Zivojin Pavlovic

Zoran Tasic

Né en 1933 à Sabac, petit centre provincial de Serbie, Pavlović vit ses toutes premières rencontres avec le cinéma dans différents villages de Serbie où son père, instituteur, se trouve en poste. Le choix n’est alors pas grand : quelques films abîmés dont seule la durée de la projection — 5 heures et plus —reste dans sa mémoire. Dès la Libération, le choix s’améliore : il peut voir certains films anglais plus récents et les premiers westerns américains, mais tout cela n’aurait proba-blement pas eu une influence décisive sur ce garçon maladif et introverti s’il n’y avait pas eu la rencontre avec le cinéma révolu-tionnaire russe. Pour l’adolescent de treize ans, la sublimation de la mort au nom des idéaux et la folie de l’acte qu’il découvre dans Aleksandar Parhomenko sont à ce point irrésistibles que nous retrouvons dans Le Poème et Les Epis rouges des échos de la scène où Parho-menko sort brusquement son revolver et, emporté par son exaltation, tue au milieu des rails de chemin de fer, et cela, bien que Pavlovie n’ait jamais revu depuis lors A lek-sandar Parhomenko. Il parle aussi souvent du film Les Marins de Kronstadt, qui est resté gravé dans sa mémoire et dont le pathos pénétra le jeune garçon d’une sorte de trouble mythique. Au début des années cinquante — en 1952, pour être précis — Pavlovie s’inscrit à l’Ecole des Arts Appliqués de Belgrade. Son installation en ville permet au jeune Pavlovie de satisfaire relativement sa faim insatiable de cinéma mais ce n’est alors que la faim d’un simple spectateur. Il est encore très loin de toute réflexion sur le cinéma. A cette époque la Cinémathèque de Bel-grade a établi des rapports avec toutes les cinémathèques importantes du monde et assume pleinement son rôle initiateur et précurseur. Elle organise des cycles de pro-jections : l’expressionnisme, le cinéma fran-çais, le cinéma américain, les films muets suédois, etc. Elle rassemble autour d’elle toute une bande de « jeunes fous de cinéma », dont plusieurs deviendront par la suite des grands noms de l’art yougoslave : Dado et Ljuba en peinture, Makavejev au cinéma, pour ne citer que les plus connus. Parmi eux, un jeune provincial de dix-neuf ans déjà frappé par la tuberculose, Zivojin Pavlovié. En ce temps-là, la Cinémathèque de Bel-grade organise chaque lundi soir des débats après la projection du film. Lors de l’une de ces séances du lundi, Pavlovie encaisse son premier grand choc cinématographique, qui le projette définitivement hors de sa posi-tion passive de spectateur habité seulement par la passion d’aller au cinéma, et l’incite à réfléchir sur la structure du film : c’est la confrontation avec Le Cuirassé Potemkine. Pavlovie racontera souvent par la suite comment, à ce moment-là, il s’est rendu compte que l’effet produit par la scène de l’escalier provient de la manière dont elle est filmée et que l’événement général, l’his-toire, les sentiments, tout ce qu’il voyait auparavant, sont d’une importance secondaire. Juste après Le Cuirassé Potemkine, et tou-jours à la Cinémathèqiie, il découvre Bunuel et, avec Le Chien Andalou, éprouve son deuxième choc cinématographique. Pour lui, la séquence de l’oeil coupé est tel-lement stupéfiante qu’il en reste atterré. Lors de l’une de ces soirées, Pavlovie pro-nonce à son tour quelques paroles de pré-sentation de Los Olvidados. Il commence par une description drastique d’un accident de la circulation dont il a été le témoin quel-ques heures auparavant. Un tramway s’arrête à un carrefour. Un homme, à qui le conducteur a ouvert la porte en descend précipitamment. Au même moment surgit un camion et l’homme tombe sous les roues. Les roues arrière du camion écrasent sa tête et, devant moi, elles éclate comme une coquille. La cervelle jaillit. Tout le monde est paralysé par la mort, le conduc-teur hurle, l’homme était son frère, il l’a envoyé à la mort… Pavlovie mentionne souvent ce récit comme étant sa première prise de position sur le cinéma. Il continue son éducation cinématographi-que autodidacte à la Cinémathèque où, entre autres films, il découvre L’Espoir de Malraux qui reste à ses yeux, plus de trente ans après, un chef-d’oeuvre. Pour lui, le film a même gagné en valeur aujourd’hui : avec Paisà de Rossellini, il demeure le pilier du cinéma moderne et Malraux et Rossellini seraient frères jumeaux, contre toute vrai-semblance. 