Traité du Rebelle

Porté de bout en bout par une intransigeance formelle que je n’hésiterai pas à qualifier d’absolue, rceuvre de Gérard Blain requiert une limpidité d’âme qui ne peut être l’effet que d’une très grande innocence ou d’une volonté extrême : volonté de décantation intérieure, volonté de se libérer des systèmes de représentation hollywoodiens qui enchaînent l’humanité tout entière, volonté d’affronter le réel dans sa nudité.
Or, si l’art de Gérard Blain suscite de telles incompréhensions, sinon de telles haines, c’est préci-sément parce qu’il vise au réel et non au naturel, le naturel étant au cinéma l’expression même du mensonge. Il n’est, dans les films de Gérard Blain, un seul geste, une seule parole qui n’aient été dépouillés de toute conventions spectaculaire, qui n’aient été réduits (comme on réduit une frac-ture) à leur intrinsèque réalité. A cet égard, l’art de Gérard Blain constitue le scandale par excel-lence, dans une civilisation fondée sur le simulacre.
(Et si le jeu des acteurs, dans les films de Gérard Blain, paraît faux à l’entendement de tous ceux que les cabotinages cinématographiques ont irrémédiablement conditionnés, c’est très exacte-ment parce qu’il est vrai.)
La voie de Gérard Blain est éminemment héroïque et morale. Elle est héroïque parce qu’elle va radicalement à l’encontre de la civilisation du spectacle et du spectacle de la civilisation. Et elle est morale parce qu’elle rétablit un rapport droit entre le regard et la réalité, entre l’homme et le monde (ce qui est le fondement de toute attitude morale). L’art de Gérard Blain a ceci de dérou-tant et de scandaleux qu’il donne à voir les choses en face et les êtres dans les yeux.
Gérard Blain est enfin un constructeur. (Un grand peintre disait à ses disciples : « Construisez, construisez d’abord, et la ressemblance viendra ensuite, d’elle-même ».) Le réel ne peut être, en effet, que le fruit d’une quête obstinée, d’une construction qui ne laisse rien au hasard (car c’est toujours avec la complicité du hasard que s’introduit le mensonge), et Gérard Blain construit ses films plan après plan, se posant à chaque fois cette question obsessionnelle : ce geste, cette parole, ce cadrage, cet enchaînement au plan précédent et au plan suivant, expriment-ils un rap-port droit entre le regard et la réalité, entre l’homme et le monde ?
Si Fritz Lang est, comme je le pense, le plus grand cinéaste du monde, Gérard Blain pourrait bien être alors celui qui se rapproche désormais le plus de lui. Car ce qui me frappe dans « Le Rebelle », comme dans « Der Tiger von Eschnapur », c’est une domination totale du matériau cinématogra-phique, une démarche architectonique visant à délivrer le réel de ses masques, à le fonder dans son évidence. (Mais cette évidence aveugle sans doute.)
Michel Marmin, critique de cinéma

ENTRETIEN
Avec cinq films réalisés en dix ans, vous avez imposé un style, une vision, un univers. Lorsque vous prenez du recul vis-à-vis de votre oeuvre, pouvez-vous imaginer quelle sera sa place dans l’histoire du cinéma ?
Je vais peut-être vous paraître prétentieux, mais, c’est vrai, j’ai la prétention de viser à une pureté d’écriture cinématographique. Et pour répondre à votre question, je crois que cette prétention me mettra à une place dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas très encombrée…

Voulez-vous dire que le cinéma a rarement trouvé sa spécificité esthétique ?
Je crois que le cinéma a très vite découvert son propre langage. Lorsque j’ai vu pour la première fois « Le Vol du Rapide », à la télé-vision, j’ai été stupéfait par la concision du découpage, la simpli-cité de la mise en scène et la rigueur des cadrages. C’était déjà du cinéma pur en ce sens où l’émotion ne devait rien aux moyens d’expression traditionnels, ce qui a rarement été le cas par la suite. Très vite le cinéma a été récupéré par les entrepreneurs de specta-cles qui en ont fait une succursale du théâtre et, disons-le, du plus mauvais théâtre. Comme disait Bresson, le cinéma est dans l’ornière depuis quatre-vingt ans.

Mais vous, vous vous sentez capables de sortir le cinéma de l’ornière ?
J’essaye seulement de faire des films qui se rapprochent le plus possible de l’idée que je me fais du cinéma et de méditer l’exemple de ceux qui l’ont incarnée à mes yeux. Je l’ai souvent dit, les exemples demeurent pour moi : Bresson, Dreyer, Satyajit, Ray, Ozu, Ford de temps en temps, et bien sûr ces fondateurs que sont Stroheim, Eisenstein, Murnau, Dovjenko, Griffith. Ce sont encore leurs films qui peuvent aujourd’hui nous montrer le chemin de la véritable modernité. Un seul plan de Stroheim ou de Dovjenko demeure beaucoup plus porteur d’avenir que les caleçonnades de Robert Altman ou les feuilletons de Coppola.

