Rançon et gloire : les films de Xavier Beauvois

Emmanuel Burdeau (critique de cinéma)

Il n’y a qu’un seul sujet dans le cinéma de Xavier Beauvois : c’est l’idéal. L’idéal et la puissance des rêveries qu’il alimente, l’enchantement des images qu’il fait former, les attentes immenses placées en lui. Sa poursuite obstinée, son amour fidèle et déraisonnable. Mais aussi le fracas qui ne manque pas de se produire au point de rencontre avec le réel. Non moins, donc, qu’un idéal à atteindre : sa fin, sa mort, son deuil. Et tous les efforts qu’il faut livrer, après qu’il a été détruit, pour continuer à vivre.

L’idéal est le même et pourtant son visage change à chaque film. Ce sont d’abord la jeunesse et son désir de larguer les amarres. Ensuite l’art et la beauté vécus à leur paroxysme « romantique ». Puis la communauté familiale et ouvrière. Ensuite la loi et l’ordre. Puis la communauté encore, religieuse cette fois. Une figure majeure du xxe siècle, incarnant à la fois la noblesse de l’art et la dérision du rire. Le cycle des saisons et le travail des champs alors que la guerre fait rage. Enfin l’ordre et la loi à nouveau, indissolubles à nouveau de la communauté familiale. Et planant sur tout cela, le cinéma, celui que Beauvois a vu et celui qu’il se propose de donner à voir, l’un aiguillonnant l’autre.

Ainsi peuvent être présentés les huit longs métrages, de Nord à Albatros. Ce sont autant de versions d’une même histoire et d’un même destin, ceux d’hommes – non de femmes, à une exception près : Les Gardiennes – voués à faire l’amère expérience de ce qu’il arrive lorsque leur idéal entre en contact avec la réalité. S’il faut varier les termes d’une histoire pourtant identique, c’est que cette rencontre est à la fois prévisible et surprenante. On a beau savoir que le drame va arriver, il faut encore l’éprouver. Et s’il s’agit de destin et non seulement d’histoire, c’est que dans l’épreuve, la fatalité a sa part.
L’essentiel repose sur très peu de choses, presque rien. De l’idéal à sa destruction, la distance est infime. Incalculable : il suffit d’un instant. C’est un tel instant qui figure au centre d’Albatros : on ne saura jamais ce qui distingue ou aurait pu distinguer un coup de feu tiré à titre de prévention d’un meurtre. Et l’on ne reviendra pas en arrière : il va falloir que Laurent vive avec l’incertitude. C’est ainsi : la sollicitude est proche de la gaffe, la lucidité voisine de l’aveuglement, la naïveté sœur du désespoir.

Pourquoi soutenir alors que le sujet de Beauvois est l’idéal plutôt que sa mort ? Quelle est l’utilité de recourir à un mot aussi usé à une époque où le thème des illusions perdues semble à lui seul un anachronisme ? Il ne fait aucun doute que ce cinéma a quelque chose d’ancien. Beauvois est sans doute un cinéaste d’un autre temps. Il a besoin de croire, même si ce n’est que pour aller jeter cette croyance contre le mur. Il réclame un idéal, même si c’est pour mesurer, film à film, combien est mince l’écart entre le rêve et le deuil. Minuscule au point qu’il arrive toujours un moment où le spectateur se demande si, mû par quelque pulsion funeste, le personnage n’a pas tout simplement voulu depuis le début troquer le culte de l’idéal contre celui de son souvenir.
Le film le plus célèbre de Beauvois, véritable pilier de l’œuvre, ne raconte pas autre chose. Il le raconte deux fois, à l’écran et au dehors. La grandeur de Des hommes et des dieux consiste à rendre insensible la transition qui paraît séparer un premier moment d’un second. Le premier moment serait celui où les moines de Tibhirine vivent et prient en paix dans leur monastère algérien. Le second, ce serait celui où le terrorisme vient menacer cette vie et ces prières. Chacun sait comment finit cette histoire. Dans la neige et dans le sang : aussi mal que possible, donc. Nul n’oserait pourtant prétendre que la ferveur est plus grande lors du premier moment que lors du second. Au contraire : en plus de resserrer les liens, le danger introduit une imminence sans quoi la communauté risquerait de s’enfermer dans la routine.

Beauvois n’est pas religieux, mais il devait en passer par la foi afin d’éprouver combien idéal et deuil de l’idéal sont à deux doigts de se confondre. L’éprouver cinématographiquement mais aussi de façon directe, si j’ose dire. Car chacun sait que d’un autre côté, cette histoire a fini aussi bien que possible : Des hommes et des dieux fut un triomphe comme il en existe peu. Il a remporté le Grand Prix à Cannes puis le César du Meilleur Film. Entre-temps il a été vu par plus de 3 millions de spectateurs en France et montré dans le monde entier.

