Alf Sjöberg, cinéaste

Extrait du résumé anglais du livre de Gunnar Lun-din, Filmregi Alf Sjôberg (1979). Traduction Marie Laboureur.

Alf Sjöberg est l’un des metteurs en scène les plus importants du cinéma suédois. Il est connu du public mondial pour être l’auteur, avant tout, de deux films, Tourments, de 1944, et l’adaptation à l’écran de la pièce de Strindberg, Mademoiselle Julie (1950). Il a tourné également seize autres films mais sa renommée internationale est due à ce dernier, qui lui a demandé des années d’un travail acharné. En 1929, à l’âge de vingt-six ans, Sjôberg fait ses débuts au cinéma avec Le Plus Fort. Malgré les encouragements qu’il a pu recevoir de la critique, il est cependant réduit, au cours des dix années suivantes, à ne mettre en scène que des pièces de théâtre. La fin des années 20 avait été marquée par le déclin artistique du cinéma suédois, le pre-mier film de Sjôberg marquant une excep-tion de qualité. Mais le début des années 30 se caractérise par une perte radicale d’origi-nalité pour la production de son pays, mar-quant, en fait, une fuite devant la réalité du monde. Au tout début de cette période, Sjô-berg est Premiers metteur en scène du Théâ-tre royal d’art dramatique de Stockholm et, dans les années qui suivent, il devient l’un des principaux metteurs en scène de théâtre de son pays. Les oeuvres auxquelles il se con-sacre alors sont très éloignées des comédies légères et des pièces futiles qui caractérisent alors les premières adaptations cinématogra-phiques du début du parlant en Suède. Dans le cadre théâtral, Sjôberg trouve assez de liberté pour orienter son travail et sa créati-vité. L’autonomie dont il bénéficie pour ses travaux lui permet d’affûter et d’approfon-dir les bases techniques et conceptuelles de sa création artistique. Si, durant ces années, le contenu des films suédois se garde de décrire la réalité sociale et politique, le début de la Seconde Guerre mondiale s’accompa-gne d’un certain changement dans les thèmes et les scénaristes de cette époque sont ame-nés à penser qu’une nouvelle grande période se prépare pour le cinéma suédois. Avec la vie pour enjeu (1940), de Sjôberg, et, surtout Un crime (Ett brott, 1940) d’Anders Henrik-son, sont généralement considérés comme des jalons marquant un tournant. A partir de 1940; une période de production croissante correspond à une ère d’intense activité cinématographique pour Sjôberg : il réalise alors la moitié de son oeuvre. La demande du public étant grande, les sociétés de distribution sont à même de financer des films qui, dans la forme comme dans le contenu, répondent aux besoins d’une catégorie de spectateurs sélectionnée. Ainsi, après avoir révélé ses dons dans le domaine du théâtre, Sjôberg revient aux stu-dios de cinéma après dix ans d’absence. C’est alors un metteur en scène de grande expé-rience et un créateur qui a commencé à se faire connaître dans le milieu intellectuel. « Artistfilm », une petite maison de produc-tion qui avait financé le premier film parlant de Sjôberg, lui donne la possibilité de réali-ser une nouvelle oeuvre, Le Temps des fleurs (1940).
L’indépendance de Sjôberg dans le processus de création se révélera par paliers. Après s’être affirmé comme un metteur en scène ambitieux, ayant des qualités incontestables, il lui devient possible de réaliser deux films au sein d’une grande société de production et de diffusion, « Wivefilm ». Le premier, Le Retour de Babylone (1941) était conçu d’après un scénario original que l’on avait demandé à Sjôberg de mettre en scène. Mais le second Le Chemin du ciel (1942) fut réa-lisé à l’initiative même de Sjôberg : le rôle de celui-ci s’est amplifié d’un film à l’autre. Le succès de Chemin du ciel a pour consé-quence le retour du cinéaste, quinze ans plus tard, à la principale société suédoise de pro-duction, la « Svensk Filmindustri », celle-là même qui lui avait permis de réaliser son seul film muet. Sjôberg sera associé à cette société pendant plus de six ans, période au cours de laquelle il réalise : La Chasse royale (1944), Voyage au loin (1945), Iris et le coeur du lieutenant (1946), Rien qu’une mère (1949). Mais ce fut