Max mon amour

Ouvrons l’Histoire du Cinéma de Georges Sadoul, qu’y lisons-nous concernant Max Ophuls ? Qu’il restera toujours marqué par une certaine « surcharge baroque », héritée de l’expressionnisme ; que sa sensibilité s’est exprimée dans des films « fort inégaux », la Ronde en particulier, témoignant d’une « désinvolture pesante ». Pour René Jeanne et Charles Ford, la base de son talent est « l’ironie et le cynisme » ; pour Henri Colpi, ses penchants « viennois » le poussent vers la mièvrerie et le désuet, avec léger arrière-goût d’amertume ; quant à Bardèche et Bra-sillach, ils le soupçonnent de n’être que le signataire — abusif — du « charmant » Liebelei. Il est arrivé à Ophuls le sort de la plupart des grands créateurs, du cinéma comme des autres arts : sa gloire a été surtout posthume. Sa mort, en 1957, suivant de peu la sortie de son dernier film, Lola Montès, un échec commercial retentissant, ayant suscité les cabales et la levée de boucliers que l’on sait, dans la critique française, cette mort fit appa-raître — un peu tard — quelle importance extrême il convenait d’accorder à celui qui fut, dans l’ombre, un véritable prince du sep-tième art. Tous les préjugés peu à peu tom-bèrent : Ophuls n’avait rien de « viennois », sa prétendue frivolité n’était qu’une façade, son cynisme cachait un authentique tempé-rament de moraliste. Sans doute, sa place restait malaisée à déterminer ; sa patrie, incertaine ; son style, indéfinissable ; mais le charme qui se dégage de ses films, de tous ses films, quels qu’en soient le sujet, le genre, la nationalité, ce charme s’avérait puissant, irrésistible. On y succombait, avec jubilation, à chaque nouvelle vision. C’est la Nouvelle Vague qui contribua à la redécouverte d’Ophuls. Truffaut, Rivette, Godard, Demy et bien d’autres osèrent affirmer ce qui paraissait, alors, inadmissible : que ce cinéaste déraciné, cet éternel exilé, ce juif errant surclassait incomparablement des réa-lisateurs sclérosés, académiques, esclaves de la loi des séries et du vedettariat le plus rétro-grade. Ophuls avait toujours été — à ses ris-ques et périls — un cinéaste libre. C’était un auteur, et pas seulement un metteur en scène. Un virtuose de la technique, certes, mais capable quand il le fallait d’atteindre à un sublime dépouillement : ainsi de Madame de, vaudeville froufroutant transformé en pure tragédie. Un de ces artistes enfin, dont la fré-quentation et l’exploration pouvaient appor-ter des joies ineffables. Un créateur, comme l’écrivit Truffaut, « aussi subtil qu’on le croyait lourd, aussi profond qu’on le croyait superficiel, aussi pur qu’on le croyait gri-vois ». On a coutume — depuis la Nouvelle Vague, justement — d’opposer le cinéma-spectacle et le cinéma-écriture. Cette dicho-tomie, peut-être insurmontable dans notre système actuel, est la source de bien des mécomptes. Ophuls l’avait admirablement résolue, sans coup férir, en faisant du spec-tacle une écriture, et de l’écriture un specta-cle. Il est vrai que son spectacle est souvent amer, fallacieux même ; son écriture volon-tiers fleurie, enjolivée (comme l’annoncent tous ses génériques) ; mais une harmonie suprême, un ordre mystérieux, connu de lui seul, résolvait ces contradictions, une pudeur exquise relevait ce qui aurait pu se glisser là d’exhibitionnisme. Cette façon d’enchanter la matière vulgaire, sans coquetterie ni vio-lence, cela s’appelle la grâce. Au sens pro-fane du terme, et parfois peut-être un peu plus.
