Judit Elek

Philippe Haudiquet (juin 80)

Judit Elek appartient à la génération de réalisateurs très doués qui, issue de l’Ecole de Cinéma de Budapest, a commencé à se manifester au début des années 60. S’il est vrai que chaque cheminement est unique dans les voies hypothéti-ques de la création, celui de Judit Elek ne ressemble à aucun autre en Hongrie. Par le biais du « cinéma direct », qu’elle a pratiqué en pionnière avec conséquence, elle a fait entrer de façon vivifiante, dans le cinéma hongrois, le quotidien le plus intime et, forgeant elle-même ses propres outils, elle a su créer une forme originale qui tient à la fois du documen-taire et de la fiction.
A propos de l’auteur d’« Une simple histoire » on peut inverser et paraphra-ser le proverbe qui dit que « l’arbre cache la forêt ». Pendant des années, le « jeune cinéma hongrois », considéré comme une école ou un mouvement universellement reconnu, a masqué l’oeuvre de Judit Elek. Il serait trop simple d’en incriminer les seules circonstances, car Judit Elek n’est pas complètement étrangère à ce phénomène. Son oeuvre est le fruit d’une exigence fondamentale et cela se paye, comme le reste, d’un prix élevé. Pour elle, faire des films est comme pour d’autres écrire : un acte qui engage totalement qui s’y risque. Inséparable de la vie qu’il peut aider à faire comprendre, le cinéma est aux yeux de Judit Elek une affaire trop importante pour être pratiqué gratuitement ou de façon narcissique, bref sans avoir grand chose à dire. D’où, pour une part — mais pour une part seulement — la rareté de ses films. Dès « Rencontre », réalisé en 1963, Judit Elek a su exprimer dans un style aigu, raffiné, mais dépouillé de toute afféterie, certaines de ses préoccu-pations majeures : la solitude des êtres, la détresse qu’elle engendre et contre laquelle aucune société n’a su trouver de remède, mais aussi le désir de rompre cette solitude, de surmonter cette détresse, de communi-quer avec autrui, si c’est possible. De film en film, Judit Elek ne cesse de creuser son propre sillon et, affi-nant son écriture, d’approfondir des thèmes nourris de ses obsessions, toujours inscrits dans une temporalité, et plus subtilement encore dans la durée vécue par les différents personnages qu’elle présente : le passé et ses pesanteurs qui remontent de façon inévitable au cours de la longue conversation qu’ont les deux interlocuteurs de « Rencontre » ; les temps vécus si différemment, et sans commune mesure, par des générations d’« Habitants des châteaux » ; les moments de rupture décisive qui affec-tent les existence du vieil ouvrier et du jeune paysan dans « Où finit la vie » : la mise à la retraite pour l’un, et pour l’autre l’entrée dans un centre d’apprentissage ; le temps qui semble s’être arrêté depuis longtemps déjà pour « La dame de Constantinople » ; un vécu souvent très dur confronté à la représentation mystifiante qui en a été donnée au début des années 50, pour les mineurs de « Nous nous sommes rencontrés en 19 71 » ; les chan-gements qui se produisent au fil des années, en apparence ou en profon-deur, dans le vie des protagonistes d’« Un village hongrois » et de « Une simple histoire », chronique intime d’une ampleur exceptionnelle ; les ins-tants privilégiés où les amants de « Peut-être demain » s’appartiennent enfin.
La profondeur et la densité des films de Judit Elek, le sens extrême de la complexité des relations humaines, individuelles et sociales, comme la franchise sans détours dont ils témoignent en font des miroirs très révéla-teurs de la société hongroise contemporaine. Judit Elek sait évoquer, à travers des individus, les différentes couches de la société. Mais ses films sur le monde du travail, urbain et rural, ont un ton d’authenticité qui atteste un compagnonnage avec ce monde si souvent idéalisé ou mystifié pour de douteuses raisons. Il n’est peut-être pas inutile de noter ici que « Nous nous sommes rencontrés en 19 71 » a été réalisé 5 ans avant le beau film de Wajda, « L’homme de marbre ».
Judit Elek est une artiste au sens fort du terme, avec ce que cela implique d’exigence et de passion pour une vérité, qu’elle ne cesse de chercher à travers les relations qu’elle noue avec autrui par le biais du cinéma. Avec ce que cela suppose de modestie et de conscience inquiète. Avec ce que cela suppose donc de luttes obstinées et de risques encou-rus
H y a dans son oeuvre une affection pour les êtres qui ne va jamais sans pudeur, ni lucidité extrêmes. Utilisant ce merveilleux outil de découverte et de connaissance qu’est le cinéma, Judit Elek a su lui donner des lettres de noblesse inédites.