Le bel âge

Michel David

La Cinémathèque Française a cinquante ans. Le bel âge… ? On n’assénera pas ici au lecteur un de ces assommants rappels historiques qui, à force de détailler dans le menu les actions entre-prises, ne voient pas la pensée qui a animé la création d’une institution. Le 2 septembre 1936, Henri Langlois, Geor-ges Franju et Jean Mitry, avec l’aide finan-cière de Pierre-Auguste Harlé, fondent la Cinémathèque Française. Au-delà des péri-péties historiques, tout le « programme » de la future institution est déjà inscrit. Ce n’est pas la première cinémathèque au monde, d’autres voient le jour aux alentours des années 36, au moment où quelques coura-geux prennent conscience de la disparition accélérée du cinéma muet, dont les mar-chands n’ont plus utilité. C’est là que tout le génie de Langlois appa-raît. Moins dans cette prise de position main-tenant connue et reconnue universellement (il faut tout sauver), que dans cette volonté acharnée de le faire, malgré les difficultés financières, malgré l’absence, voulue au fond, de gestionnaire qui aurait mis une goutte d’ordre dans le génie. De le faire dans les pires conditions, par exemple au moment de l’Occupation, mais de le faire néanmoins avec cette idée que cet amoncellement, que ce travail initial de col-lectionneur, en tous domaines (film et ce que nous appelons par une antiphrase drôle le non-film), conduisait à la constitution d’un Musée du Cinéma. De le faire, de savoir le faire, et de le faire savoir. Il faut tout sauver, dans sa bai-gnoire ; mais il y a baignoire et baignoire. Si l’idée de cinémathèque a si rapidement et si universellement été reconnue, c’est bien que très vite s’y est fait jour un discours de programmation, ouvert sur le cinéma le plus contemporain, de parti pris, de choix, de choc entre la présentation de films, y com-pris ceux du répertoire, ceux qui, par stra-tes successives, ont enrichi notre histoire et notre mémoire pas toujours si collective que ça. Dans cet art où le symbolique joue une place si forte, où le sacré détermine la place de tel ou tel, Henri Langlois a su confédérer par choix raisonnés successifs et écrire une histoire du cinéma. Il a su dépasser le talent de collectionneur, et inscrire comme projet, tout de suite, ce musée qu’il a fini par con-fectionner, comme un artisan visionnaire, dans les dernières années de sa vie. Ainsi s’est créée, envers et contre tous, ou en tout cas contre le plus grand nombre, l’esquisse de cette Maison du cinéma. Cette Maison a erré pendant cinquante ans, s’est accrochée à des lieux qu’elle a investi de sa mythologie : la rue de Courcelles, la rue d’Ulm, le Palais de Chaillot, bientôt le Palais de Tokyo. Preuve qu’elle n’est pas une collection, elle n’est pas répertoriée. Elle n’a disposé d’aucune rationalité dans l’inventaire, le catalogue. Qu’on pense, par exemple, qu’une équipe d’inventaire des collections films n’est au travail que depuis dix-huit mois, et a achevé, pour l’instant, la lettre A, que sur les deux millions de photos, un million seul est inventorié, et avec des entrées incommodes. Après la mort de Langlois, le 13 janvier 1977, qui en avait été l’unique âme — il est piquant de constater combien les présidents succes-sifs de la Cinémathèque sont inconnus, et pourtant ce ne sont pas de minces person-nalités, Jean Grémillon d’abord, président jusqu’à sa mort, en 1957 — la Cinémathè-que a connu une période de violentes turbu-lences dont elle n’est sortie que grâce à la présidence apaisée de Costa-Gavras et à l’augmentation importante de subventions. Que reste-t-il du projet initial ? D’abord sauver les films. Depuis quatre ans, la Cinémathèque Française est enfin redeve-nue ce qui est sa vocation première : la con-servation, dans de bonnes conditions, du patrimoine cinématographique. Grâce aux échanges d’information, notamment entre cinémathèques francophones, Je programme de restauration est élaboré sans qu’il y ait maintenant de doublon (ce qui hélas, est arrivé dans le passé). Donner une liste exhaustive des films sauvés, serait fastidieux. Une statistique simplement : depuis quatre ans, 100 à 150 films sauvés par an. Il faut s’entendre d’ailleurs sur ce qu’on appelle « sauvé ». La sauvegarde la plus simple, techniquement maîtrisée, mais sui demande argent, hommes et temps, est le transfert du support nitrate, très dangereux, et pourtant utilisé jusqu’en 1953, sur support acétate. Beaucoup plus compliquées sont les restau-rations, évidemment moins nombreuses, qui combinent la technique ci-dessus mentionnée à des recherches historiques beaucoup plus approfondies.
Prenons deux exemples : — celui de l’Hirondelle et la mésange d’André Antoine. Réalisé en 1920 par le célè-bre metteur en scène de théâtre avec ce que, de nos jours, on appellerait une modernité étonnante, en particulier dans le jeu des acteurs, ce film avait, comme cela arrive trop souvent, déplu à ses producteurs et était resté, devant le découragement d’Antoine, à l’état de rushes. Heureusement bien con-servés, bien qu’ils soient en support nitrate, ces rushes ont permis un montage du film après qu’Henri Colpi se fut transformé en détective, vérifiant de canal en canal, de Bru-ges à la frontière française, la continuité du récit. Après le travail effectué, cas peu banal, soixante-deux ans après le tournage, une musique a été commandée à Raymond Ale-sandrini pour accompagner le film. Tous ceux qui l’ont vu jusqu’à présent prennent conscience de la nécessité, de l’urgence à écrire une histoire du cinéma. — celui de Casanova d’Alexandre Volkoff, avec Ivan Mosjoukine. Ce film à grand spec-tacle de la fin du muet (1927), avec des par-ties teintées, était conservé à la Cinémathè-que, mais invisible, tant en raison de l’état de la copie que parce que cette copie était incomplète. Après des recherches dans douze cinémathèques, dont la principale a été celle de Prague, une version complète restaurée du film est disponible, après quatre ans de travail, avec deux bobines teintées sur une durée de 2 heures 15′ (à bonne vitesse). Une musique, comme dans le cas précédent, a été commandée à Georges Delerue, et doit être présentée, après la première mondiale à Los Angeles les 23 et 24 janvier derniers, en fin d’année, à Paris. On remarquera que les deux exemples choi-sis touchent le cinéma français. C’est qu’une spécialisation s’est créée de fait entre les ciné-mathèques et qu’il serait bien évidemment absurde de restaurer un film, américain par exemple, dont les éléments seraient sauvés aux Etats-Unis. Par ailleurs, le programme de restauration prévoit, après une longue période de disper-sion des efforts, un recentrage sur des thè-mes, des périodes, des auteurs (Ophuls par exemple — on en reparlera —), mais surtout des ensembles peu connus du grand public pour lesquels un travail historique et criti-que permettra une redécouverte : l’école de l’émigration russe importante dans le cinéma français de l’entre-deux-guerres, et pour laquelle la Cinémathèque est particulière-ment riche, l’école burlesque française des débuts du cinéma, etc. Ce travail ne serait rien sans l’ouverture du « non-film » au public. Tout amoureux du cinéma sait maintenant combien il est diffi-cile de trouver une place à la bibliothèque, qui réunit au Palais de Chaillot notre fonds et celui de l’IDHEC. On a le sentiment d’un immense navire, dont le public n’aurait connaissance que’ de la proue, défiant orgueilleusement la tour Eif-fel, un peu du pont inférieur, la grotte, l’antre, le « Musée », et pas du tout des sou-tes, des réserves de documents de toutes sor-tes (scénarios, affiches, costumes, maquet-tes, etc.). Et pourtant, à Chaillot, ou dans l’entrepôt de Pantin, un travail scientifique approfondi s’effectue. Le cinéma dans sa totalité se retrouve, fragment par fragment. La Cinémathèque a pour ambition d’inves-tir le Palais de Tokyo, progressivement à par-tir de la fin de l’année, avec trois salles d’abord, puis avec une bibliothèque-médiathèque-musée, puis avec des espaces d’expositions temporaires, surtout avec un projet culturel. Je pense en effet que, dans la crise actuelle que connaît le cinéma — crise économique à une époque où la consomma-tion domestique d’images (cinquième et sixième chaînes, satellites, vidéo) ne peut que s’accélérer au détriment de la consommation en salles, seule pourtant capable d’assurer notoriété à un film, et aussi crise esthétique (je ne vois plus guère d’inventeurs de formes et d’idées participant à un mouvement, comme l’ont été les nouvelles vagues, et au contraire je vois une distorsion croissante entre un cinéma populaire, pas nécessaire-ment mal fait et un cinéma « élitaire ») —place est toute trouvée à la Cinémathèque pour réunir autour d’elle tous ceux qui ont une vision du cinéma non mercantile, tous ceux qui savent qu’un plan de film s’inscrit dans l’histoire d’un peuple et fait référence, même inconsciente, au cinéma du passé. Langlois faisait en permanence interaction entre le passé et l’avenir du cinéma. A nous de retrouver cette veine. A nous d’être la Maison des cinéastes. En renouvelant la formule de la Rencontre entre un cinéaste et un public (à notre échelle, faire ce qui est une des qualités de La Rochelle : cette discussion de qualité) renouvelé, en par-ticulier chez les jeunes et en gardant — pour la première fois depuis cinquante ans ! —une archive filmée. Ont ainsi été reçus à Chaillot Mikhalkov, Boorman, Godard, Schrceter, Wenders, Kazan, Demy, Chabrol, Alekan, Polanski, Leone et Trauner. Liste sans exclusive, dont j’espère qu’elle dégagera une ligne de politique cinématographique (je garde, avec un brin de provocation, cet hor-rible mot). A nous de gérer sur le long terme un programme digne d’un musée, regroupant dans les mêmes forces programmation, exposi-tion, édition. A nous de dépasser le court terme du programmateur. A nous d’ouvrir la Cinémathèque sur l’exté-rieur, sur les forces vives du cinéma et des autres arts. En acceptant, dans nos murs, les collaborations et apports extérieurs — ce qui fait la force d’une « école » ; en travaillant avec des partenaires à l’étranger (nos homo-logues, cinémathèques étrangères, les gran-des institutions culturelles, les festivals) ou en province. C’est peu de dire que la Cinémathèque adhère totalement aux intentions et au tra-vail de Jean-Loup Passek depuis des années à La Rochelle. Nous avons voulu cette année y participer pleinement, avec nos invités, et en nous associant à l’hommage à un des créa-teurs les plus féconds et les plus originaux de l’histoire du cinéma : Max Ophuls. A cette occasion, cinq copies neuves seront montrées. C’est aussi le travail d’une ciné-mathèque de montrer comme on n’a jamais vu. Je suis sûr qu’à La Rochelle, beaucoup de spectateurs découvriront Ophuls, au plein sens du terme, le plaisir d’Ophuls. Que ceux qui auront aimé suivent avec bien-veillance nos efforts, comme nous épaule-rons, tant que ce sera nécessaire, ceux de notre ami Jean-Loup Passek.