Tourments (1944) qui s’avéra être à la fois un succès commercial et artistique. C’est pendant les années de guerre que le roi du marché cinématographique suédois, Anders Sandrew, commença à financer l’éla-boration de films. Il engage alors Rune Wal-dekranz comme producteur exécutif dans sa société, qui s’appuie sur une chaîne de ciné-mas dont l’exploitation est très rentable. A l’initiative de Waldekranz, Sandrew s’inté-resse au film de qualité, ce qui impliquait des risques financiers considérables. Mais l’entreprise se révélera rentable puisqu’elle permettra de toucher un public internatio-nal. Afin de réaliser les objectifs visés, Sjô-berg est contacté pour tourner Mademoiselle Julie, oeuvre qui est couronnée au Festival de Cannes en 1951 et qui ouvre le marché mondial au cinéma suédois. On ne doit pas sous-estimer l’importance que ce triomphe eut sur le plan international, conjugué avec le succès d’autres oeuvres de Sjôberg et de son élève, Bergman. Après Cannes, le cinéma suédois suscite l’intérêt grandissant de la critique euro-péenne et des distributeurs. Elle n’a dansé qu’un seul été (Hon donsade en sommar, 1951), d’Arne Mattsson, remporte un suc-cès mondial et ses films seront diffusés dans de nombreux pays. Tandis que Mademoiselle Julie avait été une très bonne affaire, les autres films destinés au public international furent, pour Sjôberg, décevants sur le plan commercial : Barabbas (1952) et Karin Memsdotter (1954) perdirent beaucoup d’argent. Lorsqu’en 1960 il tourne à nouveau un film pour Sandrew (Le Juge), c’est à la demande de Vilhelm Moberg, le scénariste. Là encore, ce fut un échec com-mercial. Pendant les années 50, Sjôberg met égale-ment en scène deux films de science-fiction, qui contribuent sans doute à compromettre encore ses possibilités de tournage : Les Oiseaux sauvages (1954) et Le Dernier Cou-ple qui court (1955) poursuivent en effet la série des échecs. Après ces déboires, Sjôberg ne retourne que sporadiquement aux studios. Quant à ses films « érotiques » de la période 1951-1960, Mademoiselle Julie sera le seul à connaître à la fois le succès commercial et la consécration artistique. Après la fonda-tion de l’Institut suédois du film, les condi-tions de production seront plus favorables, ce qui permet à Sjôberg de tourner L’Ile (1964) diffusée en 1966, oeuvre de science-fiction sur un scénario original dé Sjôberg lui-même. La carrière commerciale du film sur le plan international, fut encore une déception. Par la suite, avec la collaboration de la radio-diffusion nationale, l’Institut suédois du film devint, pour quelques années, le plus grand producteur du pays. En 1967, les deux par-tenaires signent un accord pour exploiter en commun leurs vedettes. Le premier film à être tourné dans le cadre de l’accord fut Le Père (1969) adapté par Sjôberg d’une pièce de Strindberg qui avait été montée pour le Théâtre royal d’art dramatique. Dans son oeuvre, Sjôberg part de l’idée que l’individu souffre d’une aliénation fonda-mentale, du sentiment d’être étranger au monde, ce qui le place dans la même situa-tion que le héros du drame traditionnel, dont la solitude est confrontée au destin. Pour Sjiiberg, le point de départ est toujours le même : les personnages sont dans l’impos-sibilité de coordonner leurs forces pour entre-prendre une action commune. Cependant, l’évolution de son oeuvre est marquée par un effort pour présenter des intrigues dans les-quelles des manifestations d’ordre collectif cherchent à se développer, ce qui se termine en général assez mal. Le fondement de l’aliénation est la carence affective dont souffre l’individu. L’inhuma-nité de l’univers de Sjôberg et la froideur émotive dans laquelle baignent ses person-nages sont des traits communs à ses oeuvres. L’aliénation est un point de départ mais aussi une prise de conscience : elle éclaire la con-duite humaine. Lorsque ses victimes ont réa-lisé ce qu’est leur solitude, et qu’elles l’ont acceptée comme une condition fondamentale de leur existence, elles peuvent alors conti-nuer de survivre. Ainsi, l’aliénation se trouve être à la fois une force pour vivre et une contrainte qu’il faut tenter de détruire.
