Reinhard Hauff

Daniel Sauvaget

Un critique de cinéma allemand a écrit à propos d’un film de Reinhard Hauff « ce film nous apprend qu’un film politique repose non pas sur un « discours » juste, mais bien plus sur un travail cinématographique juste, sur une prise de conscience par des moyens cinématographiques ». D’une certaine manière, Hauff peut être pris pour un adepte de ce qu’on a appelé en France avec quelque dédain : la fiction de gauche. Mais loin d’être un cinéaste de la bonne conscience, ou un adaptateur des tech-niques d’Hollywoodiennes au champ politi-que et social, il a adopté une démarche dou-blement responsable : vis-à-vis de la réalité (qu’il met à jour dans ses films) et vis-à-vis du spectateur (qu’il respecte dans ses déter-minations par rapport à l’objet de ses films). Faire des films pour lui, ne signifie pas s’adresser à un public déjà acquis pour le flatter. Il ne nous assène pas un message, quand bien même celui-ci serait paré de tou-tes les séductions idéologiques ou morales. Il propose une investigation, et ne confond pas discours et narration, émotion et déma-gogie. Pour lui les réalités de la société exi-gent un travail de mise à jour, elles ne peu-vent se révéler d’elles-mêmes, spontanément, et leur mise en ordre cinématographique ne peut se faire en fonction de grilles pré-établies. « Chacun de mes films est un effort pour comprendre la réalité », dit-il. Sa probité est à l’origine de plusieurs films qui sont reconnus dans leur pays comme des étapes importantes dans l’histoire du Jeune Cinéma allemand, en particulier La Déchéance de Franz Blum en 1974, un film rugueux qui tranchait avec d’autres films dénonciateurs, comme ils tranchaient avec les recherches formelles des nouveaux cinéastes de l’époque, et Le Couteau dans la tête en 1978, où le travail sur la conception policière de l’histoire et les manipulations de la grande presse ne masquaient pas le destin d’un indi-vidu confronté aux images de lui-même dif-fusées par deux camps antagonistes. Bien qu’il ne s’agisse en aucun cas d’une « école » au sein du cinéma allemand, Reinhard Hauff s’apparente à un courant important qui s’est affirmé depuis une douzaine d’années et dont relèvent plus ou moins directement des films de Margarethe von Trotta, Peter Lilienthal, Norbert Kückelmann et quelques autres (dont Schlôndorff, pour Le Coup de grâce et Le Faussaire plutôt que pour Katharina Blum et Un amour de Swann) : courant porté par une volonté de lucidité sociale et historique, et un refus de tout manichéisme comme de toute manipulation de la réalité apparente… Reinhard Hauff ne fait pas de films mili-tants. Il répudie les mécanismes du specta-culaire, et ceux de l’identification à des héros de l’écran. Lorsqu’il revendique le témoi-gnage, voire la métaphore sur un problème essentiel de l’Allemagne (L’Homme sur le mur), il ne pratique pas une observance des faits. Il n’est pas un cinéaste rassurant. Tou-tefois, s’il fuit les simplifications commodes, il ne fuit pas le contact cinématographique direct avec le public, faisant la preuve dans tous ses films d’une grande sensibilité aux situations humaines décrites et d’une pro-fonde humanité. Sa sympathie va en effet aux faibles, aux victimes, aux oubliés de la croissance économique, aux opprimés — aux « sous-privilégiés », comme disait Fassbin-der dans un tout autre système de pensée. Ainsi plusieurs de ses films décrivent le monde rural : Mathias Kneissl, Paule Pau-lânder, La Vedette. D’autres décrivent le monde des prisons (La Déchéance de Franz Blum), ou s’y réfèrent (Terminus liberté). Un de ses téléfilms (Mèches) porte sur un milieu d’ouvriers à l’époque du nazisme. Reinhard Hauff, qui a dit « chacun de mes films est un effort pour comprendre la réalité », a conduit la plupart de ces films de manière à mettre en évidence des relations sociales et non seulement des destinées individuelles. L’objet en est le paysage social dans ses déterminants individuels. Une démarche documentaire préside donc àyélaboration de plusieurs de ses films : « avant d’entrepren-dre un film je fais de longues recherches documentaires. Cette approche m’est abso-lument indispensable ». Paule Paulânder illustre bien cette attitude. Bien que le point de départ lui ait été fourni par un de ses col-laborateurs, Burkhard Driest, scénariste de son film précédent (La Déchéance de Franz Blum), Reinhard Hauff, s’est livré à une enquête préalable : situation économique des petits exploitants agricoles d’une région dés-héritée, évolution des productions, pression des industries agricoles et