La Cinémathèque municipale de Luxembourg

(Extraits de l'article consacré à la Cinémathèque Municipale de Luxembourg, in Ors Stad revue communale de Luxembourg.)

Il faut bien l’avouer : l’idée était passable-ment saugrenue de lancer une cinémathèque, qui devait avoir pour vocation de devenir des archives du cinéma, dans un pays qui n’a guère de production ou de création cinéma-tographiques et qui ne se distingue pas non plus par un engouement excessif pour le Sep-tième Art. Le cheminement difficile de l’idée et l’incompréhension généralisée qu’elle ren-contrait au début montrent suffisamment que ne pas désarmer et ne pas se résigner était comme une gageure. Sans la passion du cinéma et la persévérance de Fred Junck, la Cinémathèque n’aurait sans doute jamais vu le jour. Fait encore plus remarquable : maintenant qu’elle est institutionalisée et officialisée dans le cadre du service culturel de la Ville de Luxembourg, elle n’a cependant rien perdu de l’esprit pionnier et de l’inspiration remuante qui présidaient à ses origines. La petite équipe du service culturel qui en a eu la charge n’entend pas se reposer sur ses lau-riers, maintenant que la consécration est venue. Plus d’une pellicule a été tirée de l’oubli et un réseau d’informateurs permet d’enrichir continuellement le fonds impres-sionnant de la Cinémathèque. Pour ce faire, il faut être sur le qui-vive permanent, car la classe aux copies rares s’apparente le plus souvent à une course contre la montre. Des péripéties souvent tortueuses ont accom-pagné la brève histoire de la Cinémathèque, qui fut créée en 1975 à l’initiative entièrement privée. Le succès dépassait tous les espoirs et on a démarré sur les chapeaux de roue en constituant un premier stock de films grâce à la cotisation des membres. Les échos enthousiastes que cette expérience rencontrait auprès du public allaient enfin convaincre les autorités qu’il s’agissait là d’une initiative qui méritait leur appui pour pouvoir vraiment répondre à la demande et à l’intérêt pour le cinéma qui ne pouvaient pas être satisfaits par les seuls circuits commerciaux portés plutôt sur la production cinématographique récente. Le pas décisif fut franchi lorsqu’en 1977 l’administration communale se dota d’un ser-vice des affaires culturelles, avec entre autres la charge de constituer une cinémathèque municipale. Ainsi l’a.s.b.l. Cinémathèque du Luxembourg devient la Cinémathèque Muni-cipale. Le bourgmestre de l’époque a défini dans les termes suivants les raisons qui ont amené la Ville à franchir ce pas : « L’étude des classiques de la littérature ne pose guère de problème. Des éditions bon marché sont dans le commerce et à la portée de tout le monde. Le passage d’un film dans le circuit commercial par contre est éphémère, surtout chez nous où les reprises se limitent à quel-ques gros succès commerciaux. Comment dans ces conditions se faire une idée person-nelle des nombreux chefs-d’oeuvre d’antan ? C’est là qu’une cinémathèque prend toute son importance. Elle présente dans des cycles cohérents les trésors du passé à des généra-tions de spectateurs toujours renouvelées. Mais pour cela, il lui faut disposer des films, les conserver, les soigner, car le support maté-riel (la pellicule) est périssable. Modeste, mais avec une conviction inébranlable, la Cinémathèque Municipale s’est attelée à ces deux tâches : la projection et la conservation des classiques du 7e art. » Les responsables, de leur côté, insistent beau-coup sur la valeur considérable du patrimoine de la Cinémathèque, acquis grâce à une poli-tique d’achat judicieuse, et comparent volon-tiers ce patrimoine à une collection d’oeuvres d’art : « On travaille sur l’avenir, le long terme. Le patrimoine de la Cinémathèque pourra être utilisé pendant de longues années. On a commencé à zéro. Maintenant on dis-pose d’une collection avec laquelle on peut travailler. » De l’avis de nombreux experts étrangers, Fred Junck possède toutes les qua-lités d’un collectionneur averti. Il a pu acqué-rir en un temps record non seulement des classiques du cinéma mais déjà maintes copies de films rares ou injustement oubliés. Qu’on en juge ! Actuellement la Cinémathè-que Municipale peut s’enorgueillir d’un stock impressionnant de près de 6 000 titres. Sont particulièrement bien représentées les cinéma-tographies américaine, française, allemande et italienne. Avec ce fonds de base, la Ciné-mathèque peut désormais organiser la pro-jection d’environ 400 films par an. Les projections ont lieu en semaine. Très souvent les films sont regroupés thématiquement ou constituent un hommage à un auteur. D’ores et déjà, la Cinémathèque Municipale de Luxembourg, occupe une place de choix parmi les archives du cinéma à travers le monde. Une bonne indication de cela sont les nombreuses demandes de prêt auxquelles elle doit faire face et qui affluent de partout (en moyenne 10 demandes par semaine). Cette position enviable s’explique par les nombreux films rares qui font partie de son fonds (ainsi, elle est particulièrement riche en films fran-çais des années trente et quarante). Mais elle est aussi sollicitée par ses consoeurs étrangè-res parce qu’elle est l’heureux propriétaire de quelques copies uniques au monde (des incu-nables). Citons parmi les plus précieuses des copies des films suivants : 24 heures de la vie d’un clown (J.