Jan Lenica

Robert Benayoun (février 1980) Extrait du Catalogue Jan Lenica, édité par le Centre Georges Pompidou

Dans une civilisation obsédée par l’image au point critique d’amorcer déjà une censure relative de la parole, le paraphe visuel est devenu d’un prix inestimable. C’est l’or de l’expression, le carat de la puissance persuasive et de l’ineffable. Disloquée entre l’école américaine du gag et celle plus hermétique de l’expérimentation « pure » tant esthétique que technique, l’animation européenne révèle peu d’artistes qui sachent réunir l’euphorie du mouvement et l’expression originale d’un monde personnel identifia-ble Aussi doit-on saluer dans Jan Lenica un créateur hardi, acrobatique, exi-geant de lui-même comme du spectateur auquel il semble s’adresser. Ses films, stridents et angoissés, à l’opposé direct d’un divertissement facile, imprégnés pourtant par une forme fracassante d’humour sont marqués au sceau du -,urréalisme le plus inquiet, le plus énigmatique. Graphiste inter-nationalement admiré, il possède une griffe aussi reconnaissable que cel-les d’un Saul Steinberg ou d’un Mirô ; illustrateur et affichiste couvert de prix et de récompenses, il s’aligne avec Ralph Steadman, André François, Heinz Edelmann comme un créateur de formes péremptoire et irrésistible. Ses ressources plastiques immenses, mises au service de ses films, font de lui un auteur exceptionnel, presque autonome : certains de ses films comme le long métrage « Adam 2 » sont entièrement des’sinés par lui et ne nécessitent pas d’autre intervention, sinon celle d’un musicien et celle aussi d’un producteur. Depuis les films de McLaren, c’est le sommet de la liberté et de l’audace en matière d’art. Or, son oeuvre, parfois si protéenne (le collage s’y mêle au découpage, à l’animation d’objets, à la prise de vue directe et au dessin le plus pur), est d’une cohérence totale. Elle évoque un univers terrorisé par on ne sait quelle calamité cosmique de l’inconnu : chutes d’ossements, métamor-phoses inexplicables du langage ou de l’apparence, pertes d’identité ou de l’occiput, laboratoires rousseliens de petite physique inquiétante, com-plots irrationnels de l’Histoire Naturelle dénaturée, racine carrée de l’ara-besque ivre d’elle-même, mécanisation dérisoire du destin… Jan Lenica, né à Poznan (Pologne) en 1928 fut d’emblée pluridisciplinaire puisqu’après avoir étudié le piano au Conservatoire, il fit des études d’architecture à l’Ecole Supérieure Technique de Varsovie dont il devait sortir en 1952 avec un diplôme d’ingénieur. Dès 1947 il s’est livré à de pre-miers travaux graphiques et collabore à la revue Szpilki, entamant une car-rière fruçtueuse de caricaturiste politique. Puis il s’adonne à l’Ah de l’affiche, qui en Pologne a toujours donné lieu à de savantes recherches. De 1954 à 1956, il assiste le professeur Tomas-zewski dans la classe d’affiche de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie où ses cours personnels sont très suivis. Il installe de nombreux stands et pavillons polonais dans les foires internationales et illustre des livres pour les enfants.
Immédiatement son style explose en fusées plastiques déjà très magistrales. Ses affiches sont là pour attester de sa maîtrise confondante en son pays où règneront pourtant dans ce domaine des artistes géniaux, tels Franciszek Sta-rowiejski, Julian Palka, Roman Cieslewicz ou Waldemar Swierzy. Pour le théâ-tre (Le Diable au corps, Jeux interdits, Le Rouge et le Noir, Nous sommes tous des assasins, Le Salaire de la peur, La Grande Illusion, l’Avventura) il brode des potlatchs inoubliables, d’un cerne noir inimitable, qui évoque Rouault désacralisé. C’est surtout Fellini qui l’inspire : pour la Strada et II Bidone il créé des personnages sinistres et grotesques, hiboux rapaces un peu ecclésiasti-ques, un Zampano tatoué de chaînes dans un halo de ténèbres qui deviendra le sceau de Lenica. « Il faut que l’affiche de cinéma, dit-il, s’oriente vers une synthèse concise et un symbole plastique qui illustrent fidèlement le sujet et le caractère du film ».
