En quête d’une patrie

Extraits d'un article de Ulrich Gregor paru dans « Film in der D.D.R. » (Reihe Hanser n° 238 / Carl Hanser Verlag - 1977) Traduction Michèle Beaucourt

Les films de Konrad Wolf, quel qu’en soit le point de départ, sont toujours une réflexion sur ce chapitre de l’histoire allemande qui a commencé en 1933 : le nazisme, la guerre, la débâcle de 1945, l’instauration de deux états allemands ayant des systèmes sociaux différents. Konrad Wolf ne se cache pas d’être du côté du régime socialiste de la R.D.A. ; mais, en raison de son histoire per-sonnelle précisément, le fait de vivre et de travailler dans cette partie de l’Allemagne est loin d’être pour lui quelque chose de tout naturel, de non problématique. Toujours se redéfinir soi-même face à l’histoire et à la société, voilà l’entreprise qui, depuis l’ori-gine, détermine son oeuvre.
Ses films sont souvent d’inspiration fortement autobiographique (« J’avais 19 ans » ; « Maman, je suis en vie ») ; mais c’est préci-sément pour cela qu’il parle aussi intensément aux spectateurs de la R.D.A. qu’à ceux de la République fédérale. De tous les met-teurs en scène de la République démocratique, il est peut-être le seul à poursuivre un dialogue ininterrompu avec l’histoire alle-mande et à s’adresser en fait à tous les Allemands : « C’est après la guerre seulement que je me suis vraiment mis en quête de cette patrie allemande dont nous avions été chassés, et que je l’ai trou-vée. Je crois que toutes ces années pendant lesquelles j’ai tra-vaillé dans l’art cinématographique ont été pour moi les années d’un combat personnel pour avoir une patrie et des compatriotes ».
Le reflet constant d’un « combat personnel » pour se définir soi-même fait la singularité de sa place dans le cinéma Est-allemand. Sont spécifiquement « allemandes » aussi – ou pourront paraître telles – une certaine densité de la pensée, une certaine morosité (qui deviént parfois un véritable danger pour ses films), une ten-dance à être compliqué, mais en même temps à être nuancé.
Konrad Wolf a décrit lui-même trois facteurs qui ont été détermi-nants pour son évolution ultérieure : l’influence de son père, par qui il est entré de bonne heure en contact avec le monde du théâ-tre et du cinéma ; le fait d’avoir participé à « Kâmpfer » (les Combattants); un film de Gustav von Wangenheim tourné en 1935/36, dans les années d’émigration en Union Soviétique (âgé alors de 12 ans, Wolf y avait reçu un rôle « dans lequel je jouais en réalité mon propre personnage, celui d’un enfant qui grandit dans une famille de communistes politiquement conscients » ; enfin la rencontre avec les oeuvres majeures du cinéma soviétique des années 30, que sont « Tchapaïev, les Marins de Kronchtadt » et la trilogie « Maksim ».

La route vers Lissy
Après s’être vu confier jusqu’en 1949, dans ce qui était alors la zone d’occupation soviétique, diverses tâches de caractère cultu-rel et politique, Konrad Wolf part à Moscou, à l’Institut supérieur de cinéma (WGIK) où, de 1949 à 1954, il suit l’enseignement de Grigori Aleksandrov. Le premier travail dont on le charge en R.D.A. après son retour est un divertissement sans prétention : « Einmal ist keinmal » (Une fois, ça ne compte pas – 1955), l’histoire d’un compositeur Ouest-allemand qui vient dans une petite ville des monts Métallifères, où l’on est très musicien, pour y rendre visite à de la famille. Il s’agit d’une comédie musicale surtout destinée à remédier à l’absence de films de divertissement qui se faisait alors sentir en R.D.A. Son second film, « Genesung » (Guérison -1956), est plus ambitieux.11y aborde déjà son thème de prédilec-tion, le problème de la responsabilité du héros bourgeois envers l’histoire, illustré ici par le cas d’un médecin qui doit soudainement prendre une décision gravé. La toile de fond de l’action est consti-tuée par les événements de la guerre et par les combats de la Résistance. La mise en images de Werner Bergmann (caméraman avec lequel Konrad Wolf ne cessera plus de travailler) devait rete-nir l’attention par ses qualités expressives. Au reste, la conduite de l’action et la psychologie des personnages n’étaient pas exemptes d’artifices, de maladresses et de schématisme.
