Quatre films sur l’art de voir

Gisela Rueb

Les créations d’artistes ont toujours inspiré les réalisateurs. Notamment ces dernières années, nombre de documentaires, art-films et films d’artistes passionnants ont vu le jour.

Créer des images en mouvement à partir d’un art statique offre à l’œuvre initiale un contexte et apporte des changements de sens et de perception. La confrontation filmique de la vie et de la création artistique permet un regard différent et un espace de résonance à cette relation féconde entre l’art et le cinéma.

Dans Gerhard Richter Painting (2011), Corinna Belz nous donne à voir l’un des plus grands peintres vivants au travail. Richter, né en 1932 à Dresde, émigré en 1961 en Allemagne de l’Ouest, a créé, au cours de soixante ans d’activité artistique, une œuvre diversifiée entre abstraction et figuration. Habituellement rétif aux médias, il ouvre en 2009 son atelier de Cologne à la réalisatrice, là où il peint une série de toiles abstraites de grand format. Il travaille sa matière au corps, étale la couleur à grands coups de pinceau, utilise sa technique de la raclette, prend du recul, construit et déconstruit. La caméra capte la confrontation du peintre avec la toile, utilisant des plans d’ensemble fixes ou rapprochés mobiles. Matériel d’archive et conversations avec ses collaborateurs et critiques éclairent ce portrait. Le plus saisissant demeure la possibilité offerte au spectateur, dont seul le cinéma est capable, d’être le témoin en direct du processus de création d’un tableau.

Eva Hesse de Marcie Begleiter (2016) retrace la vie mouvementée de cette peintre et sculptrice peu connue, malgré le statut mythique qu’elle occupe dans le monde de l’art. Née en 1936 à Hambourg, sa famille – juive – fuit le nazisme en 1939 et s’installe à New York. Dans les années 1960, Eva Hesse connaît un succès fulgurant, créant une œuvre dense et complexe, malgré la brièveté de sa carrière – elle meurt en 1970. Après un séjour en Allemagne, elle se tourne vers la sculpture et travaille avec des matériaux nouveaux et insolites, tels la fibre de verre ou le latex. Son journal intime a servi de fil conducteur, enrichi de sa correspondance avec Sol LeWitt et d’interviews d’archive avec d’autres artistes. La réalisatrice capte à merveille l’originalité et la vivacité de l’œuvre d’Eva Hesse, sa personnalité passionnée et tourmentée et son combat dans le monde de l’art où elle fut l’une des rares femmes artistes à être considérée comme telle.

Si pour Gerhard Richter, « peindre est une autre manière de penser », pour Joseph Beuys (1921-1986) les questionnements politiques et sociaux jouent un rôle prépondérant. Dans son documentaire Beuys (2017), Andres Veiel exploite un nombre impressionnant d’images d’archives inédites sur l’un des grands révolutionnaires de l’art. Performeur, sculpteur, professeur à l’académie des Arts de Düsseldorf, bousculant toutes les règles, il est guidé par une conception élargie de l’art destiné à influencer la vie de chacun. Beuys veut réinventer l’économie, dissoudre l’état, libérer l’homme. Dès les années 1960, il évoque les dangers du capitalisme et s’engage, avant l’heure, pour l’écologie. Activiste charismatique et plein d’humour, il ne conçoit pas « une révolution sans rire ». Andres Veiel donne la parole à ce visionnaire de plusieurs longueurs en avance sur son temps et montre des images rares de ses performances.

Pendant des années ils se sont retrouvés pour des discussions à bâtons rompus, à la fois profondes et drôles : Alexander Kluge, cinéaste, auteur et essayiste prolifique et protéiforme, et Anselm Kiefer, artiste contemporain essentiel. Danser avec les toiles (2016) les montre dans l’atelier du peintre à Croissy-Beaubourg. La façon, toute en subtilité, avec laquelle Alexander Kluge questionne son interlocuteur, laisse le spectateur pantois et fasciné. Avec un plaisir évident, tous deux discutent, à sauts et à gambades, du parcours d’Anselm Kiefer, de ses inspirations, de littérature, de musique, d’histoire et surprennent à chaque fois le spectateur par des associations décollant le regard vers des horizons toujours nouveaux. Relancé sans relâche par son interviewer, Anselm Kiefer saute ainsi du générateur des nombres aléatoires à l’Othello de Shakespeare, de la flore intestinale au dictionnaire des frères Grimm. « Les pensées naissent en parlant », nous dit Kleist. Alexander Kluge, virtuose du montage, a glissé entre ces échanges fulgurants des travellings dans l’immense atelier et de courtes séquences animées, poussant au plus loin les idées de chacun et approfondissant certains éléments. Un face-à-face captivant de deux grands artistes et intellectuels.