C’est un autre affichiste, également peintre et lithographe, Walerian Borowczyk, qui deviendra son complice pour ses débuts au cinéma. Beau-coup de choses les attirent l’un vers l’autre : la même admiration pour les surréalistes, Ernst, Mirô et l’Ecole du collage toute entière, la même atti-tude satirique nuancée de terrorisme devant certaines ironies cruelles de l’après-guerre polonais, le même goût de la typographie expressionniste, le même pessimisme foncier. Il n’est pas très facile de faire la part de l’un et de l’autre dans les trois films qu’ils signèrent ensemble, « 11 était une fois », « La Maison », « Les Sentiments récompensés ». Mais la suite éclai-rante des deux carrières suggère que Borowczyk est le plus cinéaste dans ses vélléités, inventeur de mouvements et de phases, orchestrateur d’absences et régisseur des accessoires qui rêvent à l’humain, que Lenica est le plus plasticien : Il impose ce raccourci graphique, cet alphabet for-mel qui est le sien, il pose le décor baroque et boursouflé et anime ce signe vertigiste qui à volonté devient ce qu’il désire : serpent docile. Le facétieux « 11 était une fois » (1957) voit s’agiter devant nous une sorte de tache métamorphique, un corpuscule obtus nanti de pattes amovibles qui traverse un paysage fait de coupures de journaux, de cartes postales et de vieilles gravures de mode, allant du vieux chromo jusqu’à la Joconde de Vinci et aux tikis de l’art sauvage. Le personnage amibien fantasque est un peu l’essence du collage, il évoque tour à tour Ernst, Mirô et Schwit-ters dans son flirt éhonté avec les matières, les détritus et graffiti de ves-pasienne, les coupures délirantes de tabloïds. « Les Sentiments récompensés » (1957) est un reportage goguenard sur l’univers des romans sentimentaux pour les chaumières vus au travers de l’oeuvre d’un peintre naïf. Ce film est fait d’une série de panoramiques et de déplacements de caméras, mais ne comporte, si mes souvenirs sont exacts, aucune animation. Dans « La Maison » (1958), un météorite (peut-être un astronef) démagné-tise à heures fixes une demeure en ruines où des manèges érotiques équi-voques sont en perpétuel ressassement. Une chevelure tentaculaire sortie tout droit de Maldoror bouscule les objets, froisse de vieux journaux et broie du verre fin. Au-delà des « pixilations » de McLaren (animation de personnes image par image), Borowczyk et Lenica utilisent le corps humain photographié comme un élément plastique de plus, à découper ou nonisuivent le pointillé, accumulent tous les procédés mécaniques con-nus de l’animation (allant jusqu’à réanimer dans le sens du déraillement des prises de vues de primitifs du septième art), en bref résument tout le baroque polonais romantique ou surréel selon Wajda ou Polanski et trou-vent déjà le carburant qui les propulsera tous deux séparément. Ils viennent s’installer à Paris et vont de part et d’autre, « Boro » pour abor-der une carrière nouvelle de metteur en scène du direct (Goto, Blanche, La Bête, etc.), Lenica pour poursuivre sa veine démiurgique de formaliste fou, attaché à une autobiographie imaginaire de son cru. Tous deux dès lors sont animés d’une vraie bougeotte créatrice, l’un allant tourner de France en Italie ou en Pologne, l’autre, globe-trotter attitré des expositions graphi-ques mondiales et des « mostre », de l’animation fera des films en France et en Allemagne avec aussi d’occasionnels retours au pays natal. « Monsieur Tête » (1959), représente une première émancipation de Lenica, presque entièrement livré à sa fantaisie individuelle. C’est une hal-lucination sarcastique, une série de métamorphoses absurdes sur un texte de Ionesco. On y voit le décervelage bureaucratique du héros, un rond-de-cuir réduit à un fantasme occipital, qui convoite les honneurs d’une haute société très snobinarde, cependant qu’au bureau, il n’est qu’un médiocre robot entouré de fantoches. « Monsieur Tête » dévoré par ses ambitions se croit devenu Shakespeare, Napoléon, Charlie Chaplin et au cours d’une réception mondaine croque des bijoux en haute compa-gnie. Les propos d’un causeur entrent par une oreille de l’interlocuteur et ressortent par l’autre. Un orateur expectore des marguerites et des lettres-abeilles qu’un auditeur avale imprudemment, première digestion par Lenica des mots chers à Jean-Paul Sartre et sur lesquels il reviendra. Mon-sieur Tête jeté en prison se mortifie à coups de marteau, puis se couvre de décorations au fur et à mesure qu’il perd ses traits et devient anonyme. A courir la notoriété, il a perdu son âme et son visage, se fond dans le banal. « Janko le musicien » (1961) réalisé à Varsovie est une ballade délicate et ironique sur les aventures d’un musicien du temps passé qui se heurte à un univers hostile. Mais c’est une bluette nostalgique pour Lenica surtout si on la compare à l’oeuvre suivante, le fabuleux, l’onirique « Labyrinthe », peut-être son premier chef-d’oeuvre absolu. Il y pousse à son paroxysme ce constat cruel et glacé comme une idée de browning qui est celui d’un Icare lucide, stoïque et malchanceux. Cet homme volant explore comme les circonvolutions d’un immense cerveau une cité baroque, toute en mou-lures folles et en mirages. Un savant castrateur, sorte de Moreau de l’espace-temps, a piégé chaque fenêtre, chaque terrasse, chaque couloir de machineries impitoyables, déclenche des scènes illusoires de théâtre