Victor Sjöström et la tradition suédoise

Gösta Werner

Dans l’histoire du cinéma, on parle souvent de « la tradition suédoise » en se référant surtout à Victor Sjöström et à Mauritz Stil-ler pour la période du film muet, et, en ce qui concerne une époque plus récente, à Ing-mar Bergman. On se souvient aussi que Bergman a haute-ment apprécié, non seulement la tradition cinématographique créée par Victor Sjôs-trôm, mais surtout Victor Sjôstrôm lui-même, l’homme aux talents multiples, repré-sentant d’une époque auréolée. On trouve aussi, dans les travaux de Jan Troell, des liens qui remontent jusqu’à Sjôstrôm et à sa tradition de narration cinématographique. Tout cela fait de « la tradition suédoise » un concept difficile à définir sur le plan cinéma-tographique, et qui se dérobe quand on cher-che à le manier sans égards. La définition donnée en diverses occasions a recouvert tant de situations et de phénomènes différents que ses contours, autrefois bien nets, ont souvent fini par s’estomper. Trop de films d’époques et de créateurs dissemblables ont été rassem-blés sous cette étiquette par manque de réflexion ou d’esprit critique.

L’influence de Griffith…
La tradition suédoise repose au départ sur « l’école suédoise du film muet ». Cepen-dant, cette école n’a jamais recueilli une large adhésion de la part des milieux cinématogra-phiques suédois de l’époque. En effet seul un petit nombre de films suédois portaient l’expression achevée de certaines idées et de certaines intentions bien précises en matière de narration cinématographique, qui de-vaient leur donner un grand impact sur le plan international. Certains de ces films allaient donc obtenir un grand succès auprès du public international, mais ils retenaient surtout en premier lieu l’intérêt des cinéas-tes et des critiques étrangers. Cette production est peu nombreuse : 13 films très exactement sont tournés en 7 ans. Le premier d’entre eux, qui marque d’ailleurs une vraie percée, est Terje Vigen (1916), réalisé par Victor Sjôstrôm, qui tient également le rôle principal. Puis viennent six films de Sjôstrôm (voir fil-mographie), les six autres étant réalisés par Mauritz Stiller, ami et contemporain de Sjôs-trôm : ce sont Le Chant de la fleur rouge (1918), Le Trésor d’Arne (1919), Le Village de pêcheurs (1919), A travers les rapides (1920), Le Vieux manoir (1922) et La Légende de Gôsta Berling (1923-1924). Sjôstrôm, Stiller et différents metteurs en scène suédois de l’époque réaliseront aussi d’autres films, qui ne sont pas rattachés à l’école suédoise du film muet, notamment Le Testament de sa Grâce (1919), Maître Samuel (1920) et L’Epreuve du feu (1921) de Sjôs-trôm, ou les comédies sophistiquées de Stil-ler dont la plus connue est Erotikon (Vers le bonheur) (1920). Quelques-uns de ces films ont cependant gardé leur force de suggestion et leur intensité en traversant les années, notamment Les Proscrits (1917) et La Char-rette fantôme (1920) de Sjôstrôm, ainsi que Le Trésor d’Arne de Stiller. A quoi donc ces films doivent-ils cette force de suggestion qui, 65 années plus tard, a peut-être changé de caractère mais non d’intensité ? Pour le comprendre, il faut tourner le regard vers le plus grand cinéaste international des années 1910. Il était américain et tout auréolé d’une réputation de pionnier de l’art ciné-matographique ; il en était le novateur, le créateur, le cinéaste épique et dramatique par excellence. Toutes ces qualités étaient réunies dans une seule et même personne, qui avait pour nom David Wark Griffith. A l’époque, Griffith venait d’achever ses deux grands films, Naissance d’une nation (1914) et Intolérance (1916). Ces deux films émergeaient loin au-dessus de la production cinématographique internationale de l’épo-que. La technique d’expression et de narra-tion cinématographique y était développée avec plus de puissance et d’efficacité que dans aucune autre réalisation américaine ou européenne du moment. Le nouveau me-dium qu’était le film était en passe de deve-nir une forme d’art, et le mérite en était généralement attribué à Griffith. Naissance d’une nation est une large fresque bariolée sur la guerre d’indépendance amé-ricaine, Intolérance un film à épisodes qui relate 2 500 ans de persécutions et d’intolé-rance dans l’histoire de l’humanité, en qua-tre séries de récits d’événements parallèles et entremêlés. Chaque film dure plus de trois heures. Le langage de formes cinématogra-phiques de Griffith y est pleinement déve-loppé : alternance dramatique entre les gros plans des acteurs et les scènes de foule, longs travellings narratifs, montée de la tension dans les événements parallèles, renforcée par des associations ou des oppositions contras-tées entre les situations prises dans les diffé-rentes séries d’événements. Griffith conférait ainsi au film un rythme dramatique entière-ment nouveau qui captivait le spectateur. Il y avait là une forme de narration purement cinématographique qui s’appuyait sur la technique de montage spécifique de Griffith et qui constitue la principale source de la force de suggestion de ses films. Mais der-rière cette façade brillante il y avait des lacu-nes qui ne furent pas clairement perçues à l’époque : le traitement des personnages était pauvre et stéréotypé et le contenu ne corres-pondait pas à la forme extérieure des films ; l’action et les personnages s’attardaient dans le style du théâtre mélodramatique d’une époque révolue, avec des chevauchées sau-vages, de nobles héros, des escrocs exécra-bles, des épées reluisantes et à la dernière seconde, des manoeuvres téméraires sauvant les protagonistes d’horreurs innommables, de la mort ou d’un destin pire que la mort. Dans ces films, le langage cinématographi-que utilisé pour la description extérieure atteint son apogée. Et la graine germe, qui un jour s’épanouira en une plante somp-tueuse et donnera naissance au concept d’Hollywood. Cette naissance n’est pas celle d’un véritable art dramatique, mais bien celle de la tradition hollywoodienne tant décriée.