Le monde charmeur du plaisir et de la vanité mondaine, où chaque instant emporte ce qu’il avait apporté, Ophuls ne s’y complaît pas une seconde. Il le dénonce au contraire, en lui opposant le véritable amour, celui qui ne se trouve « que dans la pureté et la vérité » (ainsi s’exprime le mari de la Ronde, au cours d’une séquence où l’humour côtoie finement la gravité), et qui peut aller jusqu’au don total : Madame de est à cet égard une héroïne exemplaire, que toute fri-volité abandonne pour ne plus laisser sub-sister que son coeur mis à nu, itinéraire qui recoupe presque exactement celui de Chris-tine dans Liebelei, et de Lisa dans Lettre d’une inconnue. A travers ces films admira-bles, d’un romantisme à la fois étincelant et dépouillé, Ophuls nous livre sa pensée pro-fonde : le bonheur existe pour l’être humain, il ne réside pas dans la consommation béate (telle que la pratiquent, par exemple, les bourgeois repus de la Tendre ennemie), ni dans la course effrénée vers les lieux du plai-sir, mais dans une quête passionnée et quo-tidienne, qui s’enracine le plus souvent dans la souffrance. Lola Montès, la courtisane, mérite comme les autres de trouver « l’amour dans un pays neuf ». Elle garde jusqu’à la fin une inexplicable pureté, de même que ses soeurs, les prostituées du Plai-sir. Toutes aspirent au bonheur, qui n’est peut-être que le repos de la mort. Max Ophuls disait : « Je veux faire des films vus du centre de l’homme. » Et aussi : « C’est l’imagination qui nous porte. » Et encore : « Je crois que la technique est faite pour être surmontée. Elle doit être l’instru-ment du jeu, de l’enchantement, du rêve. »
Incorrigible rêveur en effet que Max Ophuls, doté d’une imagination débordante, d’une fantaisie jamais en repos, à l’aise nulle part, sans cesse à la recherche de nouveaux riva-ges à explorer, de nouveaux visages à mode-ler (visages de femmes surtout). Sous tous les cieux : Allemagne (La Fiancée vendue, Liebelei), Italie (La signora di tutti), France (Divine, La Tendre ennemie), Amérique (Lettre d’une inconnue), France à nouveau (Madame de, Lola Montès). Il est des metteurs en scène qui ambitionnent de prendre la réalité au piège, tels des chas-seurs de papillons : Renoir, Lubitsch, par exemple ; d’autres qui ne se préoccupent que d’eux-mêmes, nous font partager leur moi intime, leur secret : Bresson, Tarkovsky. Ophuls combinait avec génie ces deux pul-sions : on trouve chez lui une forme d’extra-version fiévreuse, se traduisant par une frénésie de mouvement dont le cinéma (qui en a pourtant l’habitude) offre peu d’exem-ples ainsi que par le repli sur soi, l’angoisse tragique du lendemain. La Ronde nous fait passer progressivement de l’un de ces regis-tres à l’autre, par ce jeu de bascule vertigi-neux dont le cinéaste avait le secret ; dans le Plaisir, ils sont confondus au point que la joie semble n’y être que l’écho de la souf-france, et vice versa. De cette union parfaite d’euphorie et de mélancolie, je ne connais d’équivalent que la musique de Mozart.