« Lissy » (1957), à partir d’un roman de l’écrivain prolétarien F.C. Weiskopf, traite de la responsabilité de la petite bourgeoisie alle-mande dans la venue du fascisme, – thème essentiel pour qui veut « dominer » l’histoire allemande, et que la DEFA Est-allemande, après des films tels que « Rotation » (1948) de Wolfgang Staudte, n’avait plus abordé. Aussi ce film apparut-il, en 1957, tant par son sujet que par ses innovations formelles, comme un nouveau départ très prometteur dans la production de la DEFA, qui s’était caractérisée, dans la première moitié des années 50, par des films simplistes, surchargés de dialogues et inspirés par l’esthétique du « réalisme socialiste » et du « héros positif ». « Lissy », en revanche, n’était pas un film-manifeste, mais un film d’analyse. Son héroïne est un être « entre les fronts » : Lissy, épouse d’un S.A., Fromeyer, prend peu à peu conscience de l’hor-reur du nazisme. La fin du film ne dit pas explicitement (à la diffé-rence du roman) sur quelle voie elle va s’engager. Cet épilogue en points de suspension, fait la modernité du film. C’est au specta-teur de réfléchir : le travail ne lui est pas mâché. Le film est particu-lièrement réussi par la finesse de l’analyse psychologique. Le per-sonnage de Fromeyer, indécis, passant continuellement de l’euphorie à la dépression et inversement, est rendu avec un souci remarquable du détail. Même chose pour le portait du comman-dant des S.A. qui n’est pas décrit comme sadique mais comme un petit bourgeois médiocre parvenu à une position de pouvoir et qui, dans ses moments de sentimentalité, trouve la vie bien « terrible et cruelle ». La mise à nue de l’âme fasciste est obtenue grâce à la satire : si ses flèches amusent, elles permettent en même temps de saisir comment l’inconcevable a pu se produire. Toutes les scè-nes dans la brasserie où se rassemblent les S.A. montrent la part du normal dans ce qui semble monstrueux. Le souci d’analyse historique trouve également son expression dans la forme : plusieurs scènes ont l’apparence du documentaire, rappelant certaines oeuvres de l’époque réaliste du cinéma alle-mand d’avant 1933 ainsi que du néo-réalisme italien. Faire pro-gresser le récit par un jeu continuel d’oppositions est le principe esthétique majeur, auquel il doit par ailleurs sa « charge d’atmos-phère ». Forme et contenu sont toujours associés dans le film, et cette méthode de narration cinématographique incite le specta-teur à une participation dans laquelle la réflexion a sa place.