… et celle de Selma Lagerlöf
C’est contre cette tradition, avant qu’elle n’atteigne son plein épanouissement, que l’école suédoise du film muet réagit de façon si vigoureuse. Cependant, cette réaction n’est pas en premier lieu de nature cinématogra-phique, mais purement littéraire. Et Selma Lagerlôf, suédoise, romancière et Prix Nobel, va, à son insu, jouer un rôle clef. Car plusieurs de ses oeuvres vont devenir le catalyseur non pas d’un nouveau langage cinématographique, mais bien d’une nou-velle manière de se servir de celui de Griffith. Les hommes et les femmes de Selma Lager-16f, fortement individualisés, font leur entrée par la grande porte dans le cinéma suédois, avec leurs personnalités compliquées. Ils apportent la complexité psychologique et la riche variation de l’âme nordique, et en même temps des réactions et des comporte-ments humains d’un ordre plus général. Pour poursuivre la comparaison avec les films de Griffith, des êtres vivants remplacent les per-sonnages superficiels et stéréotypés du mélo-drame. Même si le récit reste intensément dramatique, l’action intérieure, avec ses aspects psychologiques et avant tout moraux, doit désormais prévaloir. La tension intérieure du film importe donc plus que la tension extérieure. Dès lors — et c’est là le deuxième apport important de l’école suédoise du film muet de l’époque — la réalité extérieure autour des personnages prend une fonction tout à fait nouvelle : elle ne doit plus seulement cons-tituer le milieu où se déroule une action cap-tivante. Elle doit dorénavant, avec sa pein-ture d’un milieu et d’une action extérieure ancrée dans ce milieu, former pleinement caisse de résonance pour l’action intérieure du récit. Le film doit tirer ses effets de l’inter-action ininterrompue et riche entre les per-sonnages et leur milieu environnant, où se situe l’histoire. L’homme et le milieu sont mis sans cesse en situation d’accord ou d’opposition l’un par rapport à l’autre. La nature, les conditions extérieures et les évé-nements doivent toujours être corroborés par des facteurs intérieurs, psychologiques et moraux. Par ses romans portes à l’écran, Selma Lagerlôf devait jouer un rôle décisif dans le développement de l’école suédoise du film muet, et dans ses recherches de formes. Des treize films qui constituent la courte période de gloire du film suédois, sept sont tirés de romans de Selma Lagerlôf, dont La Fille de la tourbière (1917), La Voix des ancêtres (1918), La Montre brisée (1919)et La Char-rette fantôme, réalisés par Victor Sjôstrôm. Curieusement pourtant, le film qui ouvrira la voie aux nouvelles recherches de forme et de style n’est pas tiré d’un roman de Selma Lagerlôf. Il s’agit d’une oeuvre d’avant-garde, Terje Vigen, tournée par Victor Sjôs-trôm en 1916, à la fin d’un automne froid et orageux, tout au bout de l’archipel de la côte est suédoise. Terje Vigen est le premier film suédois réalisé à partir d’une oeuvre purement littéraire, la longue épopée drama-tique d’Henrik Ibsen qui relate l’histoire d’un pauvre pêcheur ; celui-ci risque sa vie pour forcer le blocus entrepris par les Anglais pour affamer la population de la côte ouest de la Norvège pendant les guerres napoléoniennes. Le poème dépeint un destin pathétique et tra-gique dans un milieu et dans des circonstan-ces qui créent à l’évidence une toile de fond faisant en permanence écho à l’action inté-rieure, un drame psychologique et moral. Sjôstrôm tenait lui-même le rôle principal, le pêcheur norvégien Terge Vigen. Le film était tout entier tourné à l’extrémité de la côte Est, au cours d’un automne déchiré par les tempêtes. Les rares intérieurs étaient tour-nés au même endroit. Terje Vigen connut immédiatement un grand succès en Suède comme à l’étranger, et ce succès devait dans une large mesure déterminer l’orientation ultérieure de la production. Sjôstrôm tourne ensuite La Fille de la tour-bière tiré d’un des romans les plus populai-res de Selma Lagerlôf, et dont l’action se situe dans un milieu rude, profondément sué-dois, loin des grandes villes. Ce roman est l’une de ses oeuvres les plus souvent portées à l’écran ; des versions ultérieures seront tournées au Danemark, en Finlande, en Alle-magne, en Turquie et une deuxième fois en Suède. Dans La Fille de la tourbière, Sjôstrôm déve-loppe les visées de Terje Vigen ; les person-nages évoluent dans un environnement misé-rable, à moitié désertique, et l’accent est mis sur le conflit moral qui fait le coeur du film : la fille mère séduite préfère assumer la honte et le déshonneur plutôt que de laisser son séducteur se parjurer sur la Bible pour échap-per à sa paternité.

