L’homme à la caméra

Jean-Loup Passek

Il y a mille et une façons d’interpréter la réalité. Le cinéma-vérité, sous les apparences séduisantes d’une formule percutante cache en fait d’irritantes ambiguïtés. Les tentations du documentariste sont plus nombreuses et plus dangereuses qu’on ne le soupçonne généralement. Saisir la vie sur le vif est une chose. Ne pas déformer l’évidence en est une autre. Si bien intentionnés aient-ils été au départ, combien d’adeptes de la caméra-au-poing, combien de partisans de la non-mise en scène, ont-ils su résister en cours de tournage au plaisir de travestir peu ou prou le réel ? Le reportage en direct dissimule souvent la recherche exclusive d’un « scoop » ou d’une série d’images-choc. L’étude anthropologique n’est parfois qu’une formule déguisée du racisme ou du moins un avatar élégant du voyeurisme. Le cinéaste-voyageur saisi de frénésie cosmopolite peut n’être qu’un dandy qui a troqué son stick contre une caméra. Quant aux infatigables chas-seurs d’exotisme on devine assez rapidement leur degré de cynisme en les voyant faire les paons devant la misère des autres. Pour tout avouer il me semble que les grands documentaristes forment une toute petite famille. Par grands documenta-ristes j’entends ceux qui usent de leur « troisième oeil » avec la probité des purs et un sens des respon-sabilités particulièrement aigu. Les Vertov, les Karmen, les Flaherty, les Ivens, les Rouch, les Leacock ont su échapper à la plupart des pièges parce qu’ils partagent tous un don essentiel : la fraternité du regard et la sincérité des intentions. Entre « l’homme à la caméra » et la réalité filmée il doit y avoir une indispensable complicité. Un état de grâce. Ce n’est pas si fréquent. A ceux qui ont réussi à faire naître cet état de grâce il faut rendre plus qu’un hommage. Il faut leur faire quitter ce stra-pontin de luxe où les cinéphiles et les critiques les ont abandonnés. Ils méritent eux aussi des fauteuils d’orchestre aux côtés des Eisenstein, Sjiistrôm, Griffith et autres Renoir. Ils les méritent plus que tous les resquilleurs gonflés d’importance qu’une mode a déposés là avant qu’une autre chose ne les en chasse. Parmi les ténors du cinéma documentaire, Joris Ivens tient une place de choix. Et cela depuis plus de cinquante années. En effet, voilà un demi-siècle que ce globe-trotter impénitent court le monde. Formé à la fin des années 1920 dans le creuset qui a vu naître un Vertov ou un Ruttmann, il est « né au cinéma » en partageant l’enthousiasme d’une avant-garde fébrile. Mais il s’est très rapidement dégagé des charmes du formalisme pour se faire le chantre des peuples en lutte contre l’oppression sociale et politique. Il sera désormais celui qui épouse les soubresauts politiques de son époque afin d’en devenir le témoin privilégié et attentif. Et cette foi qui l’habite sera communicative. Partout où l’homme brise ses liens d’esclavage, partout où l’homme cherche à construire son avenir, Joris Ivens accourt, plante sa caméra et dialogue avec tous ceux qu’emporte le vent nouveau de l’espérance. Plutôt que de filmer l’homme dans son individualisme et sa solitude, Ivens préfère filmer l’homme communautaire, le peuple, la « base » de la pyramide. Il est présent en Chine, en Espagne, en Indonésie, à Cuba, au Viêt-nam. Il témoigne au nom de ceux qui croient aux « lendemains qui chantent ». En ce sens il apparaît comme un cinéaste progressiste au sens le plus profond du terme. Il refuse de s’apitoyer sur les nostalgies, il est l’homme du devenir. Pourtant bien qu’il n’ait jamais dissimulé ses convictions politiques, Ivens ne peut être accusé d’avoir été prison-nier d’un système idéologique. Il n’a jamais été un homme-sandwich. Peu doué pour les panégyriques et les hagiographies il n’a jamais cru que son rôle était celui d’un propagandiste. Cependant l’Histoire est parfois cruelle. Elle n’hésite pas à trahir ceux-là mêmes qui lui avaient fait la plus totale confiance. Mais si de temps à autre la Révolution dévore ses propres enfants ce n’est pas une raison pourjeter la dérision sur ceux qui avaient cru au changement et à la justice. L’enthousiasme des premières espé-rances reste pur. C’est cet enthousiasme qui a toujours interessé Ivens et non le déviationnisme des idéologies. Responsable devant ceux qu’il filme, le documen-tariste doit faire en sorte que ces derniers puissent se reconnaître dans le portrait qu’on a fait d’eux. Un portrait à hauteur d’homme. Originaire d’un pays terraqué, Joris Ivens a toujours placé ses films sous le signe des quatre éléments : La Terre, l’Eau, l’Air et le Feu. Il a su harmonieusement faire coexister en lui le poète et le militant. Pédagogue chaleureux, il a formé dans tous les pays des élèves, des amis plutôt que des disciples. Il les a associés à son travail et il leur a communiqué son opiniâtreté et sa soif inextinguible de justice sociale. L’hommage que l’on doit lui rendre pour fêter ses cinquante ans de cinéma ne peut être qu’un hommage collectif auquel il faut bien entendu asso-cier tous ses compagnons de route : les ouvriers du Zuyderzee, les mineurs du Borinage, les bâtisseurs du socialisme, les paysans de Cuba, les amis d’Allende, les combattants du Viêt-nam et ces « six cents millions » de Chinois qui seront demain plus d’un milliard.