1953, la tuberculose gagne et il entre en sanatorium, à la montagne. L’atmosphère pénible et pesante du sanatorium accélère en lui un processus de maturation et, aban-donnant définitivement la peinture pour laquelle il avoue n’avoir jamais éprouvé une grande passion, il se tourne vers la littéra-ture et le cinéma. C’est là qu’il écrit son pre-mier recueil de nouvelles, La Rivière sinueuse, ainsi qu’un texte sur le cinéma : Le Film et le Rêve. C’est au sanatorium qu’il lit les oeuvres de Krleja, découverte pour lui aussi décisive dans le domaine litté-raire que celle du Cuirassé Potemkine au cinéma. Il commence à s’identifier intime-ment aux personnages maladifs, introvertis et décadents de Krleja : tout ce qui se passe entre eux et autour d’eux ouvre en lui des horizons immenses, et la tuberculose dont il souffre constitue le meilleur ferment pour la rhétorique krlejienne. A son retour du sanatorium, Pavlovie reprend ses études à l’Ecole des Arts Appli-qués et poursuit son éducation cinémato-graphique à la Cinémathèque. Il voit les films muets russes et suédois par lesquels il est très impressionné et qui auront beau-coup plus d’influence sur sa formation que l’expressionnisme allemand ; c’est que le cinéma muet russe n’est en rien descriptif ; il recèle une dynamique déchaînée, un élan qui coïncident avec sa découverte des écri-vains russes de l’époque de la révolution, et notamment Babel et Pilniak. Pavlovie avoue volontiers que, si l’expres-sionnisme allemand l’a indiscutablement marqué, en revanche, et peut-être à cause de l’attirance que la nature exerce sur lui, le plus grand choc — encore que d’une autre sorte et moins violent que celui qu’il a res-senti à la vision des films russes — il le doit au cinéma muet suédois. Selon lui, c’est l’antithèse du cinéma russe : ici, pas de montagne, les plans sont longs mais par-faits, très beaux, pleins d’atmosphère ; le passage de l’homme à travers les paysages comporte quelque chose de sublime et de très digne. Au contraire du film russe qui opère à coup de plans, les films suédois agissent par leur plénitude. Je pense que dans mes films, par un certain sens de l’atmosphère et la rigueur que j’attache à établir l’atmosphère, je m’appuie sur les sensations que j’ai éprouvées en voyant les films suédois, bien qu’en eux tout soit idéa-lisé et que l’ambiance soit différente, tandis que chez moi tout est gras et sale, et que sais-je encore… Mais le besoin de créer une atmosphère douée d’une force de cohésion telle qu’elle va lier et unifier l’histoire c’est au cinéma suédois que je le dois. Puis vient la rencontre avec le néoréalisme italien, De Sica et De Santis d’un côté, le film français et Renoir d’un autre côté : La Chasse tragique et La Règle du jeu restent pour lui des films impérissables. Au cinéma américain, il reproche de man-quer de personnalités comme Dreyer, Bres-son, Nelson Pereira Dos Santos qui seuls, selon lui, ont réussi à atteindre l’objectif primordial : faire le film sans mise en scène. Cependant, de la grande époque du cinéma américain, il retient Stroheim, Flaherty, Chaplin et Keaton. A ses yeux, ce dernier aurait complètement détrôné Chaplin dont il ne reste, pour lui, que certaines choses de la première partie de sa carrière, alors qu’il n’était, à ce que l’on dit, pas encore un auteur complet. De la période postérieure, il considère avoir beaucoup appris en regar-dant les films de Welles, Peckinpah et Alt-man. Et il adore toutes les comédies de Tashlin, sans exception.. Viennent les années 56 et 57, les événements de Hongrie, la position officielle du gouver-nement yougoslave envers la révolution hongroise et, pour Pavlovie, la sortie du Parti. Le besoin de faire son auto-critique, de régler de vieux comptes avec lui-même accompagnent la prise de conscience de l’idéologie orientée des films russes, dont il s’éloigne dans une certaine mesure, tout en éprouvant, paradoxalement, une attirance croissante pour leurs visages bruts, leur rythme tourbillonnant et leur impétuosité, sans