Claude Beylie (Texte inédit)

« Je suis né le 6 mai 1902. Ma ville natale Sarrebruck a eu le privilège de changer plu-sieurs fois de nationalité. Elle fut tantôt fran-çaise, tantôt allemande, au gré de l’histoire. Mon père faisait partie d’une sorte de trust familial dont les magasins étaient implantés à travers toute l’Allemagne. Du côté de ma mère, un ancêtre émigra aux Etats-Unis et devint gouverneur de l’Utah. Aujourd’hui encore, quelque part, du côté du Grand Lac Salé, une compagnie de chemin de fer rente son nom. En somme, je viens d’une faille éminemment respectable. » Max Ophuls quitte pourtant cette famille à dix-sept ans pour débuter au théâtre comme acteur, puis comme metteur en scène, ce qui le conduit dans différentes villes d’Allema-gne, puis à Vienne. Souvent considéré comme Viennois, il ne passera que quelques mois dans cette ville dont il dira plus tard que « l’imagination de ses habitants ne coulait pas de la même source que la mienne. Leur esprit cultivé, brillant, fleurissait dans une ville moribonde toute tournée vers le passé ; le mien tirait sa vie du sol plus rude des gran-des cités industrielles de la Rhénanie ». Une proposition l’amène à Berlin où, parlant français, il débute à la UFA comme assistant-traducteur sur la version mixte d’un film d’Anatole Litvak. On lui propose aussitôt d’assurer la mise en scène d’un moyen métrage, avec l’aide d’Eugene Schufftan pour l’image. Il réalise dans la foulée qua-tre films dont, en 1932, Liebelei d’après Schnitzler. Alors qu’on a souvent reproché à Ophuls d’être mièvre, il refuse d’abord le projet d’un producteur qui voulait évoquer « le vin nouveau et les guinguettes de la forêt viennoise ». « Il nous faudrait aussi des lavandières au décolleté généreux », poursui-vait le commanditaire, qui voulait également « trouver le moyen d’y glisser le père Strauss avec son violon : ça fait toujours un effet boeuf »… Bref une montagne de guimauve. Liebelei se fait avec un autre producteur et connaît aussitôt un grand succès dans toute l’Europe. En 1933, alors que le film tient l’affiche du plus grand cinéma de Berlin, les origines juives d’Ophuls et la présence d’un jeune directeur nazi dans les studios, obli-gent le cinéaste à quitter l’Allemagne le jour de l’incendie du Reichstag. « Finalement ce fut rapide, humiliant, affreux. Prendre la fuite, se sauver à l’étranger, n’a jamais été un acte héroïque. » Il arrive en France où les studios parisiens l’accueillent en lui proposant une version française de Liebelei. Il y travaille ainsi qu’à une douzaine d’autres films qui, de La signora di tutti à Sans lendemain, confirment son talent. En 1938, il choisit la nationalité française. Mais l’exil n’est pas achevé : devant la menace nazie Ophuls doit quitter l’Europe à la fin de 1941. A Hollywood, après quelques mois de chô-mage forcé, la rencontre de Douglas Fair-banks Jr lui permet de commencer sa carrière américaine avec un film de cape et d’épée, l’Exilé (1947). Suivront Lettre d’une Incon-nue et deux autres films de genre, éloignés au premier abord de ce qui caractérisera son travail, mais qui seront sans doute détermi-nants pour la suite de son oeuvre. Ophuls rentre en France dès 1949. Il y réa-lise ses quatre chefs-d’oeuvre, remarquables par leur construction : la Ronde, le Plaisir et Madame de encore de facture classique, s’appuyent sur le théâtre, une nouvelle, un roman, et ils annoncent déjà Lola Montès. Ophuls en parlera ainsi : « Lola Montès… Cette femme ne m’intéresse pas, son rôle est à peu près le même que celui des boucles d’oreilles de Madame de. » On sait le scan-dale que provoqua le film, et sa nouveauté : le cinémascope et la couleur, qu’Ophuls lui-même employa pour la première fois, ont été rarement utilisés avec autant d’audace. On était fort loin des plates adaptations des années 50. Les jeunes critiques qui défendi-rent le film, n’eurent alors que l’intuition de ce qui en faisait la modernité. Pour Truf-faut : « il s’agit moins d’une histoire à sui-vre que d’un portrait de femme à contempler ». Mais les producteurs ne com-prirent pas le film ; le public non plus. Henri Agel écrira plus tard : « Il arrive à Ophuls ce qui est arrivé à Mozart, et pour des rai-sons analogues. La grâce et la virtuosité d’une écriture merveilleusement souple, élé-gante, raffinée, ont empêché des spectateurs superficiels, et qui projetaient précisément cette superficialité sur l’objet de leur réflexion, de voir que l’élégance était ici le voile de la pudeur, le raffinement une ruse de la sensibilité, la souplesse le sens de la vie. » Tandis qu’Ophuls retourne en Allemagne monter au théâtre un texte de Beaumarchais, les producteurs tentent de remanier Lola Montès pour en faire un produit rentable.
