Michael Powell et Emeric Pressburger

Pierrette Matalon et Claude Guiguet

Voici quelques années, notre connaissance du cinéma anglais se limitait à de rares films vus ici et là dans des ciné-clubs, Brève ren-contre, Noblesse oblige, ou des comédies construites autour de l’acteur Alec Guinness. Nous avions aussi en mémoire la percée d’une importante école, le Free Cinema des années 60, comparable à peu de chose près à la Nouvelle vague française. Nous savions que le cinéma « classique » britannique avait réagi par la surenchère spectaculaire et l’ambition des sujets (par exemple le Law-rence d’Arabie de David Lean). Cela constituait cependant, pour des spec-tateurs français, une culture très lacunaire relevant sans doute d’un parti-pris de négli-gence résumé par la formule célèbre et injuste du journaliste François Truffaut : « Autant le dire tout net : n’y a-t-il pas incompatibi-lité entre le terme cinéma et le terme britan-nique ? » Formule qui imprégnait incons-ciemment les esprits. Puis, au début de l’été 1978, les cinémas pari-siens Olympic organisaient la Rétrospective de 21 films en hommage à la Rank, « la plus prestigieuse société de production britanni-que », pour reprendre les termes de la plaquette-programme. Au-delà de l’originalité de son thème, la manifestation fut une occasion de découvrir un extrait significatif de l’oeuvre quantitati-vement énorme et considérablement mécon-nue d’un mystérieux tandem, Powell et Pressburger. Ces noms ne nous évoquaient pas grand-chose, sauf une réminiscence admirative d’enfants pour Le Voleur de Bag-dad, le souvenir d’un mélodrame sur la danse, Les Chaussons rouges et enfin l’image d’un film d’horreur sur le cinéma, Le Voyeur, contemporain de Psychose, chacun recevant un accueil mitigé, le Hitchcock rem-portant, lui, un grand succès public. Dans le choix de l’Olympic, Le Narcisse noir, histoire de religieuses anglaises butant sur des toiles peintes et des contradictions para-coloniales alors qu’elles tentent d’exercer leur mission dans une vallée himalayenne recons-truite en studio, fut le coup de foudre. Le film nous donna envie d’en voir et d’en savoir plus sur des réalisateurs qui appro-chaient de façon aussi inattendue un sujet noble et peu banal, un peu comme si Walt Disney adaptait Racine. Nous avions donc deux noms, Powell et Pressburger, et autour d’eux un désert. Il est vite apparu qu’en France il était pratique-ment impossible de voir les films de ces auteurs et qu’à leur sujet, les informations sérieuses étaient rares ou fragmentaires. Aujourd’hui, il est évident que Michael Powell monopolise le rapport avec le cinéma mais qu’à certains moments de sa carrière son nom est inséparable de celui de son équi-pier Emeric Pressburger. Au cours de leur longue carrière, il faut dis-tinguer quatre périodes : 1 Les années d’apprentissage de 1922 à 1935. La fin du muet et les débuts en France de Powell, puis, avec l’arrivée du parlant les premiers films anglais, les Quota Quickies, productions modestes sur le plan des ambi-tions et du budget mais bonne formation sur le tas. La majeure partie de cette période est perdue. Pour faire la transition, le premier film tourné en toute liberté, The Edge of The World (1936), un documentaire romancé, une série de rencontres avec Alexander Korda, puis avec Rank, deux grands produc-teurs distributeurs, avec le partenaire privi-légié Emeric Pressburger avec qui Powell met au point la notion d’association indépen-dante The Archers. Puis la guerre. 2 La période de guerre : une « aubaine » pour Michael Powell et son associé puisqu’il fallait offrir au public de bons films ; ils en tournèrent donc qui alternaient propagande, distraction ou réflexion, souvent le tout à la fois. Une dizaine de titres dont certains ont eu un très gros impact. Retenons 49e Paral-lèle, grand succès public, et Colonel Blimp, controversé à sa sortie en 1943, mais qui pour beaucoup aujourd’hui est leur chef-d’oeuvre, un film touffu à la longueur démesurée (2 h 45) et en technicolor somptueux tourné à un moment où il y avait pénurie de pelli-cule couleur, mais surtout film anti-conformiste ironisant sur l’institution mili-taire et certains de ses membres, à une épo-que où cela était plutôt courageux vis-à-vis du gouvernement. 