La peur devant la réalité est fondamentale pour Sjôberg : au milieu des années 60, il constate que « tous les hommes souffrent d’une aliénation essentielle, un sentiment d’abandon. Mais, sauf pour ceux qui se com-plaisent diaboliquement dans la contradic-tion, ils essaient de débusquer l’adversaire afin de l’anéantir ». Les racines de l’aliéna-tion, dit encore Sjôberg, proviennent du fait que l’existence et ses normes sont en perpé-tuelles transformations. Dans le langage de Sjôberg, l’aliénation n’est pas du tout un concept comparable à celui de la philosophie marxiste : pour le cinéaste, elle est ramenée à une perspective psychologique tout à fait indépendante de la classe sociale à laquelle appartient l’individu : chacun souffre. On ne trouvera pas, dans les films de Sjô-berg de vies marginales, étrangères aux nor-mes de la société, et l’on n’y rencontre pas, non plus, de gens cherchant à changer la vie et à construire une société nouvelle. La nature des personnages de Sjôberg est subor-donnée à des éléments psychologiques ou affectifs, mais le monde extérieur n’est ni une cause ni une explication de leur caractère. La sensation d’abandon et de déracinement caractéristique des personnages de Sjôberg, s’applique aussi à la réalité dans laquelle ils vivent, et qui se révèle être tout aussi confuse et inexplicable. Bien qu’il soit totalement obligé de s’en remettre à lui-même, le héros de Sjôberg ne vit cependant pas isolé de la société. Ses pos-sibilités de communication et d’action sont, il est vrai, très restreintes dans un monde où chacun est isolé de l’autre. Il reste que cer-taines formes de communication existent au sein de son entourage. Mais les problèmes surgissent parce que le groupe se sépare sou-vent de l’individu, ou que ce dernier rend sa participation au groupe impossible. Les personnages des films de Sjôberg sem-blent être en perpétuel déplacement d’une classe sociale à l’autre. Leur mal de vivre les amène à rechercher une identité à l’intérieur de groupes auxquels, souvent, ils sont étran-gers et leur tendance générale est une quête d’identification en direction des pôles extrê-mes de la société afin de pouvoir définir leur insertion sociale. En fait, l’homme ne sem-ble être ni capable, ni désireux de changer et de remodeler véritablement les bases éco-nomiques et politiques de la société. Les confrontations de classes ne sont pas du tout présentées par Sjôberg comme la cause essen-tielle de la situation faite à l’individu en proie aux conflits et aux luttes. Dans ses films de cette longue période, on peut observer que des procédés techniques en apparence anodins, reviennent sans cesse. Sjôberg exploite ainsi certains effets pour tra-duire la distance qui sépare les êtres : miroirs et fenêtres contribuent constamment à des-siner des lignes de démarcation entre les per-sonnages de l’écran, soulignent leur isolement réciproque. Le « raté » dans la communication qui s’exprime ainsi dans les films de Sjôberg cherche à interpeller le spec-tateur. Les moyens visuels utilisés par Sjôberg pour faire ressortir l’isolement de l’homme s’asso-cient parfois au voyeurisme propre au théâ-tre traditionnel. Les objets qui structurent l’image et définissent la perspective se retrou-vent film après film. Zoom et travelling per-mettent habituellement à la caméra de Sjôberg de saisir les personnages principaux à travers une fenêtre — l’image — pour pénétrer dans leur vie intime. La caméra devient un moyen pour le metteur en scène de mettre une distance entre le spectateur et la réalité présentée par le film le forçant à avancer à tâtons vers la connaissance d’un être humain solitaire lové au creux de son refuge. Quelles solutions propose Sjôberg pour vain-cre l’isolement de l’individu. Quelles alter-natives et quels modèles propose-t-il ? Dans certains de ses films, tournés pendant la guerre, époque où la Suède devait envisa-ger d’être englobée dans le conflit militaire, une possibilité d’intégration sociale est encore préservée pour les individus. L’huma-nisme de Sjôberg cherche alors à cerner un destin et esquisse une critique fondamentale du monde extérieur, barbare et chaotique. Mais, dans ses films de l’après-guerre, la capacité de ses personnages à se libérer est réduite à une question de volonté person-nelle. Le personnage principal est voué à l’anéantissement, à moins qu’il ne retrouve le moyen d’agir et de reprendre confiance en lui. Le monde que décrit Sjôberg à partir de 1946 est donc plus sombre encore qu’auparavant. Il ne s’agit plus de lutter contre un ennemi concret mais plutôt de rechercher les bases qui peuvent permettre d’édifier une existence digne de l’homme. De façon plus claire que dans ses films pré-cédents, Sjôberg souligne alors que les for-ces destructrices qui s’opposent au processus de libération sont dans l’individu lui-même. C’est dans les profondeurs de son inconscient que l’homme est confronté à des pulsions qui l’obligent à faire différents choix. Les déci-sions qu’il prend sont irrévocables et ne peu-vent être remaniées par la suite. Des forces extérieures ou intérieures le contraignent à remettre en question sa vie et à faire des choix qui sont de première importance. Dans l’univers de Sjôberg, la passivité et l’indifférence sont des attitudes dont on doit se défaire mais qui sont, en