Le cinéma n’est pas un spectacle ?
Entendons-nous sur le sens du mot spectacle. J’appelle spectacle toute représentation de la réalité visant à détourner le public de cette réalité et à lui procurer des émotions frelatées. En ce sens, les trois derniers films de Woody Allen sont infiniment plus specta-culaires que les films de Cecil B. De Mille.

N’est-ce pas un paradoxe ?
Pas du tout. Tout est mensonge, simulacre et racolage chez Woody Allen, alors que je suis au contraire très frappé par la fran-chise et la limpidité des films de Cecil B. De Mille.

Partagez-vous l’opinion de Robert Bresson selon laquelle la plupart des films réalisés aujourd’hui sont des films pornographiques ?
Tout à fait. Un film pornographique est un film qui exploite les frus-trations du public en lui offrant le spectacle d’une réalité chiméri-que et inaccessible. En ce sens, la plupart des films d’aujourd’hui sont infiniment plus dangereusement pornographiques que « L’Hôtesse voyage sans slip » ou que « A prendre ou à lécher ».

En dépit de votre admiration pour John Ford ou Cecil B. De Mille, vous ne semblez guère aimer le cinéma américain ?
C’est le moins que l’on puisse dire. Il y a certes quelques cinéastes américains que j’admire, surtout dans le passé, mais aujourd’hui le cinéma américain représente pour moi la pire des calamités. C’est un cinéma où n’importe quelle réalité humaine, sociale ou natio-nale est transformée en spectacle et en illusion. Le cinéma améri-cain a pour fonction essentielle de crétiniser le public mondial afin de le livrer pieds et poings liés aux ambitions planétaires du capita-lisme américain.

Le cinéma français ne tente-t-il pas, depuis quelques temps, de faire barrage à l’impérialisme cinématographique américain ?
C’est une querelle de boutiquiers. Dans l’état actuel des choses, le cinéma français cherche seulement à reconquérir des marchés. Et pour être compétitif, il s’aligne de plus en plus sur les normes hollywoodiennes. Mais comme le cinéma américain ne peut être battu sur son propre terrain, le cinéma français se couvre de ridi-cule. Et permettez-moi de vous dire que les Américains se mar-rent.

Il y a pourtant une politique d’aide à la création, en France…
Je ne sais évidemment pas ce que sera l’aide à la création sous IMitterrand. Ce que je puis vous dire, c’est que sous Giscard, elle consistait essentiellement à favoriser la production de films léni-fiants et à censurer les auteurs qui risquaient de s’écarter des nor-mes établies. D’ailleurs les responsables de l’aide à la création étaient aux ordres de ceux qui les avaient mis en place, c’est-à-dire des fonctionnaires, des technocrates, pire encore des énar-ques, qui n’avaient rien à refuser aux multinationales de la distribution et de l’exploitation. Remarquez bien que j’ai le plus grand respect pour l’École Nationale d’Administration. Les gens qui en sortent ont tout pour plaire… Ils sont élégants, pleins de style et d’urbanité, ils ne pètent pas, ils ne rotent pas, et leurs caleçons sont très certainement toujours impeccablement repassés. On ne peut même pas leur dénier une certaine forme d’intelligence, et on dit d’eux qu’ils font de remarquables administrateurs… Mais de grâce, qu’ils s’en tiennent à l’administration des affaires publiques et ne se mêlent pas de création artistique ! Notez que je les com-prends un peu… Il est incontestablement plus rigolo de faire joujou avec le cinéma ou de courtiser les comédiennes, les petites journa-listes et les attachées de presse que de compter ses points de retraite dans les sous-préfecture ou au Conseil d’État… J’ai seule-ment un peu peur que les énarques de Mitterrand ne soient guère différents de ceux de Giscard. Rien ne ressemble plus à une énar-que de droite qu’un énarque de gauche. L’énarchie, c’est une race qui survit à tous les régimes…

Et la télévision ?
La télévision, ça a été le génocide culturel pendant sept ans. Attendons… J’espère tout de même bien qu’il y aura quelques charrettes… Inutile, pour cette fois, d’aller jusqu’à la place de la Concorde, je n’en demande pas tant.

A la sortie du « Rebelle », vous avez déclaré que votre situation était comparable à celle des cinéastes du Tiers Monde. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
J’y serais revenu même si vous ne me l’aviez pas demandé, car c’est pour moi une question cruciale. En effet dans les pays du Tiers Monde, le public est tellement conditionné par le cinéma américain que les cinéastes qui veulent lui offrir des films authenti-quement enracinés dans la réalité et dans la culture de leur pays sont automatiquement marginalisés et souvent même persécutés. C’est à peu près la même chose en France. Le grand public est devenu pratiquement incapable d’être touché par des oeuvres qui expriment des réalités simples et évidentes au’elles soient natio-nales, sociales ou simplement humaines.

