Michel Deville

Pierre Murat

Le cinéma français — mais pas le Festival de La Rochelle, la preuve ! — est souvent injuste avec ceux qui le servent le mieux. Témoin Michel Deville qui, depuis près de vingt-cinq ans maintenant, tourne réguliè-rement des films parmi les plus beaux qui soient, sans que l’on songe à lui accorder la place qui lui revient de droit. Connu, bien sûr, il l’est. Reconnu, pas encore, pas vraiment, pas comme il fau-drait. La faute en revient peut-être à la dis-crétion absolue de l’homme. Mais sûrement à l’intemporalité d’une oeuvre qui détonne avec l’actualité quotidienne. Les films de Michel Deville se rattachent, en effet, à une inspiration classique qui, en littérature, va de Madame de La Fayette à Proust en pas-sant par Racine, Marivaux ou Laclos. Ils s’écoulent donc, hors des normes, hors des modes. Michel Deville en rajoute encore. Dès son premier long métrage 1, il en vient à établir entre son époque et lui une barrière invisible mais ferme. Nous sommes en 1960. Sortis de leurs « Cahiers », les jeunes cinéastes déboulent dans les rues. Les studios sont proscrits tout comme les scénarios trop bien écrits. C’est le moment que choisit Deville pour enta-mer, en studio et avec un découpage réglé au millimètre, l’histoire très bonne et très joyeuse que lui a mitonnée Nina Compa-neez. Ce soir ou jamais : le titre évoque le théâtre du XVIII’ siècle et c’est bien d’un marivau-dage qu’il s’agit : dans le huis-clos d’un appartement, quelques comédiens (Karina, Rich, Descrières, Bedos, Danno, Dorléac) répètent une pièce et jouent, entre les pau-ses, à cloche-coeur avec leurs sentiments. Vingt ans ont passé : Deville n’a pas changé. Il continue inlassablement à pein-dre les tendresses de l’âme, les balbutie-ments du corps. La caméra reste pour lui un scalpel indolore qui lui permet de fouiller l’être humain et ses méandres. Max Ophuls, lors du tournage de Madame de… expliquait à Danielle Darrieux et à Georges Annenkov 2 qu’un travelling pou-vait exprimer, mieux que de longs discours, la psychologie secrète d’un caractère. Deville pourrait reprendre à son compte cette déclaration, à condition, bien sûr, de remplacer le travelling d’Ophuls par le panoramique. Peut-être parce que ce mouvement qui va de gauche à droite et de droite à gauche épouse tout simplement l’agilité de l’oeil. Souvenons-nous d’Eaux profondes : tous les personnages, y compris Jean-Louis Trin-tignant, semblaient dotés de « têtes cher-cheuses » : l’oeil des uns partait sans cesse à la recherche du regard de l’autre, que sur-veillait déjà un espion obstiné. Ainsi le film ressemblait-il à une toile d’araignée où s’empêtraient des épieurs épiés.
Au centre de la toile, tissée toujours avec minutie, la caméra de Deville s’amuse à cer-ner les regards, à saisir les sentiments secrets. Elle joue. Non pas ‘tant au jeu de la vérité mais à la vérité du jeu qu’elle met en scène. Dans Dossier 51, par exemple, la caméra prenait carrément la place de ces êtres anonymes, dont on n’entendait que la voix et qui empruntaient leurs noms aux dieux de l’Olympe. Minerve, Pluton et Jupiter marivaudaient doucereusement tout en cherchant implacablement la faille. Celle de 51, en l’occurrence. • C’est-à-dire de l’homme. Impossible de sortir de la projection de ce film à la mécanique rigoureusement par-faite sans ressentir les effets d’une crise de paranoïa aiguë. Tout le monde espionne tout le monde, n’est-ce pas ? Alors, pour-quoi ne pas imaginer des torrents de dupli-cité chez l’ami venu vous serrer la main, des abîmes de traîtrise dans le sourire de votre voisin(e) ?… Il n’y a rien de plus foudroyant que Dossier 51. Dominique Auphal, 51 pour les intimes, meurt précisément foudroyé par la faille que les « dieux » découvrent en lui. Tous les héros de Michel Deville, à des degrés divers, se mesurent à la faille qui détruit le monde des apparences derrière lesquelles ils s’abritaient benoîtement. Bardot, la « poupée », rencontre un « ours » débonnaire nommé Cassel. Le choc violent de leurs deux univers rigoureu-sement opposés se dilue dans l’euphorie d’une comédie brillante et drôle. Marina Vlady, l’Adorable menteuse qui rêve sa vie en trompant perpétuellement les autres et elle-même, s’éprend d’un « Tar-tuffe » sévère et triste, son double inversé en somme. Fin heureuse, là encore : la « poupée » Vlady convole avec son « nou-nours » à peine ronchon. Mais la vérité du sentiment provoque, sou-vent des ravages autrement plus graves : dans le superbe A cause, à cause d’une femme (la meilleure comédie de Deville et par conséquent l’une des plus belles du cinéma français), le Don Juan futile qu’incarne Jacques Charrier chancelle soudain devant la force de l’amour vrai qu’il éprouve pour la première fois de sa vie. Dans Raphaël ou le Débauché, Françoise Fabian (sublime) explique d’ailleurs très bien cette brisure : Au milieu des fleuves, il est parfois des tourbillons qui aspirent le malheureux nageur qui s’y trouve pris. Il a beau lutter, les eaux l’engloutissent en tour-billonnant. Mais la grande différence, c’est que l’homme redoute et fuit les tourbillons, alors qu’il cherche désespérément l’amour qui va, comme un tourbillon, l’engloutir et l’anéantir. Il le sait et il ne peut lutter. Alors Françoise Fabian choisit de se perdre, Maurice Ronet décide de mourir. Dans La Femme en bleu, Michel Piccoli se résout lui aussi à disparaître puisqu’il n’a jamais trouvé son idéal, son rêve… Réputé rose et tendre, le cinéma de Michel Deville s’avère donc, à mieux y voir, gris (gris perle mais gris tout de même). Entre les coulisses et la scène, il se déploie, pré-cieux et fragile, guetté à chaque instant par une gravité toujours aux aguets. Voici qu’au loin la Révolution s’annonce : elle freine un instant les ébats charmeurs de Benjamin. Quelques siècles plus tard, au terme de son Voyage en douce, Dominique Sanda se retrouve assise, dans l’escalier de son immeuble, le coeur au bord des lèvres et les larmes au bord du coeur, avec la sensa-tion fugace de n’avoir pas su, elle non plus, retenir le temps… C’est une évidence, tous les films de Michel Deville (« brillants ou grinçants » pour reprendre la terminologie d’Anouilh), sont éminemment beaux. Mais, à l’opposé de la préciosité ridicule de certains cinéas-tes, l’esthétisme dont Deville pare ses oeuvres lui sert de moyen suprême pour parachever le mensonge permanent du spec-tacle. Pour perpétuer l’illusion, en quelque sorte. L’apparence, encore et toujours. Cette illusion, cette apparence, Deville la crée avec une méticulosité extrême. L’ama-bilité dont il ne se départ jamais sur un pla-teau cache une volonté de fer. Avec amuse-ment, Jean-Louis Trintignant raconte que Deville avait minuté, avant le tournage, le découpage d’Eaux profondes à la seconde près. Le résultat final ne différait que de quelques dixièmes de seconde de l’estima-tion initiale… Ce qui reste touchant, en dépit de cette maî-trise qui fait de Deville le plus grand techni-cien du cinéma français contemporain, c’est de constater à quel point le réalisateur pro-gresse encore de film en film : les difficultés résolues lors du tournage du Dossier 51 l’ont incontestablement marqué pour son Voyage en douce ; et la fluidité et l’intelli-gence de la construction du Voyage se retrouvent intactes dans La Petite bande, son dernier pari en date. Car tous les récents films de Michel Deville sont des défis. On l’imagine bien, d’ailleurs, assis à sa table de travail, discret, tranquille, absorbé à l’idée de trouver l’idée folle qu’il aura la folie d’aborder, le projet irréalisable qu’il lui plaira précisément de réaliser. « Etonnez-moi, Benoît » avait dit la chan-son. Deville cherche à s’étonner d’abord pour mieux nous charmer. Tout le monde s’était cassé les dents à vou-loir adapter Dossier 51 ? Qu’à cela ne tienne ! En accord avec Gilles Perrault, Deville décide de filmer le tout en « caméra subjective ». Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! Voilà : c’est gagné. Qui songerait à écrire un scénario à partir des fantasmes érotiques de quinze écrivains aussi divers que variés ? De ce fourre-tout hétéroclite naît Le Voyage en douce, l’un des films les plus sensuels du cinéma fran-çais. Idem pour La Petite bande. Un film muet, rendez-vous compte ! Interprété par des enfants, de surcroît ! Mais la poésie, une fois encore, submerge ce conte étrange, qui frôle à chaque instant le fantastique et qui laisse planer sur l’imaginaire de l’enfance un humour et une liberté de ton absolument fascinants. Le public n’est pas allé voir La Petite bande, hélas ! La presse a aimé le film, une fois de plus, du bout de la plume, en en célébrant le charme, sans mesurer pour autant son importance dans le cinéma fran-çais de 1983. C’est que, prudents, les critiques ont ten-dance à cantonner encore Michel Deville dans son rôle de « directeur d’actrices ». Réputation pas désagréable, certes, vraie, au surplus. C’est bien à Deville que l’on doit le « dégèlement » de Marina Vlady dans Adorable menteuse, celui de Domini-que Sanda dans Le Voyage en douce. Mais n’est-il que cela ? A l’évidence, il y a un « malentendu Deville », que le Festival de La Rochelle lèvera peut-être, enfin. Depuis plus de vingt ans, Deville tourne des films « en mineur ». De là à les considérer comme « mineurs », il n’y a évidemment qu’un pas, à ne pas franchir. Une erreur, majeure ! à ne pas commettre.

1. Deville avait co-signé le film de Charles Gérard : Une balle dans le canon. Mais Ce soir ou jamais est sa première oeuvre totalement assu-mée. 2. Max Ophuls par Georges Annenkov (éd. Le Terrain Vague).