fait, impossible à rejeter vraiment : personne, en fait, ne peut échapper à des conflits comparables à ceux qu’évoque le cinéaste. Ses héros poursuivent des buts irréalistes : leur plus ardent désir est d’accéder à une nouvelle identité. Ils tentent donc de jouer plusieurs rôles ce qui engendre pour eux un état chaotique insoutenable, mais les « par-tisans » — tel est le nom que Sjôberg donne à ses héros — peuvent néanmoins lancer des passerelles vers l’avenir. Dans la plupart des cas, c’est à la femme et sa force vitale que revient la tâche de donner un sens à la vie et de montrer quelle voie peut mener à une existence libérée des conflits. Les femmes de Sjôberg s’essaient toutes à faire la synthèse de rôles variés pour parvenir à se créer une identité. Cela les conduit à un choix, le plus souvent impératif, concernant les enfants et leur éducation. Pour la plupart des héroïnes de Sjôberg, combiner le rôle de la maîtresse avec celui de la mère est une tâche impossi-ble. Les circonstances imposent un choix, conscient ou inconscient. En fait, la femme est très souvent le porte-parole des idées fon-damentales que ses films veulent transmet-tre : il lui est également assigné un troisième rôle, celui du conciliateur. Ceux des personnages qui sont dépeints avec sympathie par Sjôberg ont généralement la capacité, sur le plan intellectuel comme sur celui de l’action, de profiter de leur expérience. Leurs actes restent cependant soumis, moralement, à certaines conditions et les alternatives proposées aux individus ne se valent pas. Le plus souvent, et dès le début, Sjôberg met en évidence quelle alternative doit être considérée comme la « meilleure ». Le héros comme l’héroïne semblent souvent bien moins capables que le spectateur du film de découvrir quel doit être « le bon choix ». Les personnages de Sjôberg semblent engen-drés par le metteur en scène à l’image d’ani-maux de laboratoire destinés à servir le commentateur de leur destin. Le cours sou-vent malheureux que prend leur vie doit démontrer, par l’exemple les avatars qui peu-vent frapper l’individu. Dans une phase pré-liminaire, Sjôberg expose quel est le choix des personnages face à tel ou tel événement, quelles décisions ils vont être amenés à pren-dre. Malgré l’irrationalité des individus, leur destinée est poussée irrévocablement vers une situation à laquelle ils ne pourront échapper. Les forces qui conduisent à cet événement inévitable ne semblent pas, cependant, inté-resser spécialement Sjôberg : elles demeurent toujours anonymes. Dans un article de 1949, le cinéaste expose quels sont les fondements de sa pensée sur l’homme et ce qu’il cherche à transmettre sur l’écran. Il note qu’avec l’aide d’une psycho-logie des profondeurs, il ne cherche pas à dresser un tableau clinique de l’homme, mais seulement à donner une certaine « vision » de celui-ci, mettant à nu le « champ de ten-sions » qui se cache derrière les apparences. Pour Sjôberg, porter un scénario à l’écran conduit à créer un langage propre, construit en plusieurs dimensions. L’article précise un point essentiel dans l’atti-tude de Sjôberg vis-à-vis de la réalité qu’il décrit, son effort pour se distancier par rap-port au réalisme banal de la vie quotidienne, ce qui traduit les caractéristiques complexes de sa vision du monde. Pour lui, la structure de la réalité se brise afin de laisser place à une description de l’homme éternel. Chez Sjôberg, l’intervention de la technique permet souvent d’élargir la compréhension de son exposé. Mademoiselle Julie en donne un exemple. Dans la scène finale, la caméra remonte lentement depuis le cadavre de l’héroïne jusqu’au portrait de la mère, au sourire ironique. La flashback acquiert ici une dimension particulière car cette image de la mère rappelle au spectateur le rôle de celle-ci, en dépit de son éloignement dans le temps : elle concerne encore un pouvoir dont les effets sont on ne peut plus frappants, avec le corps allongé sur le sol, au pied de son pro-pre portrait… On peut ainsi parler d’une simultanéité, qui est liée non seulement à l’aspect technique, au mouvement de la caméra, mais aussi à toute une série de « non-dits ». Cette dou-ble simultanéité peut répondre au « holisme » que Sjôberg évoque, cette con-ception philosophique selon laquelle il est chimérique de vouloir expliquer un élément isolé sans tenir compte de toute ce qui l’entoure. Dans tous les films, l’intrigue repose sur l’opposition entre des gens et des idées, opposition qui se développe peu à peu et qui permet à l’action de se poursuivre jusqu’à ce que la contradiction soit surmontée. La lutte entre les compétiteurs, et leur soif de conciliation est le lot commun des héros de Sjôberg. Leurs tentatives de conciliation sont présentées comme indépendantes de toute perspective historique. En fait, la conception que Sjôberg a du monde est universelle : elle s’étend à travers le temps et l’espace, prenant une dimension dialectique dans laquelle une lutte sans fin ne laisse guère de place à une quelconque harmonie. On a souvent voulu voir dans les films de Sjôberg un avatar de l’impressionnisme, ce qui n’apporte guère à leur compréhension. En fait, son oeuvre n’a que peu de points communs avec la conception profondément conservatrice qui caractérisait la production cinématographique allemande des années 20.