Un antifascisme nuancé
Avec « Lissy », Konrad Wolf venait de trouver sa voie sur le plan stylistique et thématique. Pourtant, le rôle qu’il jouera désormais dans la production cinématographique de la DEFA n’apparut pas clairement à cette époque : à la première du film, la critique vit en lui « un jeune homme à tendance gauchisante, avec un complet-veston froissé qu’il ne porte que rarement ». Avec « Sterne » (Étoiles – 1959) et « Professor Mamlock » (1961) – avant lesquels se situent « Sonnensucher » (les Cher-cheurs de Soleil), un film qui, pour des raisons politiques ne fut pas distribué tout de suite, et « Leute mit Flügeln » (Les hommes ailés) – Konrad Wolf allait poursuivre l’analyse du fascisme hitlérien entreprise avec « Lissy ». Ce sont ces deux films « antifascistes », toutefois, qui sont plus particulièrement signifi-catifs pour son évolution et qui ont, aussi, le plus attiré sur lui l’attention internationale. « Sterne » reçut en 1959 le deuxième prix du festival de Cannes, où le film était présenté sous pavillon bulgare ; il fut également distribué en Allemagne de l’Ouest, où l’on peut l’emprunter dans les filmothèques (amputé, cependant d’une importante séquence finale). « Sterne » et « Professor Mamlock » parlent l’un et l’autre de la persécution des juifs par les nazis. « Sterne » est une co-production de la Bulgarie et de l’Allemagne de l’Est d’après un scé-nario de l’écrivain bulgare Angel Wagenstein, dont Wolf avait fait la connaissance pendant ses études à l’Institut supérieur de cinéma de Moscou. Walter, le personnage principal, est dessiné par Wolf de manière nuancée, dans ses hésitations entre une condamnation esthétique du mal, seulement abstraite et globale, et un engagement concret (esquissé à la fin) dans la lutte anti-fasciste. Il trouve une intéres-sante contrepartie en la personne de Kurt, son ami – un vrai guer-rier, qui passe de la droiture à la brutalité, de l’amitié au sadisme. Dans les rapports entre Walter et son ami, on retrouve la relation Lissy-Fromeyer.
En même temps, on voit apparaître dans « Sterne » une tendance à compliquer la forme filmique, à rechercher les plans ingénieux, les angles de prise de vue et les contrastes inattendus, tendance qui, dans les meilleurs moments du film, aboutit à une parfaite coïncidence entre le thème et la forme, mais dans laquelle on devine aussi le danger d’un certain esthétisme.
L’individu reste-t-il passif ou fataliste face à un danger social tei que le fascisme, arrive-t-il seulement à le reconnaître dans ses vraies dimensions, ou bien passe-t-il à la résistance active ? Cette question est également au premier plan de « Professor Mamlock », version filmée d’une pièce de théâtre inspirée en 1933 au père de Konrad Wolf, Friedrich Wolf, par les premières persécutions de juifs en Allemagne. D’après le même scénario, Rappoport et Minkine avaient déjà tourné en U.R.S.S. en 1936 un film qui mettait surtout l’accent sur les aspects combatifs du drame et, par voie de conséquence, sur le rôle du fils. Le film de Wolf, en revanche, s’intéresse davantage à ce qui se passe dans la conscience de Mamlock, qui abandonne les illusions auxquelles il était attaché pour finalement reconnaître des phénomènes sociaux qu’il niait au début – en quoi il est, d’ailleurs, un héros wol-fien typique. Les conflits intérieurs du héros, ainsi que le fonction-nement de la mécanique sociale sont traduits, sur le plan formel, d’une façon tout à fait intéressante. Certes, le film reste très pro-che du texte de la pièce, mais son optique est constamment origi-nale et il pratique la distanciation avec les moyens propres au cinéma. Le film s’ouvre sur des paroles que Mamlock, dont le visage apparaît en gros plan, adresse directement, semble-t-il, au public : « L’inquiétude te ronge : après le dernier génocide, y aura-t-il encore une guerre ? Tu t’angoisses pour ton fils, ta fille, ton mari. Nos espoirs et nos plans ne sont-ils pas bâtis sur du sable ? Dans la marche en avant du monde, avec tout son fracas, y a-t-il encore place pour la bonté et l’humanité, la démocratie et la liberté, l’esprit et l’harmonie 7 Tu ne veux pas l’admettre, mais tu te réveilles la nuit et tu sondes l’obscurité ». Puis la caméra prend du recul, et on s’aperçoit que Mamlock s’adressait en fait à sa famille. Cette dualité de sens, cette rupture de perspective, est caractéristique de tout le film.
Une somme considérable de réflexion et de préparation a été investie dans le langage formel du film. Tantôt les visages sont montrés comme des silhouettes stylisées, les acteurs et les évé-nements vus d’une distance inhabituelle, de très près ou de très loin, tantôt les personnages se perdent dans les lointains de rues envahies par la brume, dont l’atmosphère rappelle « Lissy ». Cependant tous ces procédés stylistiques gardent quelque chose d’artificiel et ne parviennent guère à se fondre avec le sujet. Cette caractéristique se retrouve d’ailleurs dans d’autres films de la DEFA des années 60, qui cherchent à compenser un immobilisme certain, au niveau du contenu, des personnages ou de la dramatur-gie par une forme d’une virtuosité extrême, mais qui n’arrive pas à faire corps avec le sujet.