magique, téléguide une franc-maçonnerie de dinosaures, de morses, de mites tatoueuses, de rapaces et de crocodiles violeurs. Une femme-papillon embrasse voracement un séducteur et le réduit au squelette. L’explorateur en redingote et chapeau melon sera pour prix de son intru-sion neutralisé, réajusté par imposition cervicale d’un fluide stérilisateur, puis mis en pièces par une nuée de corbeaux à visage d’homme. Parti d’un rêve serein de chromos et de keepsakes amoureux, Lenica aboutit à une réflexion sombre et désespérée, obstinément actuelle et que n’aère aucun mot d’ordre lénifiant. C’est une réflexion critique sur la société contempo-raine kafkaïenne, réductrice et implacable. Dans ce contexte accablant, la parole au lieu de sauver l’homme, le cerne et l’entortille, l’enfermant dans un labyrinthe de plus, qui lui vient du tré-fonds. Dans le « Rhinocéros » (1963), tiré de Ionesco que Lenica adore (il y introduit d’ailleurs sans raison apparente et par complicité une Cantatrice chauve) les ballons qui s’élèvent de la bouche des protagonistes ont une fonction hiéroglyphique proliférante, source d’encombres et d’incidents. Les mots s’y matérialisent tout crus, consommations que réclame un buveur, chapeaux et fanfreluches, provisions de marché que s’échangent dans le désordre deux ménagères papoteuses, accessoires meurtriers qui évoquent au-dessus de son quotidien un lecteur assidu de faits divers. Deux pédants entrecroisent dans l’espace les noms de leurs auteurs favo-ris : Proust, Kafka, Dostoïevski, Joyce, Sartre, Freud qui font avec Klee et Picasso une partie verbale de scrabble. Le verbiage visuel règne partout, une secrétaire lit Patata, sans doute une feuille de ragots. « Rhinocéros », dîner de têtes comme Lenica les affectionne vire vite au fantastique vocal et constitue en fait un tout premier hommage au Modern Style dans sa mise en page florale exacerbée, dans son contraste entre décors Guimard tortueux, filiformes, furieusement nouille et personnages sombres, gras comme empreintes digitales, insectiformes, que surplombe d’ailleurs une énorme mouche sans doute issue de « La Métamorphose ». Les cornes de rhino accentuent la découpe des personnages qui ressem-blent plus que jamais à des silhouettes grossièrement détourées au ciseau, ou à des différences de point dans la gravure au filigrane. Le des-sin au pinceau verse dans l’eau forte ou la gravure sur bois, mais tous sont maîtrisés en un style fluide, unificateur. En 1964, « A » poursuit ce thème de la parole dessinée. Une lettre majus-cule A, énorme et noire comme une prémonition de guerre civile y menace dans un intérieur de bourgeois square un petit monsieur timide qui tente en vain de s’en débarrasser en la broyant à coups de marteau ou en la poussant dehors. Sans succès ; elle s’incruste, s’étale, l’encombre et le tourmente, lui fait des crocs-en-jambe. Lorsqu’il finit, non sans mal, par l’expulser, une seconde lettre, un B, encore plus insinuant s’en vient la remplacer, sigle bureaucratique déshumanisant, aliénateur, mais aussi signe de la parole qui tend à remplacer toute pensée. Les préoccupations ornementales de Lenica se défoulent encore dans « La Femme fleur » (1965), film sur l’élément féminin dans l’art fin de siè-cle : vêtements somptueux, bijoux exubérants et décors surchargés rehaussent la beauté de la femme exaltée dans ses coquetteries de forme : parure, maquillage, mode paradisiaque. Lenica au passage, salue l’apport de Beardsley et de Mucha. Ces afféteries rétroactives ne sont qu’un accommodement sur le passé d’un esprit volontiers prophétique. Car de 1966 à 1969, pendant trois années d’acharnement il travaillera en Allemagne à son oeuvre la plus ambitieuse, « Adam 2 », long-métrage d’un pessimisme noir très en avance sur son temps, qui exprime la solitude de l’individu dans un monde mécanisé d’où tout reflet de la nature a été tota-lement banni, où l’homme n’est plus qu’un jouet scientifique téléguidé. Dès le berceau cet Adam second, homme nouveau d’un ordre maudit, ce réfractaire qui refuse les dons empoisonnés de la société industrielle tire sur une fée protectrice et se voue aux sorcières, dans un pacte faustien irréversible. Il cherche à protéger sa tête ronde d’intellectuel (en anglais an egghead) contre une réduction universelle au carré et au cube, quadra-ture dont le produit fort discutable donne cette absurdité qu’est le vélo quadrangulaire. Il explore hardiment l’autre côté d’un écran de télévision, survole en télésiège l’enfer de la consommation. C’est au-delà d’un Dante dépassé une usine électronique inhumaine où les êtres vivants s’alignent comme autant de moyeux sur des chaînes de montage où on leur bourre le crâne. Puis armé d’une d’une boîte de connaissance ornée du label 44, il tente dans une machine à remonter le temps de retrouver le paradis perdu d’une ère pré-cybernétique. La maîtrise graphique de Lenica culmine ici, les noirs sont ourlés de rou-ges qui fleurissent en lianes perverses et les hachures évacuent les lour-des tapisseries de l’ornementation rococo. Les personnages scarabées de plus en plus opaques sont poursuivis par de fantomatiques squelettes de harengs, c’est une innervation de structure, une trame ponctuée de bala-fres tachistes. Les matières se télescopent : sur l’écran dessiné de la télé-vision défilent de vraies images électroniques de programmes spatiaux traficotés.
