Claude Miller

Luc Béraud

De tous les réalisateurs français qui ont fait leur premier long métrage dans les années soixante-dix, Claude Miller est celui qui a tout de suite concilié les suffrages du public et de la critique. Parce que son art est un rigoureux mélange d’expression personnelle et d’émotions directes. Ou plutôt, parce qu’il a le souci constant d’exprimer les choses les plus secrètes, les plus intimes, les plus impu-diques, par des scènes les plus échevelées, les plus spectaculaires. Combien de fois en écri-vant, après avoir défini et cerné le sens d’une scène, ne remet-il pas en question les quel-ques pages écrites jusqu’à ce que la situation obscure et trouble prenne son sens par le tru-chement d’une scène directe, limpide et effi-cace. Parce que là aussi, à l’exemple du vieux maître Hitchcock, la profondeur se perçoit d’autant mieux que la surface est claire. Ainsi, il y en a pour tous les goûts. Le bon et le mauvais. Et c’est sans doute ça la force du cinéma de Miller, cinéaste du dérèglement et de l’abrupt. Un esprit torturé qui n’a de cesse de faire déraper les choses. Sous les apparences de l’évidence, et quel cinéaste raf-finé dans son style, ses décors, ses cadrages, dans le choix de ses comédiens. Tout est fin, juste, beau. Trop. Trop beau pour être hon-nête… Les situations dégénèrent. Les person-nages se retrouvent dans un tissu de conjec-tures épouvantables. Et ce n’est pas par goût du scabreux et du scandaleux, mais c’est parce que l’auteur lui-même est éprouvé par ces situations. Et c’est là qu’on voit combien les films de Miller sont des films à la première personne. Non seulement rien de ce qui arrive aux personnages ne lui est étranger, mais mieux, il les met dans des situations qui l’encombrent pour s’éprouver lui-même. Sous des dehors de père tranquille, c’est un sauvage, un tordu. Tout est prétexte à nous « chier une pendule ». Parce que rien ne va comme il faut. Les personnages se font un monde de tout. Tout vient sans cesse tout foutre en l’air. Chacun des protagonistes s’est créé un monde avec sa cohérence et sa logique, mais voilà, la vie et les autres — la réalité — en ont décidé autrement. Car ce sont des idéalistes, mais non pas parce qu’ils ont un idéal, mais parce qu’ils n’envisagent pas autre chose que la situation idéale qu’ils se sont fixés. Et chacun, pour s’en sortir, plu-tôt que regarder les choses en face et d’analy-ser correctement les faits, fonce la tête la pre-mière et assume jusqu’au délire, jusqu’aux limites de lui-même, le comportement qui va le perdre. Car c’est chaque fois un désastre. Plutôt que se fondre dans un moule, le héros millérien revendique comme une « valeur » ce que le regard des autres rejette et désa-voue. Miller le dit lui-même, ses films sont faits sur « l’escalier de service de la person-nalité ». Reprenant là une expression de Gombrowicz, un de ses écrivains d’élection. A l’exemple du grand auteur polonais, les fictions de Miller sont basées sur l’exaspé-ration. Des personnages qui, à force de sincérité, s’excluent de la société. Et alors, plu-tôt que de vouloir s’y réintégrer, ils n’ont de cesse de revendiquer leur différence, ce qui bien sûr appelle la catastrophe. L’oeuvre clé de Claude Miller est sans doute Camille ou la comédie catastrophique. C’est son troisième film, un court métrage de 35 minutes, pur joyau barbare qui contient déjà le ton et les thèmes de ses meilleurs longs métrages. Catastrophique parce que tout est glauque et dérangeant, comédie parce qu’il faut en rire pour ne pas hurler.