Les complexités du temps présent
« Sonnensucher » (les Chercheurs de Soleil – 1957/58), « Leute mit Flügeln .» (Les hommes ailés – 1960) et « Der geteilte Him-mel » (le Ciel partagé – 1964) forment, dans l’oeuvre de Wolf, un groupe de films plus directement concernés par le présent de la R.D.A.
« Sonnensucher » allait commencer par connaître un sort adverse : peu de temps avant sa sortie, il fut retiré du circuit « à cause de l’évolution politique générale intervenue depuis la conception du film et sa réalisation », selon les termes d’un communiqué assez ambigu. Le film ne devait être présenté qu’en 1972 d’abord à la télévision. Ces difficutés étaient peut-être dûes à la peinture sans fard qu’il donnait de la réalité quotidienne dans la mine d’uranium « Wismut » en 1949, mais elles tenaient surtout, semble-t-il, au fait que de nouvelles données de politique extérieure rendaient inopportun le thème de la mine d’uranium (et celui, qui lui est impli-citement attaché, de la bombe atomique). Par bien des côtés Sonnensucher » est d’une virulence quasi naturaliste. Ses héros sont deux êtres victimes de la situation sociale, devenus de ce fait amers, durs et méfiants. C’est un film qui retrace assez fidèlement une phase précise des débuts de l’histoire de la R.D.A., qui n’hésite pas à montrer des choses telles que la désillusion, l’amer-tume, l’apathie chez les êtres, qui ne cache rien des dures condi-tions de travail et de vie dans la mine d’uranium, qui s’égare par-fois sur des voies secondaires pour la progression dramatique, mais qui finit bien par arriver, avec un accident mélodramatique au fond de la mine, dans les rails du schématisme.
On pourrait dire à peu près la même chose de « Leute mit Flügeln » (Les hommes ailés), un film aux intentions idéologiques nettement affichées, dans lequel Wolf s’essaye à légitimer, dans l’esprit de la tradition antifasciste, le quotidien de la R.D.A. Le film raconte l’histoire, entre 1933 et aujourd’hui, de deux hommes, un mécani-cien communiste et un ingénieur qui se soumet au pouvoir nazi. Après la guerre, ils se retrouvent dans une usine de constructions aéronautiques de la R.D.A. Pour exprimer l’imbrication idéologique entre hier et aujourd’hui Wolf fait appel à des procédés techniques peu convaincants. L’action est présentée par endroits de façon très schématique : le travail dans l’usine (rempli de promesses et d’optimisme) ne représente rien moins que la construction socia-liste en R.D.A. En un mot, « Leute mit Flügeln » est un des films les plus faibles de Wolf.
« Der geteilte Himmel » (le Ciel partagé), réalisé en 1964 d’après le roman de Christa Wolf, allait susciter en R.D.A. toutes sortes de polémiques portant surtout sur l’aspect formel du film. Konrad Wolf s’aventurait ici beaucoup plus loin que dans ses précédents films en direction d’un morcellement, d’un éclatement de la compo-sition dramatique, qui faisait de ce « récit » filmique un équivalent du monologue intérieur de la littérature. Cette méthode de narra-tion cinématographique, que Wolf ne s’est plus jamais hasardé à pousser si loin, rendait la compréhension du film singulièrement difficile pour les spectateurs. Pour l’essentiel, on peut définir la trame du fil comme une suite de souvenirs dont les images défilent dans la tête de Rita, l’héroïne. Ce sont les souvenirs de sa liaison avec l’ingénieur chimiste Manfred qui est passé à Berlin-Ouest. Le film cherche minutieusement à savoir pour quels motifs le héros a « fui la République ». Rita lui rend visite dans son exil de Berlin-Ouest, mais – peu de temps avant la construction du mur le 13 août 1961 – elle revient en R.D.A., parce que « on se sent plus mal à l’aise à l’Ouest que si on était hors d’Allemagne ». Le film offre une description exceptionnellement nuancée de la situation intérieure de la R.D.A.