vduloir tenir compte de l’idéologie au nom de laquelle ils ont été réalisés. Ces années-là, Pavlovié publie dans les principaux journaux yougoslaves de nom-breux essais et critiques sur le cinéma et son influence est très importante. Les premiers essais de Pavlovié, qui remontent au milieu des années cinquante, témoignent de son enthousiasme et de sa curiosité insatiable envers la complexité de l’art cinématogra-phique. Tous ses écrits de cette période sont basés sur les expériences de l’école révolu-tionnaire soviétique et les théories de Louis Delluc. Par la suite, ses études deviennent plus concrètes : ce seront désormais des écrits sur le montage et sur le documentaire. A partir du milieu des années soixante, ses réflexions sur le cinéma prennent une tour-nure plus philosophique et plus esthétique et il écrit notamment un essai très intéres-sant sur la poétique de la cruauté. C’est à l’époque de ses premiers travaux théoriques sur le cinéma qu’il réalise ses premiers films d’amateur. Pavlovié n’en a tourné que quatre. Il produit lui-même le premier, un essai sur le peintre Ljuba Popo-vié (en 1958) mais il doit rendre la caméra qu’il a empruntée avant d’avoir terminé le film. Le deuxième, Le Train (1959) reste aussi inachevé : en le voyant filmer un pan-neau indicateur, la police saisit la séquence tournée dans le train. Suspect ! Lorsque la police lui rend le film, il est voilé. Il tourne ensuite (en 1960) le triptyque La Matière et la Mort et Le Labyrinthe (en 1961) mais il dispose déjà de moyens plus impôrtants : c’est que tous deux sont produits par le ciné-club de Belgrade. Pavlovié parle souvent de son premier tour-nage et de l’expérience que ce fut, comparée au fait d’écrire sur le film. Aujourd’hui encore, c’est avec angoisse qu’il se remé-more ces moments-là. Il pensait alors tout connaître sur le cinéma lorsqu’il prit, bruta-lement, conscience du fait qu’il ne savait rien. Il raconte qu’il s’est senti comme ces suffragettes qui militent pour l’amour libre et savent tout sur les rapports sexuels mais qui tremblent de peur lorsqu’elles doivent passer à l’acte. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Je me rappelle que je suis devenu fou de trac et d’appréhension : je ne savais plus où mettre la caméra, ni ce qu’il fallait cadrer. Quand je me suis retrouvé dans la peau du metteur en scène, je les avais à zéro. A ce moment-là, j’avais déjà publié pas mal de choses sur le cinéma et sincèrement je croyais être au parfum. Mais la théorie et la pratique du film, ça n’a rien à voir. Avant le tournage, je dessinais chaque plan en me référant à Eisenstein. La rampe de l’escalier comme ci. Plongée. Visage comme ça. Plan suivant plus rapproché. Le suivant encore plus rap-proché… J’ai bien essayé de réaliser tout cela. Mais les obstacles se succédaient : la rampe de l’escalier, la courbe de l’escalier, le jeu des acteurs… Et à la fin, consterna-tion et choc lorsque je visionne le matériel filmé. Jusqu’à mon film L’Eveil des rats, je suis resté esclave de l’idée et de la conception. C’est à ce moment-là que j’ai compris que ce n’est pas la conception qui est à la base de l’image, mais que c’est seulement le matériel filmé qui doit dicter le film, car le produit obtenu n’est jamais ce que nous avions imaginé. A partir du moment où j’ai compris que l’idée n’est bonne qu’à jeter à la poubelle, qu’au montage il faut ausculter la pellicule, lui prendre le pouls pour en sui-vre le rythme, et que c’est le seul fil conduc-teur, j’ai acquis une certaine assurance comme réalisateur. En effet, si l’idée existe vraiment, on la retrouve sur la pellicule, elle en fait partie intégrante. Si on ne l’y retrouve pas, c’est qu’on est passé à côté, qu’on ne l’a pas touchée, pas accrochée. Depuis lors, j’ai démenti dans la pratique beaucoup de mes positions théoriques, et je ne cesse d’en démentir tous les jours. J’ai abandonné assez rapidement la théorie. En entrant dans le cinéma, j’ai compris que la théorie c’est une branche indépendante qui, en substance, n’a aucun rapport avec le film. A partir de 1962, Pavlovié se jette à l’eau, avec la passion d’un complet dilettante. N’ayant derrière lui que quatre films d’amateur, dont deux inachevés, et un cer-tain nombre d’articles et d’essais publiés, il fait du cinéma en professionnel. Chaque jour de tournage, chaque plan, c’est mourir ou vaincre. Il fait ainsi L’Eau vivante, un moyen métrage, puis un autre en 1963, Le Cercle, dont la distribution est interdite par décision du Tribunal. En 1965, Pavlovié tourne son premier long métrage L’Ennemi, tiré de la nouvelle de Dos-toïevski Le Double. Tout de suite après, en 1966, il tourne Le Retour. La période clé, selon l’auteur lui-même, se situe entre 1967 et 1969 quand Pavlovié tourne à la suite L’Eveil des rats (1967), Lorsque je serai mort et livide (1968) et L’Embuscade (1969). L’Embuscade est, en même temps, son film préféré et celui qui a provoqué le plus de réactions idéologiques. Les attaques ont commencé lors de sa pre-mière projection au Festival de Pula ; ensuite, sans être à proprement parler inter-dit, le film n’obtient pas son visa d’exploita-tion et, à ce jour, il n’a toujours pas été dis-tribué. Immédiatement après L’Embuscade, Pav-lovié accepte d’enseigner la mise en scène à l’Ecole de Cinéma de Belgrade. S’il ne com-mence qu’à partir du deuxième semestre, c’est qu’en cette année 1970 il doit d’abord finir le tournage des Epis rouges. De 1970 à 1973, il se consacre à la pédagogie et à la lit-térature. Après son premier recueil de nou-velles écrit au sanatorium et édité en 1963, il en a publié un second intitulé Deux soirées d’automne (1967), puis deux romans : Journal d’un inconnu (1965) et Les Poupées (1965), et deux recueils d’articles et d’essais sur le cinéma, Le Film sur les bancs d’école (1964) et Le Film du diable (1969). Il conti-nue à écrire et publie successivement un roman, Caïn et Abel (1971), un recueil de nouvelles, Le Cimetière tzigane (1972) et un livre d’essais, Du Dégoût (1972). A ce jour aucun ouvrage de Pavlovié n’est traduit en français mais les éditions L’Age d’Homme préparent la publication du Cimetière tzi-gane. Pavlovié ne réussira pas à mener ses élèves jusqu’à leur diplôme de fin d’études car, en 1973, et c’est bien dans le style russe, Pavlovié est écarté du corps enseignant à cause : « de l’influence pernicieuse de ses films sur la jeunesse ; « du jugement politique qui a été défini sur son film L’Embuscade ; « de sa propre influence destructive sur la génération d’étudiants avec lesquels il aurait commencé un prétendu travail péda-gogique ». Cependant cette même génération d’étu-diants écrit de telles pétitions pour sa défense et les réunions du Parti à l’école sont si orageuses que Pavlovié n’est pas licencié. Toutefois, il n’a plus le droit d’enseigner. On lui offre le poste de direc-teur de la salle de cinéma de l’Ecole, qui est hors d’état. Il est ensuite nommé « Coordi-nateur des travaux d’aménagement » de cette même salle et, lorsque la salle est ter-minée, on le bombàrde « Chef des travaux de décoration des couloirs de l’Ecole », « grâce à ses études d’arts appliqués ». Pavlovié assumera consciencieusement cha-cune de ces tâches, et en 1981, il est réinté-gré dans le corps enseignant mais cette fois-ci comme professeur de scénario. Parallèlement, en 1973, après une interrup-tion de trois ans, il tourne Le Vol de l’oiseau mort, puis, en 1974, une série télévisée : Le Poème, diffusée en six épisodes d’une heure. En 1977, il réalise La Traque. Son film suivant, tourné en 1980, Au revoir, à la prochaine guerre, suscite aussi différentes réactions idéologiques mais obtient son visa de sortie. Distribué au mois d’août, en pleine période de vacances, il est retiré au bout de trois jours, le taux de remplissage des salles étant insuffisant. Pavlovié n’en poursuit pas moins son oeuvre littéraire : il publie un nouveau recueil de nouvelles, Le Vent dans l’herbe sèche (1977) et un roman, L’Odeur du corps (1982). Son dernier fil
, tiré de son roman, L’Odeur du corps, et tourné en 1982-1983, est programmé pour l’automne 1983 mais, auparavant, il sera présenté en juillet au Festival de Pula. Pavlovié travaille actuellement à la prépara-tion d’un film sur un scénario dont il est l’auteur et à l’adaptation télévisée d’un des romans les plus importants du réalisme serbe du début du xxe siècle, Le Sang impur de Bora Stankovie.