Truffaut apporte son témoignage : « Avant son départ, Ophuls avait refusé catégorique-ment de modifier le montage de son film. Je lui télégraphiai à Baden qu’on coupaillait Lola dans un laboratoire parisien. Il me répondit aussitôt : « Il doit y avoir un malen-tendu, je tente sans y parvenir de me déga-ger de cette Lola qui traverse ici les mêmes orages qu’en France, panique, désespoir, enthousiasme, espoir. » On connaît la suite. Tandis qu’on acclame son spectacle théâtral, Ophuls meurt le 26 mars 1957 dans une cli-nique des bords de l’Elbe. Il serait exagéré de reconduire aujourd’hui les clichés sur Ophuls, faisant de lui un cinéaste méconnu et presque maudit par les milieux du cinéma français. Ophuls a été vivement défendu par toute une génération de jeunes critiques (Beylie, Agel), et de cinéastes issus des Cahiers du Cinéma (Godard, Rivette, Truffaut, autour de Bazin) et qui allaient poser un regard neuf sur le cinéma. Il a cependant été difficile de défi-nir d’emblée la modernité d’Ophuls, ce qui explique sans doute que ses films aient sou-vent été disséqués et réduits à leurs proues-ses techniques ou à leur originalité formelle. Il est qu’avec ces oeuvres on a rarement avec autant de force le sentiment d’être en pré-sence d’un « style ». Certains types de décors — plutôt denses, composés d’escaliers, de cages, de voilages — des effets techniques —les caches, cadres à l’intérieur de l’image et les fameux travellings — par leur fréquence et retours deviennent des figures de style et sont pour l’oeuvre entière, des principes for-mels qui permettent d’en marquer l’évo-lution. Dès 1932, la caméra de Liebelei, accompa-gnant le traîneau des amoureux glissant entre les pins d’un paysage enneigé, est maniée avec à peine moins de virtuosité que celle du Plaisir (1952), et elle est déjà porteuse de sens. Ce long travelling dans la blancheur du décor distancie l’image du couple et est aussi le véhicule d’un mythe : la séquence entière vient trouer le récit « réaliste » de l’histoire sentimentale et annonce déjà un des thèmes essentiels du cinéma d’Ophuls en confron-tant la réalité et sa représentation (contra-diction qui sera la structure même de Lola Montès). Quelques années plus tard dans Divine (1935), certains plans où l’on « tra-verse » littéralement le décor (l’appartement par exemple), permettent aussi de multiplier les points de vue : on a au minimum celui de Divine, d’Ophuls et du spectateur. Pour Beylie : « le spectateur doit se sentir pris dans le mouvement, sans pour autant être dupe de ses prestiges. L’ébauche d’une théorie ophulsienne du cinéma apparaît là sans illu-sion possible ». Avant de fonder la construc-tion d’ensemble du film (comme pour Lola Montès) la multiplicité des points de vue se retrouve souvent à l’intérieur d’un seul plan. Dans une séquence sur sa jeunesse, Lola tra-verse l’océan avec sa mère ; à la fin du repas, alors qu’un bal est prévu, celle-ci l’envoie se coucher, Lola sort et gagne le pont du paque-bot. Au travers d’une fenêtre sur laquelle un couple est cadré de façon complètement ciné-matographique (un plan rapproché) Lola assiste désespérée au bal et regarde sa mère valser avec un officier. Ainsi, Ophuls pré-cise que l’image ne dit pas tout (exclue de la fête, Lola est malheureuse). D’autre part, au-delà du spectacle mythique qu’il propose, l’écran peut tout simplement montrer des images non significatives, fausses, puisque le spectateur sait que le couple de danseurs, en fait, ne s’aime pas. On trouve de tels effets de cadre dans Werther (1938) et dans Sans Lendemain (1939). On a dit qu’Ophuls « proposait une thèse dialectique sur l’Art en tant que propagateur de mythe et vision concentrée de la réalité ». C’est la raison pour laquelle la plupart des films ont pour