-P. Melville), La vie parisienne (R. Siodmak), Pattes de mouche (J. Grémil-lon), Catherine (Jean Renoir), Ceux de chez nous (Sacha Guitry), Hearts of age (Orson Welles), Ultimatum (R. Wiene et R. Siod-mak), etc. En ce qui concerne la politique d’achat, les responsables de la Cinémathèque s’emploient à rassembler l’oeuvre intégral de grands cinéastes comme Douglas Sirk, Samuel Ful-ler, Nicholas Ray, S. M. Eisenstein, Luchino Visconti, Raoul Walsh, Howard Hawks, Fritz Lang, Vittorio Cottafavi, Max Ophuls, Orson Welles, Jean Renoir, Erich von Stro-heim, Luis Bunuel, Otto Preminger. Fred Junck, qui compare volontiers son travail à celui d’un archéologue, se défend contre le reproche qu’il lui est parfois fait de se laisser guider par ses goûts personnels et qu’il est en train de s’ériger un monument à sa gloire per-sonnelle avec l’argent du contribuable : « Mes conceptions personnelles ne priment pas. On achète tout ce qui a compté dans l’histoire du cinéma mais aussi ce qui devrait compter un jour. Nous prenons ainsi des options pour l’avenir. » Le succès donne largement raison à cette approche, car la Ciné-mathèque a à plusieurs reprises créé de petites sensations en mettant la main sur des films que tout le monde considérait comme dispa-rus. Une des nombreuses consécrations en ce domaine est venue il y a quelque temps lors-que la Cinémathèque Municipale de Luxem-bourg était en mesure de mettre à la disposition du fameux « British Film Insti-tute » une copie du seul film d’Alfred Hitch-cock que les Anglais n’avaient pas. Il s’agit d’un film muet de 1927, Easy virtue, que tout le monde croyait perdu à tout jamais. Inu-tile de souligner que ces activités débordan-tes de la Cinémathèque Municipale trouvent un retentissement très favorable auprès des adeptes du Septième Art de par le monde. Le magazine l’Express a noté par exemple : « Au Luxembourg existe une Cinémathèque, une vraie. » Non moins élogieuse fut l’appré-ciation des Cahiers du Cinéma qui remar-quaient, à la suite de la réunion à Luxembourg du 20e Congrès Indépendant du Cinéma International (C.I.C.I.) en 1980 sur invitation de la Cinémathèque Municipale, que celle-ci constitue les archives cinémato-graphiques les plus jeunes et les plus dyna-miques d’Europe. Les services que la Cinémathèque Municipale rend à ses con-sœurs étrangères sont appréciés à tel point par celles-ci qu’elles organisent des hommages en son honneur. Mais la Cinémathèque Municipale ne néglige pas pour autant sa fonction et son rôle pri-mordiaux envers son public à elle. Elle peut compter actuellement sur plus de 1 200 membres inscrits (tout le monde peut devenir membre, moyennant la cotisation modeste de 100 francs ; le droit d’entrée par séance est fixé à 30 francs). A leur intention elle organise non seulement douze séances hebdomadaires de projection qui offrent un panorama très large de l’histoire du cinéma. Elle leur offre également depuis deux saisons une initiation incomparable aux secrets du cinéma, les « Cours d’Histoire et d’Esthéti-que du Cinéma ». Ces cours, qui attirent en moyenne plus de cinquante personnes et ceci une fois par semaine, sont assurés par des spé-cialistes de réputation mondiale tels Jean Mitry, Claude Beylie, William K. Everson, Michel Ciment, Eric Rohmer, Gérard Legrand, Jean Gili. Son rôle pédagogique se traduit aussi par la publication d’un pro-gramme mensuel très détaillé et de « Dos-siers » consacrés à un thème précis ou analysant la carrière d’un cinéaste ou d’un acteur.
En ce qui concerne les relations avec les sal-les de cinéma commerciales, on les qualifie de bonnes. La Cinémathèque cherche à don-ner au public le goût des bons films. Effecti-vement, force est de constater que voilà une idée qui a fait son chemin. Le Luxembourg serait même en passe de devenir un pays de cinéphiles ! Qui l’aurait crû il y a dix ans. Fred Junck et son équipe ont plus que tenu leur contrat. Grâce à eux le Luxembourg a un nom respecté en ce domaine qui, comme chacun le sait, joue un rôle important dans la genèse de l’inconscient collectif.