L’Empereur des passions
Sjôstrôm poursuit sa production avec Les Proscrits, tiré d’une pièce de l’écrivain islan-dais Johann Sigurjonsson. Il connaissait bien la pièce pour l’avoir montée à l’époque où il dirigeait encore une troupe de théâtre iti-nérante en Suède. Il en avait alors assuré la mise en scène et avait joué le rôle principal. Son intention était de tourner le film en Islande, dans le milieu réel où s’étaient autre-fois déroulés les événements : un haut pla-teau désertique avec des sources chaudes, situé entre les deux plus grands glaciers d’Islande. Le projet dut cependant être aban-donné. Il choisit à la place de tourner dans les montagnes les plus septentrionales de la Suède. Bien au-delà de la limite de la végétation, on filmait ainsi cette tragédie islan-daise, dans laquelle le destin et les exigences morales de l’homme étaient intimement liés à la rudesse des conditions de vie et de la nature, qui, l’hiver est d’une cruauté presqu’inhumaine. Dans ses films suivants, La Voix des ancê-tres, projeté en deux parties (production fort coûteuse) et sa suite directe La Montre bri-sée, Sjôstrôm s’engage dans un projet gran-diose : il veut tourner la totalité de l’immense cycle romanesque de Selma Lagerlôf intitulé Jérusalem. Cependant, il n’aura jamais l’occasion d’achever ce projet. Sjôstrôm réalise ensuite Le Monastère de Sendomir, d’après l’écrivain autrichien Franz Grillparzer. Il traite là encore un sujet aux profondes racines morales et qui est d’un intérêt tout particulier, car ce film sera, après Terje Vigen, le plus grand succès du cinéma suédois de l’époque, en dehors de la Suède et tout particulièrement en France, tant auprès de la critique que du public. D’autres films suédois de l’époque remporteront cer-tes de grands succès, mais aucun n’égalera à ce point de vue Le Monastère Sendomir. Après une longue période d’hésitation et de doute profond quant à la possibilité de por-ter à l’écran l’oeuvre poétique la plus person-nelle, la plus engagée et la plus profonde de Selma Lagerlôf : son roman Kôrkarlen, Sjôstrôm se résout à entreprendre la réali-sation du film à partir d’un scénario élaboré par ses soins. Le film La Charrette fantôme (Kôrkarlen) couronne sa carrière de cinéaste ; c’est la pre-mière et la dernière fois qu’il atteint à une telle intensité dans la narration, à une telle maîtrise de ce moyen d’expression, à une telle force de suggestion discrète mais redoutable ; il y dépeint un homme qui attend de relayer le cocher de la charette de la mort, sur le coup de minuit dans la nuit de la Saint-Sylvestre. Plusieurs années plus tard, Julien Duvivier devait à nouveau tourner ce roman, en ver-sion parlante.Sa Charrette fantôme(1939) est très éloignée du film de Sjôstrôm. On dis-tingue derrière ces deux films deux tempé-raments d’artistes fondamentalement diffé-rents. Le film de Duvivier, avec Pierre Fresnay et Louis Jouvet dans les deux rôles principaux, a de très grandes qualités, mais n’atteint guère l’intensité glaciale du film muet de Sjôstrôm, tourné 20 ans aupa-ravant. De 1912 à 1916, Sjiistrôm réalise 30 films, jouant lui-même dans nombre d’entre eux, et écrivant les scénarios de certains. Ce sont presqu’exclusivement des films dans le style de l’époque, faits de passions violentes, d’amour et de jalousie, de haine et de ven-geance. Sjôstrôm acquiert ainsi sur le médium de l’époque, le film, des connaissan-ces aussi profondes que celles qu’il possédait déjà sur le théâtre, ses créations et ses for-mes d’expression. Sa compréhension intime du public suédois et de ses réactions, acquise pendant ses longues années de théâtre, lui est d’une grande utilité dans son travail cinéma-tographique. Il ne subsiste que deux des trente films tour-nés à cette époque : Ingeborg Holm et Les Vautours de la mer (1915) qui met en scène des contrebandiers ; ce dernier est un film d’aventures ordinaires dans le style de l’épo-que, alors que le premier est un récit socia-lement très engagé et très en avance sur son époque, l’histoire d’une mère seule et malheureuse qui voit ses enfants « vendus aux enchères » après la mort subite de son mari qui ne lui laisse que des dettes ; une fois par an, les parents adoptifs viennent au conseil de surveillance de l’enfance pour montrer les enfants à leurs vraies mères, et la malheu-reuse Ingeborg Holm voit arriver le moment amer où son propre enfant ne la reconnaît plus. Le film est une violente attaque contre le régime de l’assistance publique en vigueur à l’époque en Suède, et proche de celui que connaissaient de nombreux autres pays avant la Première Guerre mondiale. Ingeborg Holm était déjà imprégné de cet engagement social profond qui devait plus tard caracté-riser La Charrette fantôme. Ces deux films marquent le début et la fin de sa période suédoise.