cadre des milieux où le fait d’être en repré-sentation est une constante : armée, music-hall, cirque. C’est sans doute cette volonté de proposer différents regards, de croiser différentes véri-tés qui permettent de structurer l’évolution de l’oeuvre : depuis les films de l’avant-guerre, plutôt réalistes, structurés par un récit, aux oeuvres des années 50, où un prin-cipe d’organisation globale régit la construc-tion du film, et dont Lola Montès sera l’aboutissement. Il est de ce point de vue inté-ressant de se pencher sur la période améri-caine du cinéaste. Jusqu’alors, Ophuls a travaillé dans le même genre : des mélodra-mes au sens fort du terme, avec des person-nages aux destins tragiques, souvent des héroïnes d’après Schnitzler, Zweig, Goethe. A Hollywood, Ophuls doit se plier aux con-traintes du « film de genre » : aventures ou policiers. Il est donc confronté à des univers différents de ceux qu’il connaissait, ce qui marque un tournant dans son oeuvre. Ainsi apparaît d’abord, dans le contenu, un véri-table « rapport » entre les hommes et les femmes, qui est fixé dans la réalité, et au-delà du mythe de l’amour-fusion. Dans la forme, le tournant apparaîtra plus tard, avec la Ronde (1950). Les films d’Ophuls ont pour figures princi-pales des femmes. Le cinéaste part de l’image-cliché de la femme (l’héroïne roman-tique, la femme fatale). Elles sont d’abord sacrifiées, déchirées entre l’honneur et l’amour, dans « l’alternative insoluble de l’amourette sans lendemain ou de l’hypocrite assujettissement bourgeois ». On rejoint ici l’idée d’un Ophuls cinéaste « balzacien », ses héroïnes étant les victimes éternelles de leur destin. Avec Lettre d’une inconnue (1948), la vision d’Ophuls bascule : reprenant le des-tin d’une héroïne de l’Europe à la fin du siè-cle dernier, il adopte, cette fois, le point de vue de la femme qui cesse d’être une simple image, mais qui devient un regard ; et c’est ce regard qui transfigure sa vie en un itiné-raire amoureux. Ophuls va désormais pou-voir aborder de front ce rapport impossible. La figure de Joan Bennett dans les Désem-parés (1949) est à ce sujet déterminante. Comme précédemment, elle déclenche une prise de conscience chez l’homme (ici James Mason en maître chanteur). Mais cette fois, il y a un retournement grâce à lui et l’héroïne ne sera plus seulement une mère de la middle-class mais une figure de femme plus humaine, plus universelle. Il est possible qu’Ophuls, face à un cas inconnu, ait res-senti la nécessité d’élargir la notion qu’il avait de la femme et de substituer à l’héroïne post-romantique (à l’Eternel Féminin) une figure moderne de femme américaine, seule au foyer et capable de décision. En tous cas, à partir de ce film, une contradiction se dévoi-lera entre le point de vue d’Ophuls en tant qu’homme et celui du metteur en scène, qui sera représenté par le personnage du meneur de jeu dans les dernières oeuvres. Il n’est de toute façon plus question de femmes sacrifiées : les héroïnes d’Ophuls sont toujours des femmes légères (prostituées, modèles, courtisanes) mais elles représentent dès lors la vie même, le mouvement contre l’immo-bilité de l’épouse (la femme du masque et le modèle paralysé du Plaisir, Danielle Darrieux en épouse conforme au début de Madame de). Désormais les héroïnes s’assument davantage et il leur devient impossible de vivre selon la mythologie masculine. Lola Montès est celle qui « choisit » sans men-songe ni aliénation. Cette évolution se retrouve bientôt dans la forme des films d’Ophuls. Le film de genre tel qu’il est pra-tiqué à Hollywood à cette époque (et qui influence tout le cinéma) se fonde sur une esthétique réaliste liée de plus à la contrainte du destin. Mais, chez Ophuls, il s’agit essen-tiellement d’un destin social, qui