Par son style inhabituel, « Der geteilte Himmel » occupe une place à part dans la production de la DEFA, voire dans le cinéma des pays socialites. Reste, quand même, à s’interroger sur ce qu’apporte effectivement la méthode formelle mise en oeuvre dans ce film. D’un côté, il y a l’indiscutable pouvoir de fascination des nouveaux rapports espace-temps auxquels aboutit le montage du film : « Avec ces images génératrices d’associations, je cher-che davantage à alimenter le subconscient des spectateurs qu’à obliger les gens à rechercher des significations concrètes ». En ce qui concerne la conduite de l’action, la réussite n’est pas complète : les ruptures fréquentes du fil narratif gênent la compréhension des personnages secondaires. Ces difficultés – cette contradiction entre une méthode formelle d’avant-garde et les « contenus » psychologiques ou idéologiques assez souvent banals qu’elle véhicule – sont peut-être liées à la contradiction non résolue entre la source littéraire et la forme cinématographique que cette matière revêt ici.

Retour à l’histoire
Avec « Ich war 19 » (J’avais 19 ans – 1968), Konrad Wolf retourne – après l’interlude d’une adaptation du « Petit Prince » de Saint-Exupéry réalisée pour la télévision – à une forme narrative plus simple, en même temps qu’à son grand thème (autobiographi-que) de l’entrée des troupes russes en Allemagne en 1945, de l’ébranlement consécutif à la débâcle avec la cristallisation d’une nouvelle conscience chez les Allemands et de la découverte, enfin, qu’un jeune Allemand, jadis émigré et rentrant maintenant avec l’Armée rouge dans ce qui avait été autrefois sa patrie, fait de son identité. Visiblement, c’est sa propre histoire que Konrad Wolf raconte ici : ce qu’a été l’année 1945 sous l’angle du vécu immé-diat et en fuyant toute simplification. Le film est construit comme un journal intime, découpé en scènes et en notes, avec mention de la date et du lieu. Il livre au spectateur un matériel de nature tout à fait hétéroclite, parfois accompagné d’un commentaire, mais que le spectateur doit se charger d’interpréter lui-même. Les efforts du héros pour comprendre la scène allemande de 1945, pour y pren-dre progressivement sa place, trouvent leur expression dans la façon dont ce matériel, souvent fragmentaire et elliptique, est pré-senté : on y sent l’expérience vécue, pas encore enfermée (ou étouffée) dans la carapace d’une réorganisation de l’histoire ten-dant à la « dominer ». De temps en temps, Wolf intercale aussi dans la fiction du matériel documentaire : des bandes d’actualités sur l’avance de l’Armée rouge, par exemple, ou un extrait de film documentaire sur Sachshausen, le camp de la mort. Il en résulte une structure dramatique à facettes, pleine de revirements, d’ins-tantanés photographiques et de visions prophétiques, montrant la réalité en train de se faire, dans la coexistence d’aspects tragi-ques, absurdes, lourds de conséquences historiques ou comiques. Le film réussit à fixer une partie de ce qu’a été la rencontre des Allemands et des Russes en 1945. Il évite le cliché qui consiste à présenter les Russes en héros et en libérateurs radieux. Bien plus, la construction même du film, avec ses incises documentaires, ses citations (la séquence du début avec le cadavre du déserteur alle-mand poussé par le courant du fleuve est une référence au « Paisà » de Rossellini), est l’expression même d’une volonté d’éviter les clichés.