Solo éblouissant d’un maître artiste qui a préparé lui-même les 100 000 images du film. Seul intervient encore le musicien Josef Anton Riedl grâce auquel, faute de partitions, un concerto sonne, crisse et explose en râclements indescriptibles, en stridences insanes qui sont une encyclopédie du refus lyrique dominé. Cette idée du décervelage évoquée plus haut, elle revient régulièrement chez Lenica, évoque bien sûr Alfred Jarry, l’un de ses auteurs fétiches avec Kafka et Ionesco. Rien d’étonnant à ce que son dernier film en date ait pour sujet Ubu. D’abord co-production de la Lux-Film et de la 2e chaîne allemande de télé ZDF, « Ubu roi » sera suivi trois ans plus tard par « Ubu et la Grande Gidouille », long métrage produit en France par Armorial et Magic ‘Film qui s’inspire également des autres oeuvres ubuesques de Jarry. Après un intermède où se mêlent la prise de vue réelle réanimée et le découpage de photos animées, « fantorro le justicier », court-métrage paro-diant les serials et Louis Feuillade, Lenica se jette sur Ubu avec une joie sauvage comme sur un ami lointain finalement retrouvé. Ce long-métrage dense et archétypique refuse l’imagerie imposée au cours des ans par les croquis de l’auteur Jarry dans L’Ymagier et l’Almanach du Père Ubu, gale-rie sacralisée par les publications du collège de Pataphysique, jalouses d’orthodoxie et invente un Ubu, une mère Ubu qui ne sont ni marionnettes proprement dites, ni graffiti ni gravures plates, bien que le découpage animé retrouve à plat le principe de l’articulation et de la silhouette à fils. Dans un désir de rafraîchissement du mythe rebattu, Lenica utilise en fait des créatures au lavis lumineux, où les gris et les bruns s’éclairent sou-dain de taches vermeilles ou de rayons bleutés (l’oeil maçonnique qui sur-plombe les « Hommes libres ») quand ne fleurissent pas sur eux de luxu-riantes verdures. Leur contenu plastique fluide et néanmoins très sculptu-ral fait penser à certains paysages d’Yves Tanguy, avec leur apparence de relief et leur inappréciable ligne de fuite. Le film est fort peu farce, et retrouve l’ambiance inquiétante de Macbeth (les époux régicides échappent au cirque et rejoignent la tragédie). Ubu possède une lippe visqueuse, la Mère Ubu est une chipie quelque peu bohémienne et les costumes de toute la troupe sont tatoués de volutes bariolées, comme marques au fer rouge ou brandebourgs de camouflage. La rigolade n’est visiblement pas le fort de Lenica qui impose plutôt un rituel grinçant et chamarré. La fable enjouée de Jarry tourne au rire jaune et un rien concentrationnaire. Tournée sur un espace de trois ans, qui semble devenir son minimum de conception majeure, elle en impose et vise aux grands exemples, Goya et Les Désastres de la guerre, Ernst et La Femme 100 têtes, Grosz ou Kubin. Il en va ainsi de Lenica, auteur considérable et cependant marginal, vrai génie expérimental dont l’humour est innervé de scepticisme. C’est fatalement le graphiste Lenica qui frustre injustement le cinéaste. Mais ce n’est pas inattendu devant une célébrité aussi paralysante. Lenica est de ces phares qui à leur corps défendant dépendent du mécé-nat, des fondations, de la production indépendante et à la limite subven-tionnée. Son oeuvre telle quelle fait déjà somme et sera un jour copiée. Elle restera inégalée. Sa signature plastique est un tourbillon vertigiste de clair-obscur qui fait mascarade du monde moderne et lutte pour la perma-nence de l’humain. Ce Monsieur Plume calligraphe est également un philosophe.