voit le déploiement logique d’une suite d’événe-ments dans un contexte sociologique déter-miné (cf. les duels de Liebelei et Madame de). Dans Liebelei, l’ami de Fritz refuse de par-ticiper à ce qu’il considère comme un assas-sinat en étant témoin du duel : il quitte l’armée. Par ce geste, il échappe à son des-tin et l’on peut penser que Fritz aurait pu sur-vivre en conquérant une liberté comparable. Pour Ophuls, qui a toujours été épris de vérité et de justesse, il y a au-delà de l’idée de destin une vérité à trouver, vérité qui se donne par le mouvement et la confrontation. Au demeurant, Ophuls a toujours nuancé ses histoires comme le montrent souvent les séquences finales de ses films, de prétendues « happy ends » : Divine épouse le laitier mais la scène est filmée derrière une grille et montre le couple comme définitivement « enfermé ». De même, Joan Bennett débar-rassée des bandits, a sauvé l’honneur de sa famille et l’annonce au téléphone à son mari, mais en pleurant, derrière les barreaux de l’escalier…
Il y a dans ces films, autant d’excès que dans le reste de la production cinématographique de l’époque. C’est la raison pour laquelle Truffaut, qui avait une conception réaliste et classique du cinéma, a parlé, pour Lola Montès, de « néo-réalisme » (selon l’équa-tion de Bazin : plus de réalisme = plus de vérité). Il s’agit sans doute, avec Lola, d’un film radicalement « autre » qui ouvre à la modernité. La construction en flash back du film obéit bien au désir de dresser un bilan : « c’est l’apogée et la presque-fin du cinéma classique modelé par Hollywood ». On se trouve ici devant trois types d’images : le passé, le présent et la représentation de la vie de Lola. Il est impossible de s’identifier à Lola. Le montage, employé ici structure le film à la place du récit. C’est le spectateur qui reconstruit Lola, participant au « pro-cessus de vérité » du film. A la fin du numéro de trapèze, lorsque Lola saute dans le vide, Ophuls, par un effet de caméra sub-jective, nous oblige à nous identifier à elle (pour une seule fois dans le film). On a vrai-ment alors un sentiment de vertige, l’impres-sion, qu’après ce que l’on vient de voir, on ne peut plus reconduire ce type de représen-tation en impasse, symbolisé ici par le cir-que. Elle pourrait être remplacée par une vue plus moderne : le cinéma, tel que le pratique Ophuls, un art à part entière et constamment en évolution. Mais la scène finale où on découvre une foule d’individus payant un dollar pour baiser la main de Lola Montès, qui se trouve derrière une grille-écran avec Ustinov, son metteur sn cène, laisse alors pla-ner le doute sur l’avenir d’un tel cinéma. Près de trente ans après la mort du réalisa-teur, le cinéma d’Ophuls pose toujours les mêmes questions cruciales du cinéma moderne : « Je crois, écrivait-il, que le véri-table but de l’artiste est de nous donner du monde une vision nouvelle. Tous les sujets finissent par se ressembler. C’est la vision, personnelle que nous avons d’un milieu ou d’un être, c’est la forme que nous leur com-muniquons, qui les différencient… Un auteur a le droit de se tromper. Il n’a pas le droit de ne pas essayer. Si l’on veut qu’un art con-serve intérêt et vitalité, il faut chercher… chercher… sans arrêt. »
Valérie Bregaint

NB : Les citations qui illustrent cet article sont tirées de l’ouvrage de François Truffaut, Les Films de ma vie, de celui de Claude Bey-lie consacré à Max Ophuls et des cours de Denis Levy, enseignant à l’Université de Paris VIII.

Eléments de bibliographie : — Max Ophuls, par Georges Annenkov (Le Ter-rain Vague, Paris 1962) — Max Ophuls, par Claude Beylie (Seghers, Paris 1963 ; rééd. Lherminier, Paris 1984) — Ophuls, par Paul Willemen (BFI, Londres 1978/New York Zoetrope, New York 1978)