« Goya » (19711, tourné d’après un roman de Lion Feuchtwanger, mais que le scénariste Angel Wagenstein avait sensiblement déve-loppé, occupe une place à part dans l’oeuvre de Wolf. A aucun moment ce film, réalisé en co-production par la R.D.A. et l’U.R.S.S., ne se ramène à un drame historique rhétorique. C’est une analyse, en la personne du peintre espagnol, du conflit entre l’artiste et le pouvoir. Il accorde la place centrale aux démêlés de Goya avec le Grand Inquisiteur, qui fait savoir au peintre, avec courtoisie d’abord, puis de façon de plus en plus pressante, qu’une peinture comme la sienne ne saurait être tolérée par l’Église. Goya se trouve ainsi engagé sur le « dur chemin de la connaissance », échappe finalement à l’emprisonnement et va s’exiler en France.
Les joliesses sur le plan visuel ou spectaculaire, que le film contient ici et là, ont pour fonction de faire apparaître les structures du pou-voir royal et ecclésiastique. Cependant, il tombe parfois dans le feuilletonesque (les rapports entre Goya et la duchesse d’Albe) et il présente de façon trop mécanique – en « feuilletant » des pages – les dernières oeuvres révolutionnaires de Goya (les Capri-ces et les Désastres), qui sont montrées comme la réaction de l’artiste aux impressions émanant de son environnement, et non pas comme les productions d’un esprit hanté par la folie. Par sa démarche, « Goya » rappelle l’« Andreï Roublev » (1966/67) de Tarkovski dans la mesure où les deux films abordent, à propos de deux figures d’artistes, les problèmes de la création artistique contemporaine. Dans son ensemble, le film plaide pour la libéra-tion de l’art de la tutelle de l’État.
La problématique de l’art et de la transmission de son message constitue le lien entre « Goya », film historique, et « Der nackte Mann auf dem Sportplatz » (L’homme nu sur le stade – 1973). Ce film, ancré dans le présent de la R.D.A., a pour personnage princi-pal un sculpteur. Il est construit sur une trame assez souple, par épisodes, avec parfois un côté anecdotique. Il réussit à poser, à partir de scènes de la vie quotidienne, les problèmes « de fond » concernant l’art, l’artiste et la communication avec le public, pro-blèmes qui sont filmés de manière réaliste et dans lesquels se glis-sent souvent des pointes de satire et de critique sociale. On ne trouve que rarement de schématisme dans ce film drôle et fidèle à la réalité contemporaine.
Avec « Maman, je suis en vie », réalisé en 1976, Konrad Wolf reprend à nouveau le thème de I’« anti-fascisme ». Pendant la pre-mière moitié du film, on assiste à un débat – merveilleusement arti-culé sur le plan cinématographique – sur la question de l’engage-ment politique et sur celle de l’identité nationale. On trouve de remarquables portraits d’individus, surtout parmi les citoyens soviétiques. Les lieux de tournage ont été choisis avec à la fois un souci vériste et une dimension esthétique (la scène dans laquelle des enfants russes attendent debout devant la vitre du train que les Allemands leur donnent du pain). Mais après cela, une logique propre au scénario et pas toujours exempte de clichés tend à s’imposer.
On atteint carrément le larmoyant avec l’histoire d’amour entre l’Allemand Pankonine et Swetlana, femme-lieutenant de l’armée soviétique. L’intelligence de Konrad Wolf et son sens de la nuance sont tout aussi sensibles dans « Mama, ich lebe » – une oeuvre que sa thématique met relativement « à l’abri » des difficultés aux-quelles s’expose un sujet contemporain – que dans ses autres films. Mais on dirait qu’il abandonne ici en cours de route son inté-ressante démarche dialectique, qui consiste à mettre à contribu-tion la réflexion du spectateur, au profit de la peinture d’un senti-ment du tragique qui se nourrit davantage de l’inventivité du scé-nario que de la réalité. Quoi qu’il en soit, le réalisme, la franchise et l’acuité intellectuelle dont témoigne la première moitié du film sont d’une qualité qui peut faire figure de modèle stylistique et idéologi-que pour tout ce qui se fait en matière de cinéma en R.D.A.