Beauvois a donc connu la gloire avec une tragédie. Ironie du sort ? C’est beaucoup plus profond : cela touche au cœur de son cinéma. Le soir de la projection cannoise, un dîner en comité restreint remplaçait la traditionnelle fête. À ceux qui s’en étonnaient, Beauvois rétorquait qu’il eût été indécent de sabler le champagne quelques heures après avoir accompagné un groupe d’hommes vers la mort. S’il la connaissait depuis toujours, le sacre ambigu de Des hommes et des dieux a obligé le cinéaste à regarder en face la proximité scandaleuse du deuil et de la gloire.

Difficile d’aller plus loin. À partir de Des hommes et des dieux, un basculement a donc lieu. Quatre films avant, quatre films avec et depuis : on est bien placé aujourd’hui pour mesurer comment, autour de cet axe central, l’équilibre s’est modifié. La proximité et son scandale demeurent, mais leurs termes se sont déplacés. La preuve ? Il suffit de lire le titre du film qui suit le triomphe : La Rançon de la gloire.
Des hommes et des dieux s’achève avec la mort. Autre adaptation d’un fait divers – le vol du cercueil de Charlie Chaplin –, La Rançon de la gloire s’ouvre avec elle. Une histoire de deuil succède à une autre histoire de deuil. Celui-ci, pourtant, ne se trouve plus à la fin, il est au début. Plus à venir : déjà là. Qu’est-ce à dire ? Qu’une prise de conscience à la fois simple et décisive s’est faite : puisque la gloire suppose une rançon – puisque la dette du succès restera impossible à rembourser –, il va falloir apprendre à y renoncer. Ou pour le dire mieux : il va falloir apprendre à mettre la gloire dans le renoncement même. Idée moins brillante, mais peut-être plus forte. Moins bruyante aussi, mais dont les échos pourraient porter plus loin.Les histoires changent donc, et avec elles les ambitions des personnages. Elles sont revues à la baisse. Les deux gus de La Rançon de la gloire ne prétendent qu’amuser la galerie, la jeune paysanne des Gardiennes quitte la ferme pour rejoindre le peuple, le gendarme d’Albatros range au placard son projet d’être le garant de l’unité humaine et sociale. Il y est contraint, sans devoir pour autant mourir ni se racheter. En vérité, c’est seulement après qu’il commence à vivre. À mesure que les années ont passé, on a ainsi pu suivre les progrès d’une humilité qu’on n’eût pas songé à associer à l’auteur de N’oublie pas que tu vas mourir. Une humilité surtout pas oublieuse de l’idéal, mais dont les regards se tournent plus rarement vers le ciel. Le cinéma et ses prétentions, les extraits et les citations se sont faits de moins en moins présents. Les références se sont raréfiées, tout un lyrisme est allé en s’atténuant. Non que les films respirent moins, mais ilsrespirent autrement : ils vibrent désormais à l’intérieur, sourdement. Et peut-être n’est-ce qu’avec une intensité accrue.

Dans Albatros, une juxtaposition de scènes d’une frontalité et d’une simplicité désarmantes – et parfois terrassantes – vient se substituer à l’ampleur des mouvements d’appareil et aux envolées de jadis. Plus que jamais, l’idée d’un but à atteindre apparaît comme un leurre. Il s’agit désormais d’avancer d’un autre pas, voire de ne plus avancer du tout. Décoller sans quitter le sol, marier mouvement et surplace, savoir rêver de ce qu’on a, plutôt que de ce qui manque et qu’on n’obtiendra jamais. L’albatros de Baudelaire était un oiseau maudit. Chez Beauvois, il fixe un cap.

Laurent fait tout un apprentissage, entre le début et la fin d’Albatros. Il part loin, certes, mais ce n’est jamais que pour revenir. Entre les premières années et aujourd’hui, Beauvois a connu une évolution similaire. Car son cas ne serait pas aussi remarquable – unique – au sein du cinéma français contemporain si les différences entre Nord, Le Petit Lieutenant et ce nouveau film ne correspondaient pas aussi à un changement de position au sein du paysage cinématographique. Il y a vingt ans, Beauvois avait encore un pied à Paris. Aujourd’hui, il ne quitte guère la Normandie. Il y a tourné Albatros, à deux pas de chez lui et des falaises d’Étretat. Les rôles principaux sont tenus par un acteur connu, Jérémie Renier, mais aussi – surtout – par Marie-Julie Maille et Madeleine Beauvois, respectivement épouse – et monteuse – et fille du cinéaste. Tout est là. Ne dirait-on pas que le cinéaste a enfin trouvé ce qu’il aura si longtemps poursuivi ?