alimentaires, situa-tion des jeunes et des enfants, et bien entendu repérage des sites… Vint ensuite l’étape de la fiction, car le but n’était pas de faire un film sur la campagne, mais un film sur les hommes de la campagne, « sur leurs conflits personnels, expression même de leurs con-flits objectifs ». Le film sera tourné avec des acteurs non-professionnels, très logique-ment. Le père et le fils dans le film sont éga-lement père et fils dans la vie… et il se trouve qu’ils ont dû interpréter dans le cadre d’une fiction cinématographique les problèmes qui sont les leurs dans la réalité. Il leur a fallu, sans recours à l’improvisation pourtant, don-ner expression devant la caméra à leurs pro-pres conflits, aussi bien psychologiques et familiaux qu’économiques. Les critiques de cinéma allemand étaient donc fondés à esti-mer que peu de films avaient une telle den-sité, une authenticité aussi évidente. L’expérience de Reinhard Hauff avec ses acteurs non-professionnels ne s’est pas ter-minée avec la fin du tournage du film. Le jeune garçon a fui la maison paternelle, dans la vie réelle comme il l’avait fait dans la fic-tion cinématographique. C’est chez le cinéaste qu’il chercha refuge. Reinhard Hauff eut donc .à réfléchir sur « les contra-dictions auxquelles s’expose un réalisateur lorsqu’il cherche à travailler dans un milieu social étranger au sien ». La phrase du jeune acteur de Paule Paulânder « D’abord ils arri-vent et tout est sensationnel, et on aimerait que ça reste toujours comme ça, et puis ils partent — et voilà » lui a imposé l’idée de faire un film à partir de cette expérience. C’est La Vedette, réalisé en 1977. Sincérité de la réflexion et mon souci opportuniste de tirer matière à fiction d’une relation vécue, le film décrit longuement les contradictions de cette relation entre un jeune paysan et un cinéaste, et les contradictions des individus et de leur environnement. La Vedette com-prend aussi un long chapitre consacré au milieu familial du jeune homme : nouvelle plongée réaliste dans la vie quotidienne du monde rural le plus défavorisé. Dans Mathias Kneissl (1971) Reinhard Hauff avait déjà traité de l’existence paysanne. Situé à la fin du xlxe siècle le récit a pour protago-niste principal un braconnier et un hors-là-loi. Mathias Kneissl était devenu un mythe populaire bavarois, mais le film ne met pas en scène un héros. Il montre un homme avec ses défauts, ses hésitations, sa peur et sa colère. Un soin tout particulier est accordé à la vérité historique, à la description des fac-teurs sociaux qui conduisent inéluctablement au vol, à la révolte, à la violence. Démysti-fication par rapport aux idées reçues sur les relations humaines dans les campagnes de l’ancien temps, c’est aussi un film qui prend le contrepied du Heimatfilm : cette tradition cinématographique allemande qui présente la ruralité sous des traits idylliques et parti-cipe d’une intoxication plus réactionnaire que folklorique dans la culture de masse/du xx, siècle. C’est avec des films co4me Mathias Kneissl et La Soudaine richessé des pauvres gens de Kombach de Volker Schlôn-dorff (tourné à la même époque, avec Hauff lui-même dans un des rôles principaux) qu’on a commencé à parler en Allemagne de ce genre nouveau, le « nouveau Heimat-film » ou « Heimatfilm critique ». Peter Fleischmann en avait été le pionnier avec un film célèbre se déroulant dans un cadre con-temporain, Scène de chasse en Bavière. C’est le même Martin Sperr, l’auteur de la pièce adaptée par Fleischmann et acteur du film, qui a fourni le scénario de Mathias Kneissl. Les relations de travail entre Reinhard Hauff et le scénariste Burckhardt Driest reposent elles aussi sur la recherche d’une authenti-cité sociale et psychologique. Source de son premier roman, c’est la biographie de Driest qui a inspiré le film La Déchéance de Franz Blum. L’écrivain avait été condamné à la suite d’un hold-up auquel il avait participé alors qu’il était encore étudiant. Hauff mon-tre comment le nouveau prisonnier apprend de nouvelles règles du jeu et comment la « communauté » carcérale est contrainte à ces règles (et il pulvérise les théories du rachat des condamnés). L’univers pénitentiaire est dominé par la violence physique et la vio-lence morale ; c’est une contre-société qui fonctionne en accord avec les mécanismes profonds de la société toute entière. Le laco-nisme de la mise en scène permet d’éviter toute interprétation sentimentale des mal-heurs qui frappent Franz Blum. C’est la manière dont ce dernier parvient à s’adap-ter qui élimine le risque du Pathos. Burkhard