Mais vous touchez les cinéphiles ?
Le public cinéphile ne m’intéresse absolument pas. C’est un public qui ignore tout de la vie et qui n’aime dans les films que les référen-ces cinématographiques qu’il se plaît à y découvrir. Il l’a prouvé, par exemple, en assurant le succès de « L’Ami américain », qui est le moins bon film de Wenders, le plus artificieux, le plus sophisti-qué, le moins personnel, mais qui est un véritable catalogue de références. Moi, je ne veux pas toucher des zombis, mais des gens qui tentent de vivre les pieds sur terre, ce qui n’est pas très facile aujourd’hui, je le reconnais. D’ailleurs « Le Rebelle » a beaucoup mieux marché dans les quartiers populaires que dans les salles de la rive gauche, et cela n’est pas pour me déplaire. Au contraire j’en suis particulièrement fier.

Etes-vous un cinéaste réaliste ?
Oui et non. Oui dans la mesure où seule la réalité m’intéresse, et non dans la mesure où la réalité n’a aucun sens en elle-même, indépendamment du regard que l’on porte sur elle. Voir la réalité consiste pour moi à tenter d’en dégager l’essentiel et à exclure tout pittoresque de la représentation que j’en fais. J’essaie de faire en sorte que chaque élément de ma mise en scène soit riche de sens et de vérité. Pour cela, je ne peux travailler qu’avec un maté> riau concret, réel, c’est-à-dire avec des êtres vivants, réels. Je ne, puis mieux me faire comprendre qu’en vous citant cette réflexion de Dovjenko : « Il ne faut pas avoir peur des gens qui ne sont pas des acteurs professionnels. Il faut bien se souvenir que chaque homme peut se jouer parfaitement lui-même pour l’écran au moins une fois dans sa vie ». A cette réserve près que, quant à moi, je dirais : « Presque chaque homme ».

Vous mettez donc en cause la fonction même de l’acteur profes-sionnel ?
Certainement lorsqu’il s’agit d’interpréter des êtres actuels, tels qu’ils existent dans la réalité et tels qu’il importe de découvrir, ce qui n’est pas aussi facile qu’on pourrait le penser. Un acteur pro-fessionnel ne pourra jamais, par exemple, exprimer la réalité d’un ouvrier ou d’un paysan comme pourraient le faire un ouvrier ou un paysan, à condition, bien sûr, de savoir les trouver. Un acteur pro-fessionnel déguisé en paysan et filmé à côté d’un arbre est d’autant plus déplacé que la réalité même de l’arbre accuse impi-toyablement son inauthenticité. En revanche, lorsqu’il s’agit de recréer de toutes pièces un personnage qui ne peut exister qu’exceptionnellement dans la réalité, ou qui appartient à une réa-lité disparue, à l’histoire par exemple, un acteur professionnel peut parfaitement mettre son métier au service de cette recréation nécessairement artificielle.

L’agressivité constante de vos propos exprime une indignation qui ne semble pas avoir de limite. Pourtant, la sortie du « Rebelle », et l’accueil extrêmement favorable qui lui a été fait, ont bien dû vous procurer quelque satisfaction ?
Écoutez, comment ne pas être en état d’indignation lorsque l’on vit dans un monde où l’argent a corrompu toutes les valeurs, tou-tes les morales, et cela à un point qu’aucune société, aucune civili-sation n’avait connu auparavant… Quant à la sortie du « Rebelle », permettez-moi de vous dire qu’elle a été littéralement sabotée. Certes la critique française m’a été très favorable, excep-tion faite pour vos très brillants et très compétents successeurs du « Figaro » et pour les peine-à-jouir de « Télérama », mais la pro-motion a été stupide, sans imagination, sans originalité. On n’a rien fait pour que le film puisse trouver son public, on n’a rien fait pour mettre en valeur la personnalité de Patrick Norbert, qui s’est pourtant révélé dans « Le Rebelle » comme le seul jeune comédien français capable de sortir des clichés parisiens et d’incarner les révoltes et les souffrances de centaines de milliers de jeunes lais-sés pour compte par le système capitaliste.

Est-ce l’une des raisons pour lesquelles vous avez voté Georges Marchais au premier tour des élections présidentielles, comme vous l’avez publiquement déclaré ?
D’une certaine façon, oui. Je fais des films où l’on voit des êtres qui luttent pour leur indépendance et leur intégrité. J’ai alors voté pour le seul candidat qui me paraissait capable de rendre aux Fran-çais leur indépendance et leur intégrité. Au second tour, j’ai suivi avec discipline la consigne du Parti communiste : « Battre le pou-voir et la politique du capital qu’incarne Giscard d’Estaing », et j’ai voté Mitterrand.

On aurait pu vous croire beaucoup trop individualiste pour vous engager aussi nettement.
Je ne sais pas si je suis communiste, révolté peut-être, individua-liste certainement pas. D’ailleurs, contrairement à ce qui a pu être dit, le héros du « Rebelle » n’est pas du tout un individualiste. C’est un garçon qui se révolte contre le désordre établi, et qui est poussé dans sa révolte par un profond désir d’ordre, de justice et d’harmonie. Le seul véritable individualiste, dans le « Rebelle », c’est le capitaliste interprété par Michel Subor.

Propos recueillis par Michel Marmin le 15 mai 1981.