Les dernières années
Au printemps 1923 Sjôstrôm accepte de répondre aux offres que lui font les produc-teurs d’Hollywood. Pendant les sept années que Sjôstrôm passera dans La Mecque du cinéma, il réalisera neuf films pour la Metro Goldwyn Mayer. Au début, il peut travail-ler sur plusieurs sujet ambitieux, mais à quel-ques exceptions près, ces oeuvres sont tou-tes très éloignées du genre de films qu’il avait réalisés en Suède et sur lesquels reposait sa renommée. La plus notable exception, c’est Le Vent, tourné en 1928 avec la grande vedette de l’époque, Lillian Gish, dans le rôle principal. Mais ce film ne remporte pas le succès financier escompté, pas plus les autres d’ailleurs, dont l’un (The Divine Woman), tourné avec Greta Garbo. Sjôstrôm ne se plaît pas à Hollywood et se lasse vite de la vie et du travail qu’il y rencontre. Quand la Metro lui propose une « permission » pour l’Europe, il accepte sur le champ. Avec le consentement tacite de la Metro, la permis-sion est prolongée « jusqu’à nouvel ordre » et Sjôstrôm ne retournera jamais à Hollywood. Après son retour en Suède, il réalise un film sonore, Les Markurell de Wadkôping (1930) et quelques années plus tard il tourne à Lon-dres un film anglais, Sous la robe rouge (1937). Aucun de ces deux films n’arrive à la cheville des films muets de sa première période suédoise, ou du Vent. Sjôstrôm metteur en scène est fatigué et déçu de ce qu’est devenu son travail de cinéaste. Mais l’acteur Sjôstrôm a toujours envie de jouer. Or, à Hollywood, on ne lui avait jamais permis de satisfaire à ce désir. Il rat-trape ce retard, d’abord au théâtre où il joue une série de rôles remarqués, tous dans le genre sérieux, au cinéma, où grâce à son âge et à ses connaissances profondes du métier il paraît en « père noble » en différentes occasions, parfois dans un contexte comique et presque burlesque. C’est le rôle du vieux professeur Isak Borg dans Les Fraises sauvages (1958), d’Ingmar Bergman, qui couronne sa longue carrière de comédien. Au moment du tournage Victor Sjôstrôm a 78 ans et il mène à bien son rôle avec une maîtrise de soi puissante et conti-nue. Avant le tournage, son médecin l’avait prévenu qu’il était beaucoup trop vieux et trop faible pour assumer un rôle aussi impor-tant et aussi exigeant. — Mais, raconte Sjôstrôm, figure-toi qu’en m’examinant après le tournage, il a dit que j’allais beaucoup mieux qu’avant. Son rôle dans Les Fraises sauvages constitue ses adieux à une longue oeuvre. Deux ans, presque jour pour jour, après la sortie du film, le 3 janvier 1960, Sjôstrôm meurt à l’âge de 80 ans.

(Traduit du suédois par C. Monteux.) Extrait de l’article publié dans l’Avant-Scène (n° 331/332) de juillet 1984, consacré à Victor Sjôstrôm.