Driest y interprète lui-même le rôle de Kuul, la brute. On a pu le voir ultérieurement dans les films de Herzog (La Balade de Bruno), Fassbinder (Querelle) et de quelques autres. En 1980, il joue le rôle de Nick Dellmann, le personnage principal de Terminus Liberté, mis en scène par Reinhard Hauff sur un scé-nario tiré de ses propres expériences d’ancien prisonnier rendu à la vie civile. Dellmann est écartelé entre son désir d’adaptation à des règles bourgeoises et la logique de la margi-nalité criminelle. Devenu écrivain, il accède à une certaine légitimation sociale et cultu-relle qui lui fait abandonner son ancien ami de détention. Au-delà du caractère biogra-phique du récit, Hauff reste fidèle à sa méthode et met l’accent sur les contradictions à un double niveau : bourgeoisie-criminalité, et contestation-intégration sociale. Les deux films qu’il a réalisés avec la colla-boration de l’écrivain Peter Schneider ont peut-être moins d’implications sociologiques mais plus de significations directement poli-tiques. Le réalisateur, qui n’a jamais suc-combé au didactisme, se montre séduit par le caractère métaphorique des récits de Schneider Le Couteau dans la tête (1978) puis L’Homme sur le mur (1982). On a salué Le Couteau dans la tête comme étant un film qui échappe aux simplifications du genre politico-policier. Et il est vrai que la mise en scène maintient un équilibre remarquable entre l’odyssée d’un individu mêlé malgré lui à un événement violent et la description des pressions faites sur lui (et sur l’opinion publique) par la police et une presse en proie à l’hystérie anti-terroriste. La fic-tion évoque des cas réels, dont le plus célè-bre est la reconquête du langage par Rudi Dutschke dans les semaines qui ont suivi l’attentat perpétré contre lui — et aussi la manière dont la grande presse a présenté Benno Ohnesorg après sa mort au cours d’une manifestation (alors que la contre pro-pagande tendait à le présenter comme un pacifiste modèle). Le film va cependant plus loin que la simple dénonciation, car il s’agit aussi de la reconquête de son identité par un homme que la violence pouvait mener au désespoir — ou à la prison. S’agit-il d’une métaphore sur la situation de l’intellectuel en République fédérale, aux prises avec les agents de la répression et ceux de la norma-lisation ? Ou plus généralement d’une ouver-ture sur la question de l’identité en Allema-gne ? De manière plus explicite, c’est bien de l’Allemagne qu’il s’agit avec L’Homme sur le mur, puisque c’est le Mur de Berlin qui porte son ombre sur le dernier film de Hauff. Non sans humour, et avec assez peu de natu-ralisme, il faut bien le dire, et, peut-être, un certain sens de la provocation. Kabe, le héros, voudrait être des deux côtés du mur.
A peine parvient-il à l’Ouest qu’il veut reve-nir à l’Est, et vice-versa. Son obstination met en péril l’ordre des choses dans chaque camp, et bouscule toutes les commodités de pensée : classements, règles de comportement, réfé-rences et institutions. Elément perturbateur, il doit sauter de plus en plus haut pour vain-cre les obstacles… Pour Reinhard Hauff, Kabe n’est au fond qu’un révélateur du malaise allemand. Comme ses autres person-nages, qui relèvent du marginal (illégal, ina-dapté, retranché, révolté) il est le grain de sable qui perturbe la mécanique sociale. Le réalisme pour moi n’est pas une question du principe ou de style, c’est plutôt un pro-cessus permanent entre conscience — dans quelle mesure suis-je capable de saisir la réa-lité — et représentation — dans quelle mesure suis-je capable d’exprimer, de formu-ler cette réalité. Les films réalistes sont ceux qui face à la réalité tiennent le coup et par conséquent sont, je pense, des films engagés. Pour l’un l’engagement veut peut-être dire amour pour les êtres humains en général, comme a dit Rossellini, pour un autre c’est la haine du fascisme, pour un autre l’admi-ration pour un révolutionnaire ou encore la tristesse éprouvée pour un être brisé. J’appelle réalistes les films qui par ailleurs ne déforment pas la réalité au profit d’une propagande superficielle ou d’arrière-pensées intéressées, mais qui s’efforcent de saisir et de représenter les conflits humains dans leur complexité psychologique, matérielle, morale et historique. Bazin dit de Rossellini qu’au coeur de sa conception cinématographique il y a l’amour non seulement pour ses person-nages mais pour le réel tout court et que c’est précisément cet amour qui lui interdit de séparer ce que la réalité a uni, c’est-à-dire les personnages agissants et leur milieu. »