3 L’après-guerre marque un changement de genre et de style ; des préoccupations plus intimistes apparaissent, qu’illustre un film comme I Know Where I Am Going, portrait d’une jeune femme qui renonce à ses ambi-tions et cède au charme d’une île anglo-saxonne et de ses habitants. Maintenant que la guerre est finie, on ne sacrifie plus au pays et à la patrie, mais à l’Art. C’est le sujet du plus grand succès public de Powell-Pressburger, Les Chaussons rouges, suivi par un film de prestige Les Contes d’Hoffmann, qui montre que le film opéra existe déjà en 1952, bien avant que cela ne devienne une mode. C’est l’époque également où The Archers, la compagnie créée par Powell-Pressburger, s’associe à de gros producteurs américains par qui ils sont sollicités du fait de leur suc-cès international : ce qu’ils font avec David O’Selznick pour La Renarde et Samuel Goldwyn pour The Elusive Pimpernel ne les satisfait pas, le public ne suit pas et cette période se termine par quelques déboires de production et une crise de l’association. 4 Les vingt dernières années commencent après l’échec public en 1960 de l’oeuvre la plus personnelle et la plus percutante de Michael Powell, Le Voyeur, un film d’hor-reur qui est aussi une réflexion sur le cinéma d’ailleurs, Powell souhaiterait que l’on rebaptise son film Le Cinéaste pour sa nou-velle sortie). Vingt années d’un Powell incompris, soli-taire, quasiment chômeur. Et l’amorce toutefois d’une redécouverte par de jeunes cinéastes et par un nouveau public. « Trop tard » dit Michael aujourd’hui. Il juge ces vingt dernières années comme « du temps perdu ». Et pourtant, vétéran du cinéma britannique, Michael Powell continue d’être actif. Tan-tôt il anime un séminaire de création ciné-matographique à Darmouth College, Hano-ver, New Hampshire (USA) et compose avec ses étudiants un film de douze minutes en 16 mm, d’après Ursula Le Guin, tantôt se retrouve chez Francis Ford Coppola avec le statut un peu flou de conseiller artistique dans les éphémères studios Zoetrope, puis court le monde de Los Angeles à Leningrad via Cuba et son cottage du Gloucestershire à la poursuite de la Pavlova (un de ses plus chers projets qu’un cinéaste russe a réalisé avec sa collaboration). On a même signalé son passage au Festival de Cannes 1983 où il épaulait son ami Martin Scorsese pour La Valse des pantins, mais venait aussi avec son uniforme de producteur et pour son compte afin de trouver le financement d’une série télévisée américaine : 13 façons de tuer un poète. Longue carrière… Oeuvre diffusée avec par-cimonie et cinéaste dont on envisage enfin la stature. Carrière à facettes : il s’est plié aux exigencs et aux déboires de l’industrie du film britan-nique avec le même enthousiasme créatif, aussi bien dans les Quota Quickies queplus tard, avec le succès, dans des entreprises pres-tigieuses. Son perfectionnisme le poussa à toujours s’entourer de talents internationaux : déco-rateurs (Junge, Heckroth), photographes (Périnal, Unsworth, Cardiff et Challis), musiciens (Gray et Easdale), etc. La fidélité et l’esprit d’équipe culminent dans l’association Powell-Pressburger, une quin-zaine d’années et de films, sous le sigle The Archers, qui invente la formule « écrit, pro-duit et mis en scène » suivie des deux noms. Equipe à direction bicéphale donnant un rôle privilégié à l’écrivain-scénariste, encore que… Citons Powell : On vous a habitué depuis si longtemps à voir sur l’écran « écrit, produit et mis en scène » par Powell et Pressburger qu’il se peut que certains le croient et le prennent au pied de la lettre. Vous voyez « écrit, produit et mis en scène » par Michael Powell et Emeric Pressburger et certains d’entre vous pensent, ou au moins enregistrent : « ces gars produi-sent, mettent en scène et écrivent » leurs films. Mais ceux qui nous connaissent mieux ne se feront pas avoir par ce solennel Tra-lala ! Ils savent que Emeric écrit, je mets en scène et nous nous appelons producteurs pour que personne d’autre ne le soit à notre place. Cette formule enjoleuse suivie de nos deux noms indique — à ceux qui nous connaissent Y — la détermination de deux individualistes forcenés d’être en constant désaccord pour le bénéfice occasionnel du public. Les films, comme les bébés, sont conçus dans la dis-pute. Nos films ont un avantage douteux sur d’autres : être généralement le fruit des dis-cussions de deux personnes au lieu de vingt-deux… Je suis catégorique, lors de rares occasions où nous avons accepté un troi-sième, voire un quatrième, dans nos dispu-tes, ce fut en général la catastrophe ! J’ajoute, et Emeric serait de mon avis, que ce fut aussi le cas lors de très rares occasions où nous aurions dû nous disputer et ne l’avons pas fait. Cinéastes déroutant et précurseur, empêtré dans des contradictions fécondes, le natio-nalisme et l’internationalisme par exemple, Powell a pratiqué un cinéma d’équipe, mis en oeuvre une politique de studio, constitué des départements spécialisés dans les studios britanniques, pour des recherches qui, en leur temps, étaient originales et aujourd’hui ins-pirent aussi bien le cinéma populaire (les tru-cages de La Guerre des étoiles ont été faits en Angleterre, là où Powell avait travaillé) que des expériences plus audacieuses allant dans le sens de l’expressionnisme du décor et de la technique, ce que Antonioni a fait dans certains décors peints du Désert rouge et dans le coloriage vidéo du Mystère d’Ober-wald, ou Coppola dans Coup de coeur, parmi d’autres. Mais écoutons Powell : Je suis metteur en scène de profession. Je suis un homme que l’on a payé — des sommes rondelettes ! — pour fabriquer l’amour. En fait, je suis un artiste. Je raconte des histoires en images, en matiè-res et en mouvement. Sensible au passage d’un nuage, soit devant le soleil ou sur le visage de Emeric Press-burger. Oui, sensible. Je suis aussi sensible que la toute dernière émulsion Kodak. Je suis sensible aux images, à la matière, au mouvement, arrêté ou pas. Je suis sensible au son — et aux sons — ce qui n’est pas exactement la même chose. Je suis sensible aux couleurs et à la critique. En cinq mots : « je suis metteur en scène ». Metteur en scène qui a toujours besoin d’appuis : un écrivain scénariste, des tech-niciens inventifs, des acteurs prêts à s’enga-ger. Sinon, les quelques faux-pas de sa car-rière le prouvent, le film sera riche visuellement, avec quelques belles intuitions ici ou là, cela sera tout et ne suffira pas. Lorsque l’enthousiasme règne et que chacun, aiguillonné par le metteur en scène donne tout, et même plus, le produit de la création collective étonne (Colonel Blimp, Le Narcisse noir).
Des cas aussi ouvertement déclarés de tra-vail en collaboration sont rares dans le cinéma mondial : en France, Carné-Prévert et un groupe plus stable que mouvant de noms dans leurs sillages (Jaubert à la musi-que, Meerson ou Trauner aux décors et la troupe d’acteurs…). En Italie, De Sica et Zavattini, incontestablement. Encore que toute réalisation cinématographi-que implique une équipe : que serait Minnelli sans le staff de la MGM ? Cependant certains cinéastes peuvent travail-ler n’importe où, parfois dans les pires condi-tions (équipes médiocres et budgets anémi-ques) au hasard de leur itinéraire personnel tout en gardant le contrôle de ce qu’ils font et leur intégrité artistique (Fritz Lang). Powell, lui, a conscience que sans être épaulé, il se trouve démuni. D’où son ins-tinct, et son intérêt, à déceler les talents et les intégrer dans son entourage. Dans sa manière d’approcher les héros, les situations, les lieux, Michael Powell entraîne le spectateur ailleurs. Pour l’essentiel, ses personnages sont des êtres épris d’absolu, chevaleresques, parfois excessifs ou tyranniques. Leur intransigeance les emporte vers un monde autre, où la névrose et la folie les guettent. Malgré le caractère souvent hétéroclite de l’oeuvre, les fils directeurs sont faciles à met-tre en pelote : le puritanisme, le refoulement, le rattachement à certaines valeurs (l’Art, la Guerre et l’Honneur, l’Histoire, la Tradition) bien sûr compensatrices puisqu’elles arrivent à rendre positives des tendances qu’un rien suffirait à tirer vers le noir et le maléfique. Tout cela, heureusement, n’aboutit pas à un discours empesé. L’humour tempère cons-tamment la gravité ; la pudeur se réfugie dans l’insolite. Powell aime le mot « détachement ». Tout au long de son parcours, même s’il se perd un peu en chemin, ou ne sait trop lui-même où il nous mène, il entraîne toujours le spectateur ailleurs, bien loin du prosaïsme desséchant.