en faisant par là-même un film à la sensibilité très moderne. No small affair (1985), non distribué en France, reste à découvrir. Commande encore, Street smart (La Rue, 1987) vérifie, dans sa conception et sa réalisation, l’affirmation du réalisateur, selon laquelle il ne peut mettre en scène que s’il se sent personnellement, affec-tivement concerné par un sujet et, plus encore, par des personnages, dont on aurait pu d’ailleurs croiser certains dans Scarecrow ou Panic. Le sujet et l’agencement du scéna-rio semblent renouer avec un cinéma améri-cain quelque peu révolu, où l’intrigue, généralement policière et à suspense, déga-geait progressivement une problématique morale du divertissement même. De ce point de vue, l’argument de Street smart s’inscrit dans la filiation directe de Lang (La Cin-quième victime) ou de Brooks (Règlements de compte). Jonathan, le journaliste, rejoint la galerie des caractères schatzbergiens dans la mesure où, fasciné par la marginalité, il se laisse séduire par la charmeuse monstruosité du souteneur et de l’univers parallèle qu’il représente. Il est à rapprocher d’autres anti-héros que leur insatisfaction conduit à une errance destructrice et dont les rapports avec autrui fonctionnent sur la fascination. Cela est vrai surtout de L’Epouvantail , où le tan-dem Lion/Max évoque celui de Jona-than/Fast Black, mais aussi de toutes ces fuites devant le réel ou la Loi que décrivent Dandy, Showbus, Panic in Needle Park et même The Seduction of Joe Tynan dont la véritable fin, non conservée, le suicide du sénateur incapable de choisir entre l’amour de sa maîtresse et sa carrière, traduisait clai-rement l’insatisfaction profonde et l’indéci-sion définitive, un peu comme la catatonie dans laquelle se désintègre la personnalité du frêle héros de Scarecrow. De retour à Cannes, et en compétition, Schatzberg présente aujourd’hui un film, L’Ami retrouvé, dont il n’est pas l’instiga-teur, mais qui, une fois faite la lecture du bref récit de Fred Uhlman, est devenu un sien pro-jet, sans partage, auquel il s’identifie pour en faire sa propre histoire, piochant selon ses propres termes dans son histoire personnelle pour faire exister les personnages à sa manière. L’appréhension de l’adolescence le mobilise et la peinture d’une amitié de col-lège, le thème du « meilleur ami » dans le con-texte particulier des différences de classes et de l’antisémitisme de l’Allemagne nazie. Sans donner inconsidérément dans la politique des auteurs, on peut dire aussi que Schatzberg retrouve là aussi un thème récurrent dans son oeuvre, celui de l’exclusion, de la margina-lité. A la manière de Max et Lion, mais dans un contexte différent, l’amitié de Konrad, l’aristocrate catholique, et de Hans, le bour-geois juif, se développe en marge des com-munautés auxquelles ils appartiennent respectivement. Ne pouvant aller ni chez l’un, ni chez l’autre, ils se rencontrent dans le no man’s land des rues, des parcs, des escaliers de leur ville, se raccompagnant alternative-ment, inlassablement, chez l’un, chez l’autre. La collaboration avec Harold Pinter semble, aux dires même de Schatzberg, avoir joué dans le sens de l’économie des moyens (« Pin-ter travaillait dans la rigueur et la simplicité et il me laissait trouver les suppléments d’émotion ») et, à ce titre, aucune mise en scène de Schatzberg n’avait donné une impression si forte de retenue émotionnelle, au profit d’un discours de signes, d’une symbolique de l’espace, elle-même si peu insistante qu’elle ne se révèle pleinement qu’à une seconde vision : rapports de force, évé-nements bénéfiques ou néfastes construits plastiquement sur des montées ou des descen-tes d’escaliers, des plongées ou des contre-plongées, se faisant écho du passé au présent. Dans le cinéma de Schatzberg, la forme est le fond. Son style, on l’a dit, est multiple, dans la mesure où il se veut en adéquation parfaite avec ses sujets. Mais ses mises en scène se veulent aussi invisibles, ce qui n’est bien sûr que manière de parler, mais qui leur confère aussi, à coup sûr, cette évidence et cette race qui les met à l’abri du vieillissement. Schatzberg est l’un des seuls cinéastes dont on se dise qu’il a toujours placé la caméra au seul endroit d’où la scène pouvait et devait être filmée. C’est aussi l’un de ceux qui pren-nent le mieux en compte la totalité des com-posantes audiovisuelles : image, couleur, son, musique. Ses antécédents de photographe ne sont sans doute pas étrangers à cette maîtrise de la plasticité, lui dont on peut dire à la rigueur qu’il fait de la photographie de cinéaste — en raison du mouvement qu’il fait passer dans le cadre rigide — mais certaine-ment pas du cinéma de photographe. A ce sens plastique, qui conditionne un tra-vail toujours savant, sensuel, concret sur l’image en couleurs, s’ajoute la dynamique, c’est-à-dire la musicalité de la mise en scène.
Au montage complexe de Puzzle répond la linéarité de Scarecrow, qui alterne les longs plans fixes aux tempi prolongés, où les per-sonnages sont forcés, débusqués dans leur intimité la plus frémissante, les ellipses, les ruptures, qui « sautent » l’accessoir pour rat-traper l’essentiel. Dans Panic, l’approche photographique est différente : les longues focales suscitent la claustrophobie en même temps que le recul documentaire. La direction d’auteurs, qui est consubstan-tielle à la mise en scène, est la dernière pierre de l’édifice qui concourt à la maîtrise formelle absolue, qui caractérise tous les films de Schatzberg, les majeurs comme les réputés mineurs. Celui qui a découvert Faye Duna-way et Al Pacino, dirigé deux fois Gene Hackman en le rendant méconnaissable et irremplaçable d’un film à l’autre, donné leurs plus beaux rôles à Meryl Streep, Barbara Harris, Dyan Cannon est orfèvre en la matière.
Alors, retrouvé l’ami Schatzberg ? Qui a dit qu’il avait disparu ?