L’incroyable Aldrich

A. Masson

Robert Aldrich est un moraliste. Ce mot veut dire que, s’il ne fait la morale à per-sonne, il ne renonce pas à s’étonner de nos moeurs. Sa surprise est d’autant plus pro-fonde que sa pensée et sa carrière reposent sur un paradoxe qui nourrit ses films : hos-tile à Hollywood, il a besoin de Hollywood, comme d’une tradition industrielle, sans doute, mais surtout comme d’une légende. L’iconoclaste a sa misère, toujours fébrile et espiègle : ses incartades rendent hom-mage à la règle. En ce sens, Quatre du Texas, par ses fai-blesses même, apparaît comme un art poéti-que, plein d’une lucidité moqueuse : l’usage des règles du western s’y confond avec leur parodie. La critique directe du milieu ciné-matographique dans le Grand couteau et le Démon des femmes suit les lois d’un genre connu, le mélodrame où Hollywood se peint lui-même. La fable de Faust, le thème de la pureté perdue ou la représentation hyperbolique de la gloire confèrent de la noblesse à des affrontements qui, faute de ces prestiges symboliques, auraient pu paraître vils : ce procédé fait songer aux Ensorcelés de Vincente Minnelli, réalisés trois ans avant le Grand couteau. Dans ce dernier film, la véhémence du ton produit un double effet :.elle accentue la vivacité de la polémique, mais elle contribue aussi à magnifier les protagonistes, fussent-ils cra-puleux. A la tradition iconographique qui régit le culte des anciennes vedettes, le Démon des femmes empruntera le motif qui fait de l’escalier le lieu d’une épreuve, comme dans A Star Is Born de William Wellman (1937) ; l’atmosphère gothique du film doit beaucoup au Boulevard du crépus-cule de Billy Wilder (1950) ; on mesure mal, enfin, la cruelle ironie de l’ouvrage si l’on néglige les allusions à Sueurs froides (Hitch-cock, 1958) où Kim Novak affrontait déjà le problème de la résurrection : jouant dix ans plus tard la réincarnation d’une étoile morte, c’est son propre retour à la célébrité qu’elle entreprend de réussir, mais elle n’y parvient, si l’on peut dire, que d’une manière performative, dans l’espace con-ventionnel de la fiction, car Aldrich filme froidement sa beauté devenue morne, inexorablement exhibée dans des nippes de séductrice. Ces allusions ironiques appartiennent au style d’Aldrich et Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? ou Chut… chut, chère Charlotte seraient incompréhensibles, si on restait insensible à la qualité de grandes vedettes cinématographiques des bonnes dames qui en sont les actrices principales. Il ne s’agit d’ailleurs guère de leur figure individuelle, puisque dans le second de ces films, Olivia de Havilland a pu remplacer sans dommage Joan Crawford, tombée malade alors que le tournage venait à peine de commencer. Avec un sadisme enfantin, mais évidem-ment fictif, c’est donc l’image même de la légende, et non tel de ses contenus, qui se trouve ainsi torturé. On peut interpréter, en ce sens, comme de véritables insignes stylistiques, le générique inversé d’En quatrième vitesse ou l’écran en miroir brisé du Grand couteau, mais aussi le collage final du Démon des femmes. Gamineries ? Il est sûr qu’Aldrich ne s’atta-que jamais à la cohérence narrative, à la vertu représentative ni même aux qualités dramatiques du cinéma hollywoodien. L’objet de sa vindicte possède une plus grande portée. Il s’agit en gros de ce que les théoriciens du classicisme nommaient « la décence » ou « la bienséance » et qui con-siste, comme on sait, en un code muet : des lois informulables (et qui ne méritent donc pas d’être des lois) harmonisent un genre, un esprit, un ton de façon à l’accommoder aux moeurs. La bienséance ordonne, par exemple, d’user d’un style élevé pour parler du péril atomique, demande que les victi-mes soient innocentes et suppose que seules les moralités recommandables seront expli-citées dans la fable. En quatrième vitesse, Bronco Apache et Fureur apache, Vera cruz et Attaque défient évidemment ces règles de la décence, absurdes et ridicules sitôt qu’on les exprime. Par une facétie du même goût, l’Ultimatum des trois mercenaires montrera encore un président des Etats-Unis quise coupe en se rasant : l’indécence ne vient pas de ce que pareille figure devrait rester sacrée, mais de ce que cette petite plaisante-rie relève de la comédie, genre auquel ce film n’appartient pas. Le jeu d’Aldrich se déroule donc dans la marge étroite qui s’ouvre entre la fidélité à une esthétique et à une vraisemblance tradi-tionnelles et la mise en question de l’apti-tude que possède cette tradition à représen-ter autre chose que ses propres coutumes. Là se faufile, contorsionniste peu ftirtive, sa lucidité, c’est-à-dire son mauvais goût. Il faut prendre garde ici à deux pièges, le moralisme et le réalisme : Douze salopards prend toute sa signification si on le compare à cette abondante lignée de films de guerre où des voyous se transforment en héros ; l’ironie d’Aldrich consiste bien à dire que ce n’est pas une transformation, mais cela n’implique nullement que le film soit anti-militariste. Ce serait désirer trop vite une morale que de se faire cette illusion. Ce serait croire trop vite à la découverte du réel que de juger cette vision de la guerre comme plus vraie que la représentation héroïque (mais tout aussi critique) qu’en donnait Ford dans les Sacrifiés (1945) ou que les ver-sions épiques (mais techniques et critiques) offertes par Walsh dans Aventures en Bir-manie (1945) ou Wellman dans les Com-mandos passent à l’attaque (1958), films représentatifs de la meilleure tradition hollywoodienne. En somme, l’originalité salutaire du film d’Aldrich vient simple-ment de ce qu’il étonne, de ce que, d’une certaine manière, il est incroyable : il ne se plie qu’hypocritement aux canons de l’ico-nographie reçue, mais on peut le trouver paresseux dans sa recherche d’une vérité concrète, par comparaison avec les oeuvres de Walsh et de Wellman — ou celle de son contemporain Fuller. Cet aspect incroyable se retrouvera tel quel dans des films qui ne présentent pas le même enjeu apparent, comme l’Empereur du Nord et Deux filles au tapis. Mais ne se réalisait-il pas, déjà, dans les images les plus rudes de Bronco Apache, qui semble avoir été le premier ouvrage vraiment personnel du réalisateur ? Rien de visible n’est représentatif. Le style d’Aldrich parvient à son but de deux manières. Il affectionne les composi-tions visuelles recherchées et véhémentes. Une proportion élevée de plans, par le cadrage inédit, la densité des lignes plasti-ques, la déformation de la perspective, l’ordre apporté à la disposition des acteurs et du décor présentent une force expressive inoubliable. Ils s’apparentent souvent à l’esthétique de la bande dessinée, ils veulent sidérer. L’exagération de l’organisation pic-turale ne produit aucun tableau ; au con-traire elle affirme avec violence la supério-rité de la narration sur la figuration : tout se passe en effet comme si la matière visuelle se rangeait docilement aux ordres les plus fous du conteur. Le début d’En quatrième vitesse en donne un exemple inégalable, mais on pourrait aussi bien citer les combats de Deux filles au tapis ou cent images de l’Empereur du Nord. Le grotesque, l’excès grand-guignolesque trouvent dans ce con-texte une fonction précise, et il faut ratta-cher à ce dessein esthétique la volonté de faire sursauter (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?), la crudité des scènes de violence (Bande de flics) ou le misérabilisme (Faut-il tuer Sister George ?), mais aussi l’emploi fréquent d’acteurs comme Lee Marvin ou Ernest Borgnine. Tout cela suspend notre jugement, en nous saisissant. D’autre part, Aldrich entend nous surpren-dre par la rapidité même du récit. Celle-ci ne s’identifie pas à la concision classique, celle d’un Hawks ou d’un Dwan, qui écono-mise les gestes et les répliques, aime la litote et raccourcit les scènes. La brusquerie du conteur n’empêche pas les séquences d’Aldrich de garder une certaine ampleur, elle se contente de multiplier les péripéties (Vera cruz), de souligner les révélations (El Perdido) ou les pièges (Plein la gueule), quand elle n’use pas de la polyphonie (Bande de flics). La hâte de l’anecdote, l’accélération des retournements devancent en effet nos facultés moralisatrices. C’est à la simplicité de la décence que s’en prend la vitesse d’Aldrich, comme c’est à la banalité de la bienséance que s’attaque sa manie de la composition véhémente. L’action change et rectifie sans cesse la morale. Deux tendances stylistiques concourent donc à une même signification : dans les films d’Aldrich la représentation du monde, qui semble destinée à se figer dans des images d’autant plus nettes qu’elles sont choquantes, se trouve sans cesse contrariée par sa continuation, avec une ardeur et une énergie inépuisables. Il n’en est pas moins vrai que la composition spectaculaire se heurte ici comme jamais à la relativité du récit. Reprise, légèrement transposée, de l’éternel dilemme du narratif et du specta-cle, cette tension accentue l’urgence du récit et se résout parfois en une harmonie d’intensités : l’appel de la profondeur, dans les images les plus perspectives, possède une séduction égale à l’appétit d’une suite nar-rative. Ce vertige, léger et enjoué, suggère qu’il n’est rien qui se donne à voir légitime-ment, rien qui puisse moralement prendre figure. Vera cruz donne sans doute les exemples les plus achevés et les plus libres de ce style, dans l’utilisation plastique du carrosse, par exemple. Ce film résume aussi la stratégie du moraliste : Aldrich ne laisse s’exposer qu’une seule morale, celle du cynisme qui prend ici, paradoxalement, la forme d’un véritable catéchisme ; mais à côté de cette déontologie toute faite, donc mal faite, les sanctions successives que la ligne narrative, très accidentée, assignent à l’action, cons-truisent une morale plus juste : celle que finit par incarner tacitement Gary Cooper. Même jeu dans Fureur apache où la critique des représentations chimériques du Sauvage et du Civilisé laisse quelques chances à une humanité authentique, esquissée dans le personnage de Burt Lancaster. La vérité éthique appartient à la onzième heure. La tension esthétique ne traduit donc pas un enthousiasme désordonné : le jeu des emblèmes hyperboliques et du prestissimo narratif libère peu à peu la vision, détache les codes, isole les gestes, bref : rend à la vie son étonnante diversité, mais sans l’envisa-ger vraiment. Sans y croire.