André Delvaux

François Chevassu

Parce qu’il a fait des études de droit et de philologie, parce qu’il enseigne le cinéma à l’université, parce que ses scénarios ne four-nissent pas de clefs en forme de passe-partout, parce que, aussi et surtout, nous aimons bien répertorier les cinéastes comme les vins sous des appellations contrôlées, on a voulu classer André Delvaux cinéaste intel-lectuel. Ce qui le fait s’insurger (et sourire) : « Lorsqu’on dit ça, on est simplement porté sur un rail conventionnel, celui de l’intellec-tualité bourgeoise. Cette idée conventionnelle veut qu’il y ait deux catégories opposées : l’intelligence et la sensibilité. (…) Qu’est-ce que cette espèce de réaction qui refuse l’alliage de la sensibilité et de la raison ? Je pense que ça permet de rédiger des étiquet-tes à bon marché et c’est un moyen comme un autre de nier les problèmes ou de les déplacer. Pourquoi refuserait-on à un film d’être chaleureux et intelligent ? » De fait, si on ne peut nier l’intelligence d’André Delvaux, le soin apporté à la cons-truction de ses scénarios, au subtil jeu de miroirs qui les anime, on s’interdirait bien des joies, sinon la compréhension de son oeuvre, en refusant de voir qu’il est avant tout un cinéaste sensuel. Cette sensualité imprègne ses films tant à l’image qu’au son. C’est la présence des matières, la rugosité d’un mur, la chaleur d’un bois, la caresse d’une brosse, la couleur d’un vin, la lumière feutrée d’un hiver. C’est aussi la beauté magnifiée des lieux, l’atti-rance soudaine d’un feu dans le paysage cré-pusculaire de Un soir, un train, l’image dure, directe de la Fagne entre automne et hiver dans Belle ou le superbe regard sur la Belgi-que de Babel opéra. C’est encore l’apport primordial des bandes son, de toute évidence parmi les plus belles du cinéma contempo-rain. Cela est d’abord sensible au niveau de la musique : André Delvaux n’a pas mené pour rien des études de piano et de compo-sition au Conservatoire de Bruxelles. La musique a toujours une fonction importante dans ses films, même si elle revêt parfois la ténuité de « La vie s’en va, la vie s’en est allée au vent », le beau thème chanté a capella de Belle. Elle peut aussi être un des fils conduc-teurs, tel le piano de Rendez-vous à Bray et de Benvenuta ou le « Don Giovanni » de Babel opéra, ou s’affirmer avec une violence contenue comme dans la remarquable danse de mort de Un soir, un train, menée avec une économie de moyens qui n’a d’égale que son efficacité. Mais, chez Delvaux, la musique ne s’en tient pas à la seule partition instrumentale. Elle inclut aussi les bruits, rarement abstraits, nés au studio après coup, mais le plus souvent captés au réel et retravaillés. Ils peuvent alors devenir eux-mêmes musique, ce qui est, par exemple, le cas de ceux de la Fagne dans Belle, ou, isolés, acquérir une résonance affectivement signifiante : déchirement d’une mandarine qu’on épluche, glissement ouaté d’un train dans la neige ou coloration de la voix d’un conférencier. La sensualité de Delvaux s’exerce encore au niveau des objets et, surtout, à celui des repas. Pour lui, le repas est un échange, un rituel, une façon de donner et de recevoir et souvent une des clefs du film. Pendant le tournage, les repas sont toujours de vrais repas, parce que, comme pour les bruits, il y a un besoin de réalité des choses ; la scène du dîner de Rendez-vous à Bray n’aurait cer-tainement pas la même densité si ce dîner n’avait pas été réellement délicieux. Dans le même esprit, la scène de la dispute de San-dra et François, dans Babel opéra, est aussi signifiante par ce qu’ils mangent et la façon dont ils le mangent que par ce qu’ils disent. Ainsi, à travers cette sensualité omnipré-sente, André Delvaux parvient-il à ce que Jean-Claude Guiguet a joliment défini comme : « ce qu’on entend par poésie, cet art évidemment difficile qui consiste non pas à mettre des guirlandes ou de la barbe à papa entre l’objectif et le sujet, mais à capter l’invisible à force de patience devant les cho-ses si insignifiantes, si banales soient-elles, cette attitude d’humilité qui peut aider à découvrir quelque chose d’ancien dans une mélodie, la saveur d’un met particulier, ou l’éclat d’un rayon de soleil glissant derrière les rideaux d’une chambre au petit matin ». 2 Cette sensibilité n’apparaît pas comme un appendice, une sorte de plus offert au spec-tateur, greffé sur le scénario, mais elle est partie intégrante de la démarche de Delvaux qui cherche constamment « un certain regard sur la réalité, une osmose entre l’espace inté-rieur et l’espace extérieur, entre l’espace ima-ginaire et l’espace physique autour de nous ». t C’est cette fusion de la vie imagi-naire et du concret, de la vie extérieure quo-tidienne et de la vie imaginaire intérieure, qui constitue la vie réelle que Delvaux entend tra-quer et restituer dans ses films. Sans les dis-socier, puisqu’elles sont parties d’une même réalité, et en allant même jusqu’à effacer, dans Belle notamment, toute ponctuation cinématographique signalant le passage de l’une à l’autre. De ce point de vue, Belle est sans doute le film le plus révélateur de Del-vaux. Celui où apparaît le plus clairement le refus de la dichotomie concret/imaginaire pour, au contraire, donner une vision totale des êtres, des choses et de leurs rapports dans ce mélange intime d’inconscient et de conscient, de concret et d’imaginaire, qui est notre réalité. Alors, l’effacement des signes aidant, nous entrons dans un monde, le nôtre pourtant, qui échappe généralement à nos écrans plus pressés de s’en tenir à des analy-ses et des comportements évidents. Si cette démarche est particulièrement déce-lable dans Belle, elle court tout au long de l’oeuvre du cinéaste, depuis son premier film, l’Homme au crâne rasé, où il serait bien aventureux de chercher une intrigue linéaire, en passant par l’énigmatique Un soir, un train, l’absence de chronologie de Rendez-vous à Bray, les temps, les lieux et les cultu-res mêlés de Benvenuta, jusqu’à Babel opéra qui se donne presque pour un reportage et, pourtant, plonge les chanteurs dans la fic-tion de leurs rôles et conserve leurs vrais noms aux acteurs de la fiction. Seul, peut-être, Femme entre chien et loup y échappe. Mais il est vrai que, là, André Delvaux avait choisi un langage différent pour traiter d’un sujet qui lui tient aussi particulièrement à coeur : celui, à travers la position des Fla-mands pendant la guerre, de son pays. Car André Delvaux est aussi un cinéaste belge. Profondément. Au point d’avoir tou-jours refusé de tourner ailleurs, à une excep-tion près, mais si proche de bien des points de vue : l’Ile-de-France du Rendez-vous à Bray. Ce qui se traduit par la présence des paysages, urbains ou ruraux, toujours magnifiquement transmis (la Belgique n’a sans doute jamais été mieux filmée que dans Babel opéra), mais aussi dans les influences, diffuses comme celles d’un patrimoine com-mun, des peintres ou écrivains belges et, sur un ton plus grave, à travers les traces de la coexistence parfois difficile de la Flandre et de la Wallonie, toujours présentes par un nom, un lieu, un langage, même si elles ne sont pas soulignées avec insistance. Ce qui l’amènera, dans Babel opéra, à dépasser le seul problème belge pour l’étendre, par méta-phore, à l’Europe et à « cette accumulation de richesses que nous devons assumer et défendre, cette idée de cultures mélangées, contre celle des ghettos culturels liés à des fiefs de pouvoir ». 3 Cela « sans prétention normative », mais pour préserver une iden-tité dont « les différences spécifiques de lan-gues, de traditions culturelles et de nationalités font la richesse ». 4 Dans le res-pect aussi des différents moyens d’expres-sion. Ce qui le conduit, toujours dans Babel opéra, à condamner François, cinéaste à la recherche d’un « Don Giovanni » en décors naturels et qui n’a pas compris que « l’opéra se fait dans les rituels de l’opéra et pas ail-leurs » 3, faute de quoi on le détourne de sa beauté originelle. La meilleure façon de l’approcher repose sans doute dans ce regard discret et attentif porté sur les répétitions de « Don Giovanni », la préparation des décors, le lieu de la représentation. Peut-être, finalement, tout Delvaux est-il là : dans le respect et l’attention à l’autre, le souci de le joindre pour s’en enrichir, de s’ouvrir à lui, de savoir recevoir (ce qui, selon le cinéaste, est plus difficile que de savoir don-ner), mais aussi dans l’acuité du regard, le refus de la superficialité, la recherche de la réalité. On dira que tout ceci est intelligent, donc intellectuel. Sans doute. Mais cela n’interdit pas pour autant la sensualité. « Pourquoi refuserait-on à un film d’être chaleureux et intelligent ? »

1. Entretien avec André Delvaux. François Chevassu. « La Revue du cinéma ».
2. Jean-Claude Guiguet, Rendez-vous à Bray. « La Saison cinématographique ».
3. Entretien avec André Delvaux. Jean-Marie Piemme. Dossier de presse de Babel opéra.
4. André Delvaux. Réponse au